L'ouvrage hydraulique est un fait historique et social, pas un fait naturel. Pourtant, l'action publique a choisi de solliciter presque exclusivement le regard de l'écologie (hydrobiologie et hydromorphologie) dans l'analyse de ces ouvrages et la construction des normes (politiques, juridiques) les concernant. Histoire, droit, économie, sociologie, anthropologie furent pour l'essentiel écartés dans la réflexion sur ce que peut et doit être une rivière. On paie aujourd'hui le prix de ce réductionnisme écologique opéré depuis 15 ans : la complexité de la question des ouvrages hydrauliques a été sous-estimée. Les gens ne veulent tout simplement pas sacrifier leur cadre de vie aux vertus supposées de la naturalité de la rivière, pas plus qu'ils ne consentent à payer le prix élevé des objectifs de renaturation partielle ou totale. On n'en sortira pas par la négation de cette réalité, mais par sa prise en compte élargie, multidisciplinaire, sans préjugé.
Notre association a beaucoup publié sur les questions d'écologie des milieux aquatiques. Il y a deux raisons à cela : d'une part, on ne peut pas s'intéresser aux cours d'eau, à leurs ouvrages et leurs usages sans essayer de comprendre la manière dont fonctionne la rivière et dont évolue ses peuplements ; d'autre part, et dans le cas particulier de la continuité écologique, la légitimation des politiques publiques nous paraît le fruit d'une lecture incomplète des
travaux scientifiques, en particulier une lecture qui gomme leurs incertitudes, leurs inconnues, voire parfois certains de leurs résultats.
La malaria est-elle désirable? Limites de la naturalité comme fondement normatif
En tout état de cause, connaître l'écologie de la rivière ne signifie pas que la rivière est pour nous un phénomène uniquement ou exclusivement écologique. L'écologie est une lecture possible de la rivière, mais elle n'est pas la seule (c'est vrai pour l'écologie scientifique, a fortiori pour l'écologie politique laquelle est une croyance légitime parmi d'autres du spectre démocratique). Quant à la nature, elle n'est pas en tant que telle au fondement de nos normes. Qu'une chose soit bonne ou mauvaise pour la rivière entendue comme phénomène naturel ne suffit pas à dire si cette chose est bonne ou mauvaise en soi du point de vue des jugements normatifs que les hommes en société portent sur leur environnement et sur leurs actions sur cet environnement.
Une "reductio ad naturam" pose donc problème et nous pouvons tous comprendre cela. Par exemple, le débordement d'une rivière en crue peut détruire des biens et tuer des personnes. Ce débordement est tout à fait naturel en soi, ce n'est pas pour autant que nous le jugeons désirable ou bénéfique dans ses causes et ses effets. Autre exemple : la multiplication des zones humides peut conduire à la prolifération de pathogènes nuisibles aux hommes et au bétail, ce qui là aussi n'est pas une dimension spécialement appréciée de la nature. (On oublie que c'est notamment pour lutter contre la malaria encore endémique ces deux derniers siècles en France et en Europe qu'on a drainé certaines de ces zones humides, cette question des maladies à vecteur pouvant d'ailleurs redevenir problématique en situation de réchauffement climatique).
Par réductionnisme écologique, nous entendons l'idée selon laquelle la problématique des rivières en général et des ouvrages hydrauliques en particulier devrait être traitée à titre exclusif (ou quasi-exclusif) selon l'expertise en hydrobiologie ou hydromorphologie. C'est, très largement, l'angle choisi en France par le Ministère de l'Ecologie, par les établissements techniques ou scientifiques qui le conseillent (Onema et Irstea étant les principaux), par les bureaux d'études que l'action publique mobilise en support de ses interventions.
Nous limiterons ici notre point de vue aux ouvrages hydrauliques, mais d'autres aspects de la rivière seraient justifiables des mêmes réserves.
Ce que le réductionnisme écologique ne comprend pas
Pourquoi cette posture est-elle problématique ? La première réponse évidente est que l'ouvrage hydraulique en lui-même relève de l'histoire, et non de la nature. Regarder l'ouvrage avec l'oeil du naturaliste ne nous dit rien de la raison pour laquelle il a été construit, des évolutions qu'il a connues ni des événements qui se sont noués autour de lui. L'eau comme phénomène naturel n'a pas de mémoire, elle construit et reconstruit son lit, elle divague, elle emporte, elle change sans cesse, à toutes les échelles de temps. Elle était là avant l'homme, elle sera là après lui, elle est au fond indifférente. Rien de tel avec l'ouvrage hydraulique. C'est une construction humaine qui relève d'une intention. Si l'ouvrage est encore présent, souvent après plusieurs siècles d'existence dans l'environnement hostile (pour lui!) de l'eau en mouvement, c'est que des générations successives d'humains ont investi cette présence d'un sens digne d'être conservé et transmis. Sans doute était-ce d'abord un besoin (de travail, d'énergie, de nourriture). Peut-être est-ce devenu autre chose. C'est le regard de l'historien qui est ici requis, pas celui de l'écologue.
En plus d'être un fait historique, l'ouvrage hydraulique est également un fait social. Là encore, le regard de l'écologie, de la biologie et de la morphologie est myope, et même aveugle. On le voit très bien dans la littérature française sur la continuité écologique : les auteurs reconnaissent au détour d'une phrase, au mieux d'un paragraphe, qu'il y a parfois un "enjeu social". Mais ils glissent très vite, ne savent pas quoi en dire, y voient parfois une sorte d'anomalie. Leur incompréhension est compréhensible : ce n'est pas leur formation, pas leur centre d'intérêt, pas leur regard. Ils voient avant tout une rivière entravée par un ouvrage, ils ne voient pas ce qui peut faire société autour de l'ouvrage. L'attachement du propriétaire, des riverains, des promeneurs, des associations pour ce qui semble souvent un amas de vielles pierres au milieu de l'eau et une retenue parfois pleine de vase ne fait pas sens si l'on n'est prédisposé à comprendre ce sens, ou préparé à l'étudier. Ce qui est cette fois au plan savant le travail de l'anthropologue, du sociologue ou de l'ethnologue, voire de l'urbaniste. Toujours pas celui de l'écologue (ou alors d'une écologie sociale, technique et industrielle capable d'observer le milieu anthropisé comme son objet d'étude).
L'ouvrage hydraulique émerge de l'histoire, contrarie la nature, fait société. Les choix que l'on doit faire aujourd'hui et demain sur cet ouvrage hydraulique regardent également l'économie. Laquelle n'est pas réputée faire très bon ménage avec l'écologie. Il est pourtant impossible d'y échapper, et il devient très vite ingérable de vouloir en faire abstraction. Qu'est-ce que l'économiste doit apporter? Définir l'ensemble des coûts et des bénéfices que représentent les options d'aménagement des ouvrages hydrauliques, en fonction du double effet de ces aménagements sur les milieux naturels et sur les usages sociaux (incluant le droit d'usage de la propriété concernée). Vérifier aussi qu'à dépense égale, on n'obtient pas de meilleurs résultats par une autre action visant un objectif similaire. La tâche est loin d'être simple, car il n'y a pas d'étalon marchand à certaines valorisations en ce domaine. Comment quantifier le bénéfice de la présence d'une espèce de poisson ou d'invertébré? Combien vaut le plaisir de contempler un certain paysage? On ne peut néanmoins tirer prétexte de la difficulté de l'exercice pour s'en abstenir, car à la base du pacte démocratique, toute dépense d'argent public doit rendre des comptes à la société qui y consent. Ou n'y consent pas. La mobilisation de l'économiste est donc tout aussi nécessaire que celle de l'écologue.
La politique des ouvrages hydrauliques à la croisée des chemins
Une politique des ouvrages hydrauliques aurait donc dû être conçue à partir du regard de l'écologue et de l'hydrologue, mais aussi bien de ceux de l'historien, du sociologue et de l'anthropologue, de l'économiste et du juriste. Si l'ambition de cette politique est l'action autant que la connaissance, ces expertises auraient dû produire des grilles multicritères permettant aux programmateurs de prioriser les interventions et aux acteurs en rivière de bien comprendre des enjeux attachés aux ouvrages, les opportunités, les freins et les risques.
Ce ne fut pas fait, et nous en voyons la conséquence. La politique de continuité écologique, conçue presque entièrement à la lueur des enseignements de l'écologue, pensait pouvoir tenir pour insignifiantes d'éventuelles résistances ou objections à sa mise en oeuvre, et sans intérêt d'autres registres de lecture des ouvrages hydrauliques. Elle se cogne en ce moment au mur du réel, faute d'avoir étudié cette réalité. En tant qu'association, comme nos consoeurs en France, nous voyons monter la colère de tous ceux qui ont été tenus pour quantités négligeables dans l'équation de la restauration écologique. Nous voyons aussi bien le désarroi des élus à qui l'on demande parfois d'endosser le portage politique d'actions qu'ils ne comprennent ou ne cautionnent pas pour nombre d'entre eux. Nous voyons enfin l'hésitation ou le malaise des exécutants (syndicats EPTB, EPAGE), coincés entre les injonctions reçues du "sommet" (agences, Onema, préfectures et in fine ministère) et les objections perçues sur le terrain.
La politique des ouvrages hydrauliques est à la croisée des chemins. Soit elle refuse le message que lui envoie la réalité, se braque dans l'obstination propre aux croyances contrariées par un monde qui ne ressemble pas à leur idéal, essaie de passer en force en utilisant les pouvoirs coercitifs de l'Etat et des administrations. Soit elle accepte la nécessité d'une révision interne de ses attendus et de ses méthodes, entreprend de développer une analyse plus intelligente, multidisciplinaire et inclusive de son objet.
Illustration : un bief à sec sur l'Ource. Ce qui est bon (ou supposé bon) pour la nature implique-t-il négation ou indifférence vis-à-vis des enjeux sociaux, paysagers et autres?