En 2011, Lizhu Wang et ses collègues ont livré une des études les plus complètes à ce jour concernant l'influence des barrages sur les populations piscicoles. Cette étude, réalisée dans le contexte nord-américain, est notamment intéressante par :
- le nombre de tronçons concernés (690 dans le Michigan et 537 dans le Wisconsin) ainsi que le nombre de barrages retenus (1553 dans le Michigan, 3662 dans le Wisconsin) ;
- l'exclusion des tronçons ayant des impacts anthropiques trop manifestes (pas plus de 60% de terres agricoles ni de 10% de terres urbanisées dans le bassin) ;
- la précision des descripteurs des ouvrages (nombre total amont et aval, densité sur le linéaire, longueur libre entre deux ouvrages, même si l'on regrette l'absence d'information sur la hauteur et le débit libre, c'est-à-dire sans usage par turbine) ;
- la diversité des descripteurs des poissons (39 variables au total, répartis en deux grand ensembles, "intégrité biotique" sur les populations piscicoles rapportées à leur typologie et "préférence habitat" sur les espèces rapportées aux faciès d'écoulement disponibles, avec quelques facteurs d'usages sociaux comme le pêche sportive).
Un impact significatif, mais limité : 16 à 19% de la variance pour le seul facteur barrage
La première conclusion des auteurs est qu'ils trouvent un "impact significatif" des barrages sur les assemblages piscicoles, aussi bien pour l'intégrité biotique que pour les préférences d'habitat. Tout l'intérêt de ce travail est de quantifier et analyser un peu plus précisément la portée de cet impact.
Information majeure de l'étude : l'influence des barrages seuls sur les indices est relativement faible. La variance expliquée des populations piscicoles est de 16% pour l'intégrité biotique et 19% pour les préférences d'habitat (cf ci-dessus). L'interaction des barrages avec d'autres facteurs d'environnement (naturels ou anthropiques) ajoute respectivement 13% et 18%. La variance expliquée par d'autres facteurs environnementaux est de 71% pour l'intégrité biotique et 63% pour les préférences d'habitat.
Les auteurs soulignent que "sans la prise en compte des co-facteurs d'influence, les évaluations [d'impact des barrages] seront inadéquates et induiront potentiellement en erreur".
Si la biodiversité totale peut être non impactée, certaines catégories de poissons sont désavantagées
L'analyse plus détaillée des résultats de l'analyse en composante principale montre encore des observations peu intuitives.
Dans le schéma ci-dessus (cliquer pour agrandir), on observe par exemple en abscisses les importances d'impact des descripteurs des barrages (LO bas, ML moyen, MH moyen-haut, HI haut) et en ordonnées les indicateurs de poissons (IBI indice d'intégrité biotique ; SP richesse spécifique d'espèces natives ; SH indice Shannon de biodiversité). Dfds : longueur de rivière sans barrage ; Dtdndm : distance au barrage aval ; Dtupdm : distance au barrage amont ; Dndmd : densité de barrages aval ; Dndm# : nombre de barrages aval ; Updmd : densité de barrages amont ; Updm# : nombre de barrages amont
L'impact fort des barrages signifierait que les valeurs pour LO et ML divergent sensiblement des valeurs pour MH et HI. Or, on constate que pour nombre de mesures, il n'en est rien. Cela signifie que peu de tendances claires se dessinent (ce dont témoigne par ailleurs des coefficients de Spearman modestes, tableau II de l'étude, ci-dessous ; cliquer pour agrandir). On peut même avoir des résultats franchement contre-intuitifs, comme des indicateurs d'intégrité ou de diversité piscicoles associés à des hautes densités de barrages.
Dans les associations des descripteurs de barrages avec le plus grand nombre d'indices biologiques, on trouve le nombre de barrages à l'amont (87% des indices) et à l'aval (67%), alors que pour les plus faibles on a la longueur totale sans barrage (10%) et la distance au barrage aval (3%). On observera que ces corrélations restent à expliquer physiquement et biologiquement, car elles sont assez contraires aux objectifs souvent recherchés par les gestionnaires de rivières (moins de barrage à l'aval, le plus long linéaire sans étagement)
Comme l'écrivent L. Wang et ses co-auteurs, "l'impact cumulatif des barrages n'est qu'une part des composantes multiples de l'influence humaine, et le faible niveau de variance expliqué par les barrages n'est donc pas inattendu". Les auteurs soulignent cependant que leurs résultats montrent une influence réelle sur les assemblages de poissons : l'indice de qualité biotique pris globalement tend bel et bien à diminuer avec la densité de barrage, les migrateurs (de type salmonidés) ou les rhéophiles en recherche d'habitats complexes sont de toute évidence désavantagés par la présence de barrages affectant leur franchissement ou produisant des habitats lentiques plus homogènes.
Quelques commentaires sur les résultats de Wang et al. 2011
Selon Wang et al 2011, les barrages ont donc des effets globalement négatifs sur les assemblages de poissons, mais ces effets restent modestes par rapport aux autres impacts sur les rivières. Localement, la biodiversité peut être augmentée, sans que les espèces plus exigeantes (salmonidés, lithophiles, rhéophiles) soient concernés.
Il faut observer que Wang et al 2011 étudient des barrages dont l'effet sur le cours d'eau est repérable sur une carte 1:100000 du National Hydrography Dataset (NHD) et travaillent dans un contexte nord-américain, de sorte que la dimension moyenne de ces ouvrages est probablement plus élevée que celle des seuils et barrages documentés dans le référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE dont la hauteur moyenne est inférieure à 2 m et dont la construction est généralement plus ancienne que le XIXe siècle, puisqu'il y avait déjà plus de 100.000 seuils au XVIIIe siècle, voir ici une réflexion sur les ordres de grandeur en morphologie).
On doit également noter que les corrélations entre barrages et indices piscicoles tendent statistiquement à baisser quand on inclut dans l'échantillon d'étude des cours d'eau subissant des impacts liés aux usages de sols et à la qualité chimique des eaux – puisque ces facteurs sont connus pour dégrader le compartiment piscicole mais être indépendants des barrages, ce qui revient à baisser le poids de la composante d'intérêt en analyse factorielle. Les résultats de Wang et al 2011 convergent largement avec les travaux européens plus récents ayant trouvé des impacts similaires ou plus faibles pour les facteurs morphologiques, en particulier les barrages (cf par exemple en recension sur ce site Van Looy et al 2014 ; Villeneuve et al 2015).
Il existe aussi des dimensions critiques (étiages extrêmes, présence d'espèces invasives, pollutions aigües, etc.) où l'effet des barrages sur les populations piscicoles n'est pas réellement connu faute d'études quantitatives / comparatives comme celle commentée ici. Ces données devraient être rassemblées avant de prendre des décisions trop radicales, comme le suggère d'ailleurs le conseil scientifique de l'Agence de l'eau Seine-Normandie.
En conclusion
Les barrages s'apprécient par leurs effets écologiques, mais également par leurs usages économiques (énergie, irrigation, navigation, tourisme, pisciculture, etc.) et leurs représentations sociales (paysage, patrimoine, identité territoriale).
La question centrale de la politique de l'eau (en particulier de la politique de continuité écologique) à leur endroit réside dans une double évaluation : comment mettons-nous en balance leurs désavantages écologiques et leurs avantages non-écologiques ? Au sein du critère écologique, comment mesure-t-on l'impact précis de ces barrages par rapport aux autres facteurs de dégradation sur chaque rivière, et donc comment proportionne-t-on les efforts d'aménagement ?
Ces questions n'ont hélas pas été posées aux citoyens pas plus qu'elles n'ont fait l'objet d'études scientifiques sérieuses sur chaque bassin versant concerné par le classement des rivières 2012-2013 à fin de continuité écologique. Ce déni démocratique et ce déficit de connaissances ne sont pas acceptables.
Référence
Wang L et al (2011), Effects of dams in river networks on fish assemblages in non-impoundment sections of rivers in Michigan and Wisconsin, USA, River Research and Applications, 27, 4, 473-487
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