Ayant découvert une plaquette de l'Agence de l'eau Adour-Garonne qui soulignait l'appauvrissement génétique des poissons en rivières fragmentées (comparaison du Célé et du Viaur), nous avons eu la curiosité de lire les études scientifiques ayant permis cette conclusion. Grand bien nous en a pris, puisque ces travaux sont passionnants, mais aussi très prudents. Les chercheurs y soulignent en effet que l'impact génétique de la fragmentation existe bel et bien, mais reste modeste, qu'il ne semble pas se traduire par une différence de valeur adaptative des populations et (dans une étude ultérieure) que les populations concernées ont connu d'importants goulots d'étranglement démographiques (donc génétiques) à une époque historique antérieure à la construction des seuils et barrages. Par ailleurs, les chercheurs exposent que l'aménagement non destructif des ouvrages peut restaurer de la diversité génétique locale en évitant la perte d'intérêt patrimonial de l'effacement. Une fois de plus, le scientifique se révèle beaucoup plus posé et nuancé que le gestionnaire dans l'analyse des impacts sur les milieux aquatiques.
Commençons par quelques rappels de biologie moléculaire pour comprendre les méthodes dont il sera ici question. Au sein d'une population, le génome (porté par l'ADN) comporte de nombreuses petites variations : hors des clones parfaits, les individus sont tous génétiquement différents. Un même gène existe en différentes formes (petites variations de ses bases chimiques), que l'on nomme des allèles. Ces différences construisent le polymorphisme, soit la plus ou moins grande variabilité intraspécifique (au sein d'une espèce, ou d'une population isolée de cette espèce). Certains sites génétiques (appelés loci dans le jargon, pluriel de locus, le lieu) sont très conservés, c'est-à-dire très identiques d'un individu l'autre, alors que d'autres sont particulièrement variables. On qualifie ces derniers des microsatellites, ils sont généralement composés de paires de bases chimiques répétées sur l'ADN. Quand on veut estimer la diversité génétique d'une population, on peut par exemple mesurer le nombre d'allèles différents : cela s'appelle la richesse allélique. On peut aussi comparer la fréquence de cette diversité allélique par rapport à la fréquence attendue par les lois de la génétique, ce qui se nomme du nom barbare d'hétérozygotie.
Avec des méthodes un peu plus complexe dites de phylogénie moléculaire, on tente de reconstruire à partir des populations présentes des arbres généalogiques qui racontent les événements dans l'histoire de l'espèce : quand elle est apparue en se détachant d'espèces cousines, si elle a connu des chutes de population parfois proche de l'extinction (on appelle cela des goulots d'étranglement) ou, au contraire, des expansions. Tous ces événements se reflètent dans les modèles de répartition des gènes, dont l'étude est évidemment devenue essentielle aux sciences de l'évolution, et fort importante en écologie. Cette "écologie moléculaire" est une autre manière de comprendre la diversité et la complexité du vivant.
Célé et Viaur: comment chaque espèce répond à la fragmentation
Qu'a fait l'équipe de Simon Blanchet et ses collègues (Eco-Ex Moulis USR 2936 CNRS, Laboratoire Evolution et diversité biologique UMR 5174, CNRS U. Paul Sabatier, Centre de biologie et de gestion des populations, Campus de Baillarguet) dans la première étude de 2010?
Les chercheurs ont comparé la diversité génétique de quatre espèces d'eaux vives – le chabot (Leuciscus cephalus), la vandoise (Leuciscus leuciscus), le goujon (Gobio gobio) et le vairon (Phoxinus phoxinus) – dans deux rivières du bassin Adour-Garonne. Le Viaur est considéré comme très fragmenté avec plus de 50 petits barrages non équipés de passes et deux grands barrages hydro-électriques de 30 m construits dans la première partie du XXe siècle. Le Célé n'est que peu fragmenté (10 petits barrages pour la plupart équipés de dispositifs de franchissement). Les deux rivières ont l'avantage d'être dans la même hydro-éco-région, d'avoir des linéaires (168 et 136 km), des bassins versants (1530 et 1350 km2) et des gammes de débits (8-25 et 7-30 m3/s) très comparables.
Le résultat confirme qu'il existe une moindre diversité génétique dans la rivière la plus fragmentée (Viaur). Le tableau ci-dessous montre par espèce les différences pour la richesse allélique (en haut), l'hétérozygotie (au milieu) et la structure génétique des populations Fst (en bas), les barres noires étant l'écoulement le plus continu et les barres grises étant le flot le plus fragmenté.
Un résultat important du travail de recherche est que toutes les populations ne répondent pas de la même manière à la fragmentation. Une autre découverte (inattendue) est que la plus petite espèce est celle qui répond le moins en terme de perte de la diversité génétique, alors que l'hypothèse inverse était testée (une espèce de taille plus importante est supposée avoir une capacité de dispersion et de brassage aussi plus importante, toute choses égales par ailleurs). Ce sont finalement les espèces de taille moyenne qui répondent le plus dans les rivières étudiés.
La suppression d'obstacles n'est pas forcément une solution
Les auteurs produisent de surcroît plusieurs remarquent intéressantes. D'abord, et nous verrons que cette réserve a du sens, ils soulignent que cette structure génétique peut être une "relique du passé ou un biais génétique vers l'aval", même si beaucoup d'autres travaux de la littérature trouvent une diversité génétique moindre en rivière fragmentée. Ensuite, ils rappellent : "il est important de noter que nos résultats préliminaires sur les caractéristiques écologiques de ces populations de poissons (voir table 1) indiquent que, d'un point de vue écologique, ces populations n'ont pas souffert intensivement des changements dans la diversité et la structure génétiques que nous rapportons ici. Il est donc possible que ces espèces aient connu des changements évolutifs qui leur permettent de faire avec la fragmentation (et les changements génétiques associés) et/ou que les conséquences génétiques rapportées ici ne sont pas assez fortes pour influencer significativement la fitness [valeur adaptative, NDR] biologique des populations".
Enfin, Simon Blanchet et ses collègues font observer à propos des solutions possibles pour diminuer l'impact de la fragmentation (empoissonnement, suppression de l'obstacle, passes à poissons, transfert de populations) : "Pour des ouvrages comme ceux de la rivière Viaur (la plus fragmentée), la suppression d'obstacles n'est pas une solution car ces ouvrages datent du Moyen Âge (voir aussi Raeymaekers et al. 2009) et sont donc une part de la culture et du patrimoine local. Cependant, il existe des données selon lesquelles la construction de passes à poissons peut être un outil de restauration efficace pour préserver à la fois l'intégrité génétique des espèces piscicoles et l'authenticité des ouvrages (Raeymaekers et al. 2009)".
Les flux géniques des populations, un processus complexe
Ce n'est pas tout. Utilisant les mêmes données, les chercheurs ont dans une étude ultérieure (Paz-Vinas et al 2013) appliqué trois techniques de phylogénie moléculaire (Bottleneck, M-ratio, MSVAR). Deux d'entre elles montrent que les populations de poissons des deux rivières auraient connu un goulot d'étranglement démographique et génétique. Cet événement serait intervenu "voici plus de 800 ans et donc avant la construction des seuils et barrages". La même étude suggère que l'asymétrie du flux génique dans un écoulement peut donner de faux signaux d'expansion.
C'est à cette dernière question qu'est consacrée le troisième travail des chercheurs recensé ici (Paz-Vinas et al 2015). Par une méta-analyse dont nous ne décrirons pas les méthodes en détail, les auteurs montrent que l'accroissement vers l'aval de la diversité génétique intraspécifique (DIGD en anglais pour "downstream increase in intraspecific genetic diversity") est une tendance que l'on retrouve dans la plupart des taxons, en particulier ceux dont la dispersion emprunte le seul milieu aquatique (et non aérien et aquatique, comme par exemple certains invertébrés).
La modélisation des données suggère que ce phénomène de DIGD n'est pas seulement dû au coût énergétique associé à l'asymétrie du flot qui favorise l'émigration vers l'aval, donc la perte relative de diversité génétique à l'amont. Il semble qu'au moins un autre mécanisme soit impliqué pour expliquer le pattern observé (disponibilité de l'habitat plus importante à l'aval ou effet fondateur dû à la taille modeste de populations engageant des colonisations orientées vers l'amont).
Discussion: l'intérêt d'une communication scientifique équilibrée
Notre intérêt pour les travaux de S. Blanchet et de ses collègues avait été aiguisé par un document de vulgarisation de l'Agence de l'eau Adour-Garonne (lien, pdf). Comme on le constatera en téléchargeant ce fichier, il en ressortait que la fragmentation de rivière par les seuils pose de bien gros problèmes aux poissons. La lecture de la source primaire (l'article paru dans la presse scientifique revue par les pairs, recensé ci-dessus) sur la question génétique fait apparaître des positions plus nuancées.
La communication de travaux scientifiques vers le grand public n'échappe évidemment pas aux travers de la simplification (notre site ne prétend certes pas en être exempt!). Quand la communication provient d'un gestionnaire public (Agence de l'eau) qui possède une influence certaine sur nos choix d'aménagement en rivière, en l'occurrence sur le destin du patrimoine hydraulique, on attend une certaine prudence dans l'expression des nuances, des incertitudes, du niveau de maturité et donc de confiance dans les résultats d'un domaine de recherche. (Notons cependant qu'en comparaison de ses consoeurs en Seine-Normandie et en Loire-Bretagne, l'Agence Adour-Garonne promeut des choix de gestion plus équilibrées et plus concertées).
La science des rivières, multidisciplinaire, est tout à fait passionnante et foisonnante : il serait dommage d'en donner une vision caricaturale de certitudes arrêtées, bien éloignées de la curiosité naturelle des équipes de recherche et de la complexité de leur domaine d'investigation. Il serait aussi dommage de se précipiter dans l'action à l'invocation de cette science pour constater ensuite certains effets secondaires indésirables. Ce ne serait pas rendre service à la recherche que de l'éloigner des citoyens en la faisant percevoir comme un mauvais guide, ce qu'elle n'est pas.
Pour conclure, rappelons que la fragmentation est aussi l'une des causes de biodiversité dans l'évolution – c'est notamment une des raisons pour lesquelles on trouve par unité de surface tant d'espèces différentes dans les masses d'eau continentales, davantage fragmentées et isolées que le milieu océanique. A l'échelle de l'évolution, les mécanismes d'isolement génétique peuvent produire des extinctions locales s'ils pénalisent la capacité adaptative à un changement de milieu. Mais ils peuvent produire aussi bien des émergences de nouvelles espèces, ou des adaptations favorables. Il faut se garder de tout simplisme dans ces matières complexes, et déjà travailler à améliorer nos connaissances. La phylogénie moléculaire a notamment un énorme potentiel pour retracer l'histoire des peuplements de rivières là où manquent les archives historiques de pêche comme les témoins fossiles.
Références
Blanchet S et al (2010), Species-specific responses to landscape fragmentation: implications for management strategies, Evol Appl, 3, 3, 291–304
Paz-Vinas I et al (2013), The demographic history of populations experiencing asymmetric gene flow: combining simulated and empirical data, Mol Ecol, 22, 12, 3279-3291
Paz-Vinas I et al (2015), Evolutionary processes driving spatial patterns of intraspecific genetic diversity in river ecosystems, Mol Ecol, 24, 18, 4586–4604
Merci à Simon Blanchet de nous avoir fait parvenir ces travaux.
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