12/09/2015

Charte des moulins : pour quoi faire ?

“L'oppresseur ne se rend pas compte du mal qu'implique l'oppression
tant que l'opprimé l'accepte.”
Henry David Thoreau, La désobéissance civile 

Le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) a publié un rapport en 2013, d'où il ressort que les politiques publiques de l'eau, en particulier les choix de continuité écologique mis en place entre 2004 et 2013, ont laissé peu de place à la concertation avec le monde des moulins et des riverains. Il a été décidé par le CGEDD et la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie de produire un cycle de discussion au Ministère, visant à définir une "charte des moulins", associant les deux fédérations, FFAM et FDMF (dont Hydrauxois n'est pas adhérent, pour rappel). France Nature Environnement et la Fédération nationale de la pêche – connus pour leur militance très active en faveur de la suppression des seuils et barrages, au Ministère comme en Comités de bassin – participent aux échanges.


Cette démarche nous inspire les réflexions suivantes.

1. Le choix d'une "charte", objet juridique non identifié, a tous les atours d'un outil de communication sans grande conséquence. On formalise un texte permettant de dire que l'on a pratiqué la concertation, sans que ce texte ait une influence quelconque pour la politique de l'eau, la pratique des services instructeurs de l'Etat et celle des établissements administratifs comme les Agences de l'eau. Or, ce sont cette politique et cette pratique qu'il s'agit de changer. Et de changer assez radicalement dans le domaine de la continuité écologique.

2. Il existe des précédents à ce genre de démarche – par exemple le syndicat France Hydro Electricité (FHE) a signé en 2010 une Convention d'engagement pour le développement d'une hydroélectricité durable. Sans doute serait-il utile de demander à ce syndicat et à ses adhérents si la signature de cette Convention s'est traduite par des bénéfices notables et par un changement d'attitude de la part de l'administration. Au regard des contentieux que FHE a été obligé d'engager après la signature, on a quelques doutes à ce sujet.

3. Une charte de la dernière heure n'est pas de nature à effacer l'effet délétère de dix ans d'exclusion des riverains et propriétaires d'ouvrages hydrauliques dans la définition des législations et réglementations qui les concernent. Le fait est là : la politique de l'eau n'est pas perçue comme légitime sur son volet de continuité écologique appliquée aux moulins. Avec ou sans charte, cette politique telle qu'elle est menée aujourd'hui sera combattue pour la simple raison qu'elle aboutit à détruire le patrimoine hydraulique, le paysage de vallée, le potentiel énergétique ou productif, le lien social auxquels nombre de gens sont attachés, et cela sans obtenir d'effets significatifs sur nos vraies obligations d'amélioration des milieux aquatiques (directive nitrates 1991, directive eaux résiduaires urbaines 1991, directive de qualité chimique et écologique 2000, directive pesticides 2009). Cette politique amoindrit aussi la valeur foncière des biens qu'elles affectent en même temps qu'elle exige des travaux en rivière défiant la solvabilité des maîtres d'ouvrage et l'équilibre des financements publics de l'eau. Allant très au-delà du voeu initial du législateur, l'administration a décrété une réforme inapplicable : ce n'est pas une "charte" qui permettra de l'appliquer. Arrêtons la pensée magique et regardons la réalité en face.

4. D'un côté, les fédérations de moulins et les syndicats d'hydro-électricité ont été et sont encore en contentieux, au Conseil d'Etat comme au Conseil constitutionnel, contre les décrets relatifs à la continuité écologique ou au régime des exploitations hydro-électriques. D'un autre côté, l'administration a multiplié des initiatives (comme le PARCE 2009) et des décrets (comme le classement des rivières de 2012-2013 ou le décret du 01/07/2014 sur l'appréciation préfectorale arbitraire de tout projet hydro-électrique) dont elle sait pertinemment que l'effet est de détruire le patrimoine hydraulique ou de décourager sa restauration énergétique. Il y a quelque chose de cocasse à prétendre discuter d'une "charte" sur fond de tels désaccords manifestes dont les juges sont saisis.

5. Il nous semble intéressant que les associations de terrain exposent leur point de vue et débattent avec leurs adhérents de cette idée de charte. D'abord parce qu'il est utile aux fédérations de prendre le pouls de la base. Ensuite parce que ce sont ces associations de terrain qui, en délibération avec leurs membres, choisiront une certaine stratégie vis-à-vis de l'administration sur les dossiers les plus contentieux (essentiellement la mise aux normes des ouvrages au nom du L-214-17 en rivière classé L2 avant 2017-2018 et la liberté de reprendre une activité énergétique en moulin fondé ou titre ou réglementé).

6. Pour notre part, nous n'attendons pas de l'administration une "charte", mais une série de décisions précises et d'orientations claires :

  • le moratoire sur la mise en oeuvre des aménagements de seuils en rivière classée L2, repoussant l'intenable délai 2017-2018 (intenable du point de vue même des Agences de l'eau et des services de l'Etat, sans parler de la forte proportion de propriétaires disposés à aller en contentieux vu les pratiques actuelles de l'administration) ;
  • la commande d'une analyse scientifique objective de l'impact de seuils en fonction de bio-indicateurs DCE et des caractéristiques physiques des ouvrages (pas des généralités floues, non quantifiées et teintées d'idéologie sur les obstacles à l'écoulement, mais des mesures et des modèles conçus pour répondre spécifiquement à cette question, sachant que les premiers travaux en ce sens suggèrent un impact modeste, voir ici et ici) ;
  • l'élaboration d'une grille de classement des cours d'eau et d'évaluation des seuils transparente et rigoureuse dans ses méthodes, concertée dans ses objectifs, raisonnable dans son calendrier et réaliste dans son financement (tout ce que n'ont justement pas été les classements kafkaïens des années 2012-2013, réalisés sans même attendre le retour d'expérience du PARCE 2009) ; 
  • le choix d'un financement public des dispositifs de franchissement piscicole et de transit sédimentaire, et non de la seule destruction des ouvrages (laquelle doit être strictement limitée aux cas de consentement éclairé et non contraint de la part du propriétaire) ; 
  • la fin des inégalités entre citoyens face aux charges et aux aides publiques, tenant au fait que les agences de l'eau et les régions n'ont pas les mêmes politiques alors que la loi et la réglementation sont communes (par exemple, la radicalité dans le classement des rivières et dans l'effacement de seuils des bassins Loire-Bretagne ou Seine-Normandie ne se retrouve pas toujours en Adour-Garonne ou en Rhône-Méditerrannée)
  • la pleine intégration de la petite hydro-électricité (puissances de 0,1 à 100 kW) dans la dynamique de la transition énergétique impliquant la simplification des remises en service de moulin (ou tout autre site exploitable) et l'instruction des services déconcentrés de l'Etat en ce sens ;
  • la reconnaissance du fait que les rivières françaises sont anthropisées de longue date (comme le démontrent les travaux mêmes de l'Etat, dont le ROE), que les équilibres des milieux évoluent de manière dynamique et peu réversible, que la "renaturation" intégrale des cours d'eau en vue de produire un "état de référence" stationnaire ne saurait être la doctrine de la politique des rivières en France ni en Europe (doctrine qui serait aussi ruineuse au plan économique qu'amnésique au plan patrimonial et intenable au plan scientifique). 

7. Une charte formelle n'a pas de sens sans un changement d'état d'esprit. Les moulins demandent au fond deux choses à l'administration. La première est un minimum de bonne foi sur la place des seuils dans les causes de dégradation chimique, biologique, physique des rivières et des milieux aquatiques, ainsi que sur le niveau de confiance scientifique dans notre connaissance exacte de ces causes et dans l'efficacité des remèdes supposés. La seconde est un minimum de respect pour un patrimoine plusieurs fois centenaire qui n'a pas envie de disparaître sous les pelleteuses de quelques apprentis-sorciers excités par des lobbies. Il nous paraît douteux que la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie soit capable de cette bonne foi et de ce respect, au regard de ce qu'elle a affirmé, produit ou encouragé depuis dix ans. Mais nous serions ravis d'être contredits. Ce serait évidemment un préalable à toute "charte" ou autre hochet.

8. En conséquence du point précédent, plutôt qu'une charte, nous pensons qu'un besoin pressant du monde des moulins, riverains et usagers de l'eau est de réunir un think tank d'avocats spécialisés en droit de l'environnement, droit administratif, droit civil et droit public européen, afin de définir les angles contentieux qui seront mobilisés en 2017-2018 – si, comme il est probable, l'administration persiste dans son déni de réalité. Hydrauxois et l'ARPOHC ont déjà initié des solutions en ce sens (mais n'ont pas les moyens, seules, d'aller aussi loin que nécessaire) et beaucoup d'associations souhaitent s'engager sur cette voie, tant elles observent sur le terrain l'acharnement des gestionnaires et autorités de l'eau contre l'existence de seuils en rivière et contre les droits d'eau qui leur sont attachés. Comme dit l'adage antique : si vis pacem, para bellum…

Illustration : destruction de seuil de moulin à la pelleteuse, sur une rivière par ailleurs en bon état écologique et ayant un recrutement correct de saumon (moulin de la Mothe, rivière Ellé-Laïta), malgré une plainte en cours de riverain, après que le propriétaire du moulin et le maire de la commune voisine ont été découragés de produire de l'énergie.  C'est le symbole de ce que les riverains et propriétaires d'ouvrage ne supportent plus : des décisions brutales et opaques en petits comités fermés, une gabegie d'argent public, une haine manifeste du patrimoine hydraulique, une absence de cohérence et de priorisation des choix environnementaux, une analyse coût-avantage et un suivi scientifique inexistants. Tant que de telles pratiques ne seront pas clairement dénoncées par l'administration centrale, il sera illusoire d'attendre un soutien du monde des moulins et riverains à la politique de continuité écologique.

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