Des études régionales (comme Besketov 2013 en Europe) ont montré que la charge en pesticide peut réduire de plus de 40% la biodiversité de certaines classes (comme les invertébrés d'eaux courantes). En moyenne, quand on atteint le seuil réglementaire toléré, la perte est de 30%. Elle est encore de 12% quand on est à 10% du seuil de tolérance (illustration ci-dessous, cliquer pour agrandir : à gauche, réponse de diversité des familles de macro-invertébrés à la dose de concentration ; à droite, courbes de concentration sur les sites où des pesticides ont été détectés dans l'étude ici commentée).
Près de 90% des surfaces impactées ne font pas l'objet de suivi
Sebastian Stehle et Ralf Schulz (Institut des sciences de l'environnement de l'Université de Coblence-Landau) viennent de publier la première méta-analyse à échelle mondiale sur cette question des pesticides en lien avec les milieux aquatiques. Les chercheurs ont suivi 28 substances parmi les plus répandues. Leur travail a concerné 833 études antérieures (toutes "revues par des pairs", ie scientifiques), concernant plus de 2500 sites répartis dans 73 pays. La bonne nouvelle (à peu près la seule) est que la plupart des mesures (97,4%) ne parviennent pas à détecter un niveau de concentration. Mais le chiffre peut être trompeur : malgré l'ampleur de cette étude, l'information n'est disponible que pour 1,6 millions de km2, c'est-à-dire que 90% des terres servant à la culture ou à l'élevage ne disposent d'aucun mécanisme de surveillance fiable de la charge en pesticide.
Parmi les sites ayant détecté des concentrations de pesticides, 9910 mesures sont faites en eaux vives et 1390 en eaux estuariennes. En leur sein, 8166 concerne l'eau et 3134 les sédiments. Le résultat le plus important de l'étude est que sur 11300 mesures de concentrations détectées, 52,4% montrent des quantités au-delà du seuil de tolérance. Le chiffre atteint 82,5% quand on examine les seules contaminations des sédiments.
"En concert avec les nutriments et la dégradation des habitats, l'utilisation agricole d'insecticide est probablement l'un des moteurs de la perte de biodiversité des écosystèmes aquatiques impactés par l'agriculture", soulignent les chercheurs. Et ils ajoutent : "l'importance des pesticides agricoles peut avoir été sous-estimée du fait d'un manque d'analyse quantitative".
Des substances difficiles à mesurer, des effets encore mal connus
Sebastian Stehle et Ralf Schulz rappellent notamment quelques motifs de penser que l'effet de la charge en pesticide sur la biodiversité aquatique est effectivement sous-estimé :
- les pics de concentration de pesticides sont transitoires (3 à 4 heures par jour, quelques jours par an, correspondant aux épandages) et difficile à identifier en absence de monitorage permanent;
- la toxicité intrinsèque des molécules concernées fait que l'exposition courte à une forte charge se traduit ensuite par des dérèglements durables, même quand les concentrations ne sont plus présentes dans le milieu ambiant;
- la plupart des sites montrent l'exposition à d'autres molécules (jusqu'à 31) et la dynamique synergistique de l'exposition aux substances a un effet biologique assez largement méconnu;
- il n'y a pas vraiment d'effet de seuil connu pour les molécules analysées, de sorte que même les expositions en dessous du seuil de tolérance réglementaire ont des effets biologiques.
Et la France ?
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le niveau de dépassement (au sein des détections) est assez comparables dans les pays développés à fortes normes environnementales (39,9%) que dans ceux présentant des règlementations moins strictes (42,2%). Mais le travail de Stehle et Schulz ne donne pas de classement par pays.
En importance relative de surface et d'emploi, la France reste l'une des première nations agricoles en Europe et dans le monde, et le premier consommateur européen de pesticide. Le modèle productiviste y a été fortement encouragé à partir des années 1950 (dans le cadre de la "grande accélération" dont nous avons parlé sur ce site). Notre pays dispose certes d'un réseau de contrôle de qualité des eaux vives (cf illustration ci-dessus extraite de Onema 2010) mais il faut compter avec 500.000 km de linéaire d'eaux de surface en métropole, et des mesures ponctuelles plutôt que continues. Il y a en moyenne un point de mesure pour 200 km de linéaire de cours d'eau. Autant dire que le niveau de connaissance des contaminations reste perfectible, sans parler ensuite de l'évaluation complète de leurs effets biologiques sur la chaine trophique.
La dernière synthèse du CGDD, mise à jour 2014, avait montré que 7% seulement des rivières françaises surveillées sont exemptes de détection d'au moins un pesticide, les données manquent encore dans 34 des 222 entités hydrographiques de contrôle pour les eaux de surface (cf illustration ci-dessous). La précédente campagne de 2007-2009 visant à analyser la présence de 950 molécules en rivières avait révélé de chiffres comparables, avec 91% des rivières et 75% des plans d'eau présentant au moins une substance (CGDD 2011). Cette campagne avait aussi révélé la diversité des pollutions par pesticide : 413 molécules différentes retrouvées au moins une fois dans les cours d’eau (soit 80% des 516 molécules recherchées dans le volet pesticide).
En conclusion
Le travail de Stehle et Schulz rappelle que parmi les facteurs connus de dégradation des écosystèmes aquatiques d'eaux douces (réchauffement climatique, pollution, surexploitation, prélèvement quantitatif de la ressource, espèces invasives, dégradation des habitats), la pollution par les molécules issues de la chimie de synthèse et en particulier par les pesticides est loin d'être la mieux surveillée et la mieux comprise. Voilà en enjeu de bien commun qui devrait inspirer plus d'efforts de la part des autorités et gestionnaires en charge de l'eau, au lieu des démantèlements de seuils de moulins centenaires puérilement présentés comme des avancées décisives pour la qualité de l'eau. Rappelons que dans le dernier budget français connu pour le suivi de l'état écologique et chimique des rivières au titre de la DCE 2000, la France a provisionné 3 milliards d'euros pour la restauration morphologique mais… 170 millions d'euros seulement pour la qualité de son réseau de mesure et de suivi des pollutions. Ce n'est donc pas un problème de moyens, mais de cohérence et de clairvoyance dans nos choix publics.
Référence : Stehle S et Schulz R (2015), Agricultural insecticides threaten surface waters at the global scale, PNAS, epub before print, doi: 10.1073/pnas.1500232112
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