Après notre lettre ouverte à M. François Sauvadet (Seine-Normandie), ce sont 25 associations qui adressent un message similaire à M. Joël Pélicot, Président du Comité de bassin Loire-Bretagne. Cette forte mobilisation souligne le caractère inacceptable de la politique menée par l'Agence de l'eau sur ce bassin : absence d'analyse de l'état chimique des rivières (plus de 15 ans après que la DCE a exigé ces mesures), harcèlement et effacement des ouvrages hydrauliques, refus de subvention aux aménagements non destructifs, tentative d'imposition de principes de gestion non scientifiques comme le taux d'étagement, dépréciation manifestement volontaire du potentiel hydro-électrique du bassin, indifférence aux risques pour les milieux, biens et personnes induits par les changements d'écoulement... Si le SDAGE Loire-Bretagne est voté en l'état, la question des ouvrages hydrauliques sera ingérable pendant 6 ans. Et des requêtes en annulation sont à prévoir.
Monsieur le Président,
Comme vous le savez, l
a mise en œuvre de la continuité écologique soulève de nombreuses difficultés et inquiétudes : assèchement brutal des biefs et canaux, changement peu prévisible des écoulements, affaiblissement de berges et des bâtis, perte esthétique et paysagère dans les villages et les vallées, disparition du patrimoine historique et du potentiel énergétique, choix d'aménagement décidés alors que les rivières ne sont pas scientifiquement étudiées sur l'ensemble de leur bassin versant, dépense publique conséquente malgré le manque de résultats probants sur nos engagements européens de qualité chimique et écologique des masses d'eau.
Ce n'est pas une fatalité :
c'est le résultat de choix tout à fait excessifs visant à imposer contre la volonté des propriétaires, des riverains et souvent des élus locaux, ainsi que contre l'esprit des lois françaises, la seule solution de la destruction du patrimoine hydraulique. Malheureusement, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne dont vous présidez le Comité de bassin s'inscrit dans cette perspective excessive, autoritaire, brutale.
Pour comprendre l'ampleur et la nature du problème, un petit retour en arrière est nécessaire. Dans
la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006), la représentation nationale a souhaité que les ouvrages en rivière classée au titre de la continuité soient "entretenus, équipés, gérés" selon les prescriptions concertées de l'autorité administrative. De la même manière, la
loi dite de Grenelle 1 créant la trame bleue (2009) a souhaité une "mise à l'étude" de l"aménagement des ouvrages les plus problématiques" pour les poissons migrateurs.
En aucun cas nos députés et sénateurs n'ont inscrit les mots "effacement", "arasement", "dérasement" ou "destruction" dans le texte de la loi ni dans l'horizon commun de gestion équilibrée des rivières. Au cours du vote de la loi de Grenelle 1, une commission mixte paritaire a même volontairement écarté une rédaction qui préconisait cet effacement.
C'est donc
un choix démocratique clair et lucide : la suppression totale ou partielle des ouvrages n'est pas le souhait des représentants des citoyens français.
Plus récemment, vous n'êtes pas sans ignorer que
Madame la Ministre de l'Ecologie Ségolène Royal, saisie des dérives de la mise en œuvre administrative des lois de continuité, a déclaré aux sénateurs qui l'interpellaient à ce sujet que "les règles du jeu doivent être revues, pour encourager la petite hydroélectricité et la remise en état des moulins".
Mme la Ministre de la Culture Fleur Pellerin a affirmé pour sa part aux députés lors de la discussion parlementaire sur la loi du patrimoine : "Je partage moi aussi votre souci de ne pas permettre la dégradation, voire la destruction, des moulins, qui représentent un intérêt patrimonial, par une application trop rigide des textes destinés à favoriser les continuités écologiques."
Le problème, Monsieur le Président, est que
l'Agence de l'eau Loire-Bretagne ne respecte nullement ces choix posés par le législateur et ré-affirmés par le gouvernement.
Quand on consulte les services de l'Agence de l'eau pour aménager un moulin à fin de continuité, il est répondu que seul l'effacement est financé à 80 %. Les passes à poissons (très coûteuses et inaccessibles aux maîtres d'ouvrage) ne font l'objet d'aucune subvention s'il n'existe pas d'usage économique avéré (90 % des cas), et d'une subvention bien trop faible dans les rares autres cas. Même avec un soutien à 50 %, le propriétaire devrait encore débourser des dizaines à des centaines de milliers d'euros restant dus pour payer les aménagements de continuité, ce qui est une dépense privée exorbitante pour des travaux relevant de l'intérêt général, créant une servitude permanente d'entretien et n'apportant strictement aucun profit aux particuliers ni aux communes à qui il est fait injonction de les réaliser.
On peut poser des normes très strictes pour des biens communs tels la qualité des milieux, mais la moindre des choses est d'en provisionner un financement public conséquent, pas d'en faire reposer la charge disproportionnée sur les seules épaules de quelques milliers de propriétaires insolvables à hauteur de ce qu'on exige d'eux.
Ces choix déplorables, à l'origine d'une tension croissante au bord des rivières, ne sont pas modifiés mais au contraire aggravés dans le projet de SDAGE 2016-2021 que vous vous apprêtez à adopter. Ce projet comporte en effet de nouvelles dérives dans le domaine de la continuité écologique, et des dérives inacceptables compte tenu des nombreux retours d'expérience accumulés depuis le classement de 2012, des progrès des connaissances et du rappel législatif évoqué plus haut.
Ainsi,
le SDAGE intègre la notion de "taux d'étagement" de la rivière et le préconise comme objectif des SAGE pour les cours d'eau. Or, ce concept inventé dans un bureau ne figure à notre connaissance dans aucune loi ni aucune règlementation française. Il n'a aucune base scientifique solide (un simple mémoire de master d'étudiant lui a été consacré) et l'intérêt du taux d'étagement est totalement contredit par les résultats récents de la recherche française, européenne et internationale, montrant le faible lien entre les seuils et la qualité piscicole des rivières (ou la biodiversité). Il n'est pas acceptable que l'Agence de l'eau Loire-Bretagne propage des objectifs sans fondement scientifique solide.
De tels dispositifs génériques n'ont par ailleurs aucun sens par rapport à nos obligations réelles : comme nous y enjoint l'Union européenne, chaque rivière doit faire l'objet d'une analyse complète de ses impacts (physico-chimiques, morphologiques, chimiques) et de ses indicateurs de qualité biologiques, après quoi seulement on choisit des solutions adaptées aux déséquilibres constatés. Le simplisme et l'arbitraire du taux d'étagement nient cette nécessité d'une action localement conçue et scientifiquement étayée.
De la même manière, quand le projet de SDAGE écrit que " la solution d’effacement total des ouvrages transversaux est, dans la plupart des cas, la plus efficace et la plus durable car elle garantit la transparence migratoire pour toutes les espèces, la pérennité des résultats, ainsi que la récupération d’habitats fonctionnels et d’écoulements libres ; elle doit donc être privilégiée", il se place en contradiction formelle avec les lois de 2006 et 2009 dont nous avons vu qu'elles ont privilégié l'aménagement et la gestion des ouvrages, en aucun cas l'effacement.
Depuis quand une Agence de bassin prétend-elle imposer ses vues au détriment de celles du législateur ?
Cette disposition est d’autant plus mal venue que l’Agence de l’eau Loire-Bretagne n’est pas capable de proposer au public et aux décideurs un état chimique des eaux de son bassin. Dans l’Etat des lieux annexes à la discussion du SDAGE, on lit en effet : « L’agence de l’eau, en charge du programme de surveillance des eaux, a conduit en 2009-2010 les premiers calculs de l’état chimique avec les règles de l’arrêté appliquant la directive cadre. Pour différentes raisons précisées ci-dessous, elle a rencontré des difficultés à exploiter des résultats acquis et n’a pas pu valider les évaluations dans un contexte aussi fragile. Depuis 2009, avec l’accord des instances de bassin, l’agence de l’eau considère non pertinent et impossible de calculer et de publier un état chimique. »
Est-il tolérable qu’en 2015, une grande Agence de bassin soit incapable de satisfaire une obligation européenne décidée en 2000 et transposée en 2004 en droit français ? Comment l’Agence peut-elle promouvoir des mesures aussi radicales que l’effacement prioritaire du patrimoine hydraulique sur le compartiment de l’hydromorphologie alors qu’elle est manifestement incapable d’apprécier le poids relatif des différents impacts en rivière, en particulier celui des pollutions chimiques ? Où est le respect de l’information due aux citoyens dans le domaine environnemental, pourtant inscrit dans la Constitution ? Où est le respect de la « gestion équilibrée et durable » de la ressource en eau, posé comme principe général par le législateur, dans cet acharnement à exagérer certains impacts et cette désinvolture à en ignorer d’autres ? Qui peut croire un seul instant que la destruction de moulins centenaires est plus urgente et plus nécessaire pour la qualité de l’eau que la mesure des innombrables pollutions qui affectent nos bassins versants, leurs populations, leur faune et leur flore ?
Monsieur le Président,
Le rôle des Agences de l'eau n'est pas de se substituer au législateur dans la définition de la politique de l'eau ni d'intimer à l'administration des actions que ni la loi ni la règlementation n'exigent. Il n'est pas non plus de créer des inégalités des citoyens devant la loi – or c'est bien ce qui se passe, puisque chaque Agence choisit ses financements et que si tous sont soumis à la loi commune en matière de continuité écologique, certains sont moins aidés que d'autres. Cela révolte la décence commune et le sens élémentaire de la justice des citoyens français, dont on sait l'attachement au principe d'égalité de tous devant la loi.
Les Agences de l'eau sont d'autant moins fondées à des prétentions normatives qu'elles représentent un modèle de démocratie très perfectible : nous vous rappelons que
les associations de moulins, les associations de riverains, les associations de défense du patrimoine rural et technique, les sociétés locales des sciences et tant d'autres acteurs légitimes de la question hydraulique ne figurent pas dans votre Comité de bassin. De sorte que les principaux concernés par la continuité écologique sont totalement écartés de la discussion et de l'élaboration des mesures qui les regardent au premier chef. Cela rend à tout le moins fragile la prétention du SDAGE à imposer ses vues à une société civile exclue de tout pouvoir autre que très vaguement consultatif.
Dans les rares occasions où elles ont été consultées ces dernières années, nos associations ont tiré la sonnette d’alarme sur les dérives actuelles de la politique de l’eau dans le bassin Loire-Bretagne. En particulier, nous avons souligné :
- l’absence d’évaluation de la problématique des espèces invasives (comme le goujon asiatique faisant des ravages) dans la politique d’effacement de seuil leur ouvrant des boulevards de colonisation vers l’amont (un choix répréhensible et lourdement condamné par la loi) ;
- l’absence générale de prise en compte des risques pour les milieux, les biens et les personnes (changement à échelle de bassin versant du régime des crues et étiages, fragilisation des fondations mises à sec, non prise en compte des événements extrêmes associés au changement climatique, etc.) ;
- la dimension caricaturale et trompeuse de l’estimation du potentiel hydro-électrique du bassin Loire-Bretagne, estimation qui exclut les ouvrages de moins de 2 m alors même que le Référentiel des obstacles à l’écoulement de l’Onema montre que ces chutes représentent 83 % des ouvrages équipables en énergie bas-carbone ;
- le refus manifeste d’une approche équilibrée de la rivière, où l’indispensable reconquête de la qualité de l’eau et des milieux aquatiques doit toujours être adossée à la preuve scientifique du bien-fondé de nos choix, mais aussi au respect de toutes les autres dimensions de la rivière (patrimoine, paysage, usages).
Le projet du SDAGE 2016-2021, poursuivant et aggravant les erreurs du SDAGE 2010-2015 dans le domaine de la continuité écologique, interdit cette politique équilibrée sur les rivières. S'il devait être adopté en l'état, le SDAGE ferait l'objet de requêtes en annulation devant les cours administratives. Et si l'Agence de l'eau Loire-Bretagne persistait à refuser par principe le financement des aménagements des ouvrages au titre de leur gestion, entretien ou équipement., ce sont des centaines de contentieux qui s'ouvriront d'ici 2017, terme prévu du classement des rivières. Car les propriétaires de moulins, les riverains et un nombre croissant d'élus locaux sont désormais décidés à se battre sur chaque ouvrage et chaque rivière contre les mesures injustes et les financements inégaux que promeut l'Agence de l'eau Loire-Bretagne.
Nous vous prions donc de porter à la connaissance du Comité de bassin les points soulevés dans la présente lettre, et nous ne pouvons qu'espérer un abandon pur et simple des mesures les plus contestables du SDAGE 2016-2021, comme nous l'avons déjà exprimé en phase de consultation.
Le SDAGE nous engage collectivement pour 6 ans. Ces années peuvent être constructives plutôt que destructives, apaisées plutôt que tendues, consensuelles plutôt que polémiques. Si l'Agence de l'eau persiste dans la voie dogmatique qui est la sienne dans le domaine de la continuité écologique, elle aura pris la responsabilité de rendre parfaitement ingérable la question des ouvrages hydrauliques en rivière sur l'ensemble du bassin.
Veuillez recevoir, Monsieur le Président, l'expression de nos respectueuses salutations.
Gérard Aubéry, Président de l'Association départementale des amis des moulins de l'Indre |
Françoise Bouillon, Présidente de l’Association Les amis de l’Arias |
Alain Brice, Président de l’Association des propriétaires riverains et amis des moulins du bassin de l'Huisne d'Eure-et-Loir |
Patrick Cacheux, Président de l'Association des cours d'eaux des Bassins de la Jouanne et du Vicoin |
Pierre-Antoine de Chambrun, Président de l’Association Vègre, Deux Fonts, Gée |
Charles-François Champetier, Président de l’Association Hydrauxois |
Dr Henri-Jacques Divet, Président de l'Association de défense des riverains de la Colmont et de ses affluents |
Eric Drouart, Président de l’Association de sauvegarde des moulins de Bretagne |
Mark van der Esch, Président de l'Association des Riverains et des Moulins des Côtes d'Armor |
Alain Espinasse, Président de l’Association des moulins de Touraine |
Loup Francart, Président de l'Association pour la protection des Vallées de l'Erve du Treulon et de la Vaige |
Xavier Gence, Président de Blaise 21 |
Dr Francis Lefebvre-Vary, Président de l’Association des moulins du Morvan et de la Nièvre |
Louis Lemoine, Président de l'Association des amis et de sauvegarde des moulins de la Mayenne |
Marie Marin, Présidente de l’Association des moulins de Saône-et-Loire |
Yves Paul-Dauphin, Président de l'Association Au cours de l'Eure |
Amaury de Penfentenyo, Président de l'Association de défense et de sauvegarde de la Vallée de l'Oudon |
Jacky Pigeard, Président de l’Association des riverains, propriétaires de moulins sur le Loir amont |
Arsène Poirier, Président de l’Association de sauvegarde des moulins et rivières de la Sarthe |
Jean-Pierre Rabier, Président de l’Association de sauvegarde des moulins à eau de Loir-et-Cher |
Jean Claude Robin, Président de l'Association des amis et utilisateurs de la Claise et de ses affluents |
François-Régis de Sagazan, Président de l'Association de Chailland sur Ernée |
Charles Ségalen, Co-président de l’Association des moulins du Finistère |
Michel Sennequier, Président de l’Association des amis des moulins du Cher |
Annick Weil-Barais, Présidente du Comité d'action et de défense des victimes des inondations du Loir
Copie à M. le Préfet de Bassin et M. le Directeur de l'Agence de l'eau