Cette idée reçue de l'inefficacité des passes à poissons est énoncée ainsi par France Nature Environnement, qui en déduit bien sûr la nécessité de détruire les ouvrages hydrauliques : "Il existe bien les passes à poissons, ces systèmes inventés pour leur permettre de franchir l'obstacle. Seulement, si l’installation de tels dispositifs est préférable faute de mieux, il est important de garder à l’esprit qu’une passe à poissons permet, dans le scénario le plus optimiste, le franchissement de 70 % des poissons. Un taux respectable ? Pas tant que ça. Car après 10 obstacles rencontrés sur un cours d’eau, phénomène très courant en France, seuls plus de 3 % des poissons parviennent sur leur lieu de reproduction, en amont. Résultat peu enthousiasmant. C'est ainsi l’accumulation de plusieurs seuils, même aménagés, sur un seul tronçon de cours d’eau qui s’avère très néfaste."
Qu'en est-il au juste ? Les taux de franchissement des passes sont variables selon les travaux, et certains auteurs trouvent des valeurs inférieures à 70%. Noona et al 2012, sur la base d'une méta-analyse de 65 articles entre 1965 et 2011, obtiennent une efficacité moyenne de 41,7% en montaison (68,5% en dévalaison), le score étant plus élevé pour les salmonidés (61,7% et 74,6%). L'étude inclut cependant des dispositifs anciens et de moins en moins prescrits du fait de leurs mauvais résultats fréquents (passe Denil, ascenseurs à poissons). Cette étude ne corrèle pas non plus l'efficacité avec la hauteur de l'obstacle aménagé, ce qui reste un problème de déficit de connaissance quand l'essentiel des travaux d'aménagement concerne en France la très petite hydraulique.
Le chiffre de FNE paraît issu de l'article de Larinier et Travade 1998, voir page 49 de ce lien (pdf). Il y a toutefois des nuances opportunément oubliées :
- les migrations à longue distance (type homing des saumons) doivent tenir compte de l'efficacité des passes spécifiques à ces espèces, or cet article de Larinier et Travade 1998 précise que "pour les salmonidés, une efficacité de 90 à 100% est couramment obtenue" ;
- d'autres espèces migratrices au long cours, comme les anguilles, ne remontent pas impérativement jusqu'en tête de bassin mais cherchent d'abord des territoires de croissance en eaux douces. Donc la colonisation peut être plus lente et les obstacles de type seuils, chaussées ou petits barrages ne sont pas toujours des facteurs limitants ;
- la plupart des espèces holobiotiques à comportement de dispersion et mobilité (improprement appelées "migratrices") exhibent une forte variabilité interindividuelle. Sur un linéaire libre, certains individus n'évoluent que sur quelques centaines de mètres, d'autres sur 10 ou 20 km, voire au-delà. L'enjeu des passes n'est pas ici d'ouvrir impérativement tout le linéaire, mais de permettre d'atteindre des zones de refuge ou de reproduction et des habitats d'intérêt. L'idée que tout poisson voudrait à tout prix explorer toute la rivière n'a pas de base écologique.
Par ailleurs, la présence de grands migrateurs est encore attestée très à l'amont de certains bassins au XIXe siècle, alors que l'essentiel de la petite hydraulique est déjà en place depuis un certain temps. Ces seuils, chaussées et petits barrages n'avaient généralement pas de dispositifs de franchissement Au regard du protocole ICE de l'Onema, ils seraient réputés infranchissables aujourd'hui à presque toutes les espèces. Cela suggère que les évaluations des scores de franchissabilité des ouvrages ou des passes doivent être relativisées. Leur méthodologie s'adresse à une population déterminée (souvent pucée et radiopistée) sur une période limitée, elle ne dit pas comment les espèces profitent de certaines opportunités (par exemple crue) pour franchir des obstacles. Le vivant a souvent plus d'imagination que les ingénieurs ou les policiers de l'environnement...
Cela étant, l'observation de l'efficacité relative des passes à poissons est fondée. S'y ajoute leur coût important. La conclusion que l'on doit en tirer, c'est qu'il est vain de promouvoir une transparence migratoire totale sur les cours d'eau français. Les peuplements piscicoles se sont considérablement modifiés en deux siècles, un "retour en arrière" n'a pas de sens au plan écologique, n'est pas à notre portée au plan économique et n'a pas une accceptabilité sociale suffisante pour un vrai portage démocratique. Ce n'est pas un problème de passes à poissons, car l'alternative (mise en avant par le lobby FNE-FNPF de la destruction) n'est pas plus envisageable : les coûts de démantèlement (dérasement) des ouvrages, de compensation des effets négatifs sur le bâti et sur le manque à gagner des exploitants, d'indemnisation des propriétaires (y compris les berges amont où reprend l'érosion) seraient évidemment hors de portée de la collectivité s'il fallait restaurer les 500.000 km de linéaire du réseau hydrographiques français, ou même une proportion significative de ce réseau.
Cela signifie qu'il faut repenser le périmètre et le rythme des réformes de continuité écologique : poser déjà des objectifs sur des espèces menacées et des rivières peu fragmentées, en observant à titre expérimental l'efficacité écologique, le coût économique et la gouvernance inclusive. Si les hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité avaient procédé à de telles analyses rationnelles au lieu d'écouter systématiquement les sirènes extrémistes de FNE et de la FNPF depuis 10 ans, ils seraient arrivés à cette conclusion et la continuité écologique serait un chantier aujourd'hui accepté. Au lieu de cela, nous nous enfonçons dans une situation kafkaïenne : irréalisme des objectifs en nombre d'ouvrages et en calendrier, précipitation et pression sur les services de l'Etat pour "faire du chiffre", absurdité du saupoudrage de chantiers dispersés donc discontinus (un comble pour la continuité), maintien de la plupart des grands barrages infranchissables (publics pour beaucoup), profonde division au bord des rivières et défiance vis-à-vis de l'administration en charge de l'eau, gâchis d'argent public sans réelle efficacité sur l'objectif environnemental.
Remettons donc les idées à l'endroit : les passes à poissons et autres dispositifs de franchissement ont des scores variables d'efficacité selon leur conception, leur entretien, l'importance de l'obstacle, les espèces-cibles et l'hydraulicité des cours d'eau au droit de l'aménagement. Seules certaines espèces ont des comportements de migration à très longue distance, demandant de franchir tous les obstacles d'une série de cours d'eau. Pour les plus grands migrateurs salmonidés, on peut atteindre 90 à 100% de franchissement sur les modèles de passe les plus efficaces. Des dispersions locales pour atteindre des habitats d'intérêt sont suffisantes dans bien des aménagements en rivière, car la plupart des poissons explorent un territoire restreint. Néanmoins, le prix de ces dispositifs de franchissement, la nécessité de leur entretien et leur efficacité relative montrent la nécessité urgente de raisonner les ambitions de la continuité écologique. En effacement comme en aménagement, la transparence migratoire a souvent des coûts exorbitants et des effets indésirables sur d'autres dimensions de la rivière, qui relèvent elles aussi de l'intérêt général. La continuité doit donc être planifiée avec responsabilité et sélectivité, sur des rivières choisies selon un quadruple filtre : enjeu écologique, faisabilité technique, réalisme économique, acceptabilité sociale.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire