Huit économistes (dont six en agences de l'eau) viennent de publier un article sur les analyses coût-bénéfice (ACB) appliquées à l'environnement, en prenant l'exemple de l'évaluation de la directive-cadre sur l'eau (DCE 2000) en France. On y apprend que 710 ACB ont été menées (alors qu'il y a plus de 11.500 masses d'eau), que les trois-quarts montrent des coûts excédant très largement les bénéfices, que ce résultat est aggravé en zones à faibles populations (soit toute la ruralité, par ailleurs riche en linéaire de rivière). Les auteurs concluent que l'ACB est un outil présentant de nombreux défauts. On pourrait aussi conclure à la nécessité de débattre publiquement de la mise en oeuvre de la DCE 2000, au lieu de l'actuelle confiscation des normes, des méthodologies et des évaluations par les experts. Entre ses exigences peu applicables dans les délais, sa mise en oeuvre complexe et opaque, ses bénéfices incertains et son détournement de la concertation démocratique, la politique de l'eau traverse décidément une crise grave.
Sarah Feuillette et ses collègues sont économistes dans les Agences de l'eau de la métropole, Harold Levrel chercheur à AgroParisTech et Blandine Boeuf à l'Université de Leeds. Ces auteurs viennent de publier un article sur l'utilisation des analyses coût-bénéfice dans les politiques environnementale à partir de l'exemple de la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000).
La DCE 2000 prévoyait que le bon état écologique et chimique des masses d'eau devait être atteint en 2015, sauf reports et exemptions prévus dans plusieurs cas : motif technique (pas de moyen pour arriver au bon état), motif naturel (temps trop long de réponse du milieu à la mesure) ou motif économique (coût des mesures disproportionné). L'article 4 en particulier indique que le coût disproportionné justifie soit le report 2021 ou 2017, soit un objectif moins ambitieux que les critères usuels du "bon état".
Plus généralement, les politiques publiques de l'environnement demandent des critères d'évaluation de leurs normes et de leur implémentation, en particulier la proportion dans laquelle l'amélioration de l'environnement contribue au bien-être et à l'intérêt général. Les analyses coût-bénéfice (ACB) font partie de la panoplie des instruments pour procéder à de telles évaluations.
L'ACB exige d'évaluer les coûts comme les bénéfices en équivalent monétaire. Les coûts ne posent pas de problème majeur, car ils correspondent au budget des mesures et de leurs suivis. (On notera qu'il y a cependant des incertitudes sur le coût final, par exemple quand des mesures environnementales ont des effets adverses imprévus demandant des travaux correctifs 5 ou 10 ans plus tard, ce qui n'est pas rare dans le domaine de l'eau).
Les bénéfices sont plus complexes : on distingue ceux qui ont une valeur d'usage (cas le plus simple, par exemple usage indirect comme la vente de carte de pêche ou usage direct comme la prévention de dommages liés aux inondations) et ceux qui ont une valeur de non-usage ou valeur d'existence. Ces derniers sont beaucoup plus subjectifs. Une méthode pour essayer d'objectiver est le consentement à payer sur un marché hypothétique : on analyse ce qu'une population de référence est prête à payer pour un service non-marchand, on rapporte au nombre d'usagers ou adeptes connus de ce service. Mais d'autres cas sont plus complexes, par exemple savoir le prix que l'on accorde à la présence ou l'absence de certaines espèces. Vu la difficulté donc le coût à réunir les conditions d'une bonne ACB, on tend à utiliser la technique des transferts de bénéfices, c'est-à-dire à adapter les bénéfices connus d'une situation déjà évaluée à une autre. Ce qui n'est pas sans poser d'autres problèmes, car toutes les populations n'ont pas forcément les mêmes évaluations de tous les usages.
Durant le premier cycle d'implémentation de la DCE 2010-2015, les Agences de l'eau ont procédé à 710 analyses coût-bénéfice. On notera que ce chiffre est faible en comparaison des 11.523 masses d'eau superficielles que compte le pays, même si un peu moins de la moitié d'entre elles sont considérées comme en bon état écologique ou chimique (la masse d'eau est l'unité hydrographique de mesure du bon état et donc, en théorie, d'ACB sur les moyens d'y parvenir). Les Agences de l'eau ont retenu comme critère du coût disproportionné le fait que le bénéfice représente moins de 80% du coût. Ce critère est arbitraire – on aurait aussi bien pu considérer que le bénéfice devait valoir le coût, ce qui serait logique si l'on vise l'intérêt général.
Les auteurs font observer que "les trois-quarts des 710 ACB ont montré des bénéfices considérablement moins élevés que les coûts". Ils donnent un exemple sur la masse d'eau Béthune et Arques où le coût est de 235 M€ pour un bénéfice de 18,2 M€. Le rôle de la population de référence joue : une zone rurale avec peu de bénéficiaires affronte des coûts relatifs plus importants qu'une zone urbaine. Par exemple, un train de mesures similaire sur la Vidourle (42.000 habitants) et sur le Lez-Mosson (414.000 habitants en raison de Montpellier) va produire une ACB très défavorable dans un cas, favorable dans l'autre. Dans un bassin comme Artois-Picardie, aucune analyse n'avait un bénéfice supérieur à 80% des coûts. En Seine-Normandie, 10% seulement étaient dans ce cas. C'est Adour-Garonne qui parvient au meilleur résultat (66% d'ACb favorables) à ceci près que ce bassin en met en avant que 4 ACB (contre par exemple 150 pour Loire-Bretagne).
Outre le biais géographique et démographique, les auteurs soulignent les autres limites : la difficulté à ramener à des termes monétaires des bénéfices relatifs à l'environnement; l'utilisation des ACB par des usagers économiques pour influer sur le processus en exagérant ses coûts pour défendre des intérêts privés. Ils suggèrent en conclusion d'utiliser des méthodes non-monétaires ou semi-qualitatives pour certaines dimensions des politiques de l'eau.
Les biais potentiels sont nombreux, pas seulement ceux des lobbies économiques
Les biais dans la réalisation et l'exploitation des ACB peuvent être nombreux, et on aurait tort de les limiter aux seules stratégies des entreprises pour défendre des intérêts privés (même si ces luttes d'influence sont une réalité) ou aux démographies des territoires. Les valeurs que l'on donne aux écosystèmes, à la biodiversité, à la présence de certaines espèces peuvent aussi bien être déformées par la pression organisée des convictions idéologiques (par exemple le conservationnisme) et des usages sectoriels non-marchands (par exemple la pêche). Plus généralement, il y a un problème de méconnaissance de ces questions dans la population générale, pour qui la rivière est d'abord un phénomène paysager et récréatif, éventuellement une menace (pollution, inondation) mais rarement un processus écologique complexe. Qui dit consentement à payer dit que le consentement ne doit pas être vicié, notamment que la personne doit se représenter correctement les tenants et aboutissants des objectifs comme des moyens. Or, c'est rarement le cas, notre action associative ne cesse de l'éprouver sur le terrain.
Les biais peuvent donc exister aussi bien dans la manière dont sont évalués des consentements à payer, en fonction par exemple du niveau de précision sur les bénéfices attendus ou des coûts à venir dans des enquêtes avec questionnaires. Ainsi, dans un domaine connexe, on observe que les sondages produits par les Agences en accompagnement des SDAGE (consultation du public) sont conçus de telle sorte qu'il est très difficile d'avoir un avis négatif sur la question posée ou de comprendre ses attendus (personne n'est contre une "biodiversité plus riche" ou une "rivière moins polluée" ; mais si ce genre de questions devient "avoir davantage d'insectes d'eaux vives", "démanteler les seuils, barrages et digues", "utiliser les propriétés riveraines comme champ d'expansion des crues" ou "interdire les pesticides et herbicides dans votre jardinage", ce sera nettement moins évident de recueillir de l'adhésion citoyenne… alors que ce serait beaucoup plus honnête).
Le principal enseignement de l'article étant que les coûts de la DCE semble outrepasser largement ses bénéfices sur les 710 ACB menées, on regardera avec un certain scepticisme la conclusion (peu développée) des auteurs sur l'opportunité de chercher d'autres méthodes. Non pas que l'ACB soit l'alpha et l'oméga de l'évaluation des politiques publiques, mais cette proposition de Feuillette et al ressemble fort à la recherche d'une technique permettant de valider malgré tout des objectifs posés a priori en sélectionnant l'outil qui finit par y parvenir – et en évacuant ainsi l'hypothèse dérangeante selon laquelle la politique en question est tout simplement mauvaise au regard de ce que la majorité des citoyens peut en retirer!
DCE 2000 et implémentation française,
entre sclérose technocratique et déficit démocratique
Deux chercheurs avaient déjà observé que "l'état de référence" écologique d'une masse d'eau, outil méthodologique central des visées normatives de la DCE, présente des biais dans sa conception et ne fait nullement consensus chez les scientifiques (voir Bouleau et Pont 2015). Ce nouvel article suggère que l'évaluation des coûts et bénéfices est lui aussi un exercice qui peut être biaisé. Sa conclusion actuelle (avec ou sans biais) paraît que les coûts de la DCE 2000 pour les citoyens excèdent le plus souvent les bénéfices qu'ils peuvent en attendre, en particulier dans les zones rurales peu peuplées, les plus riches en linéaires de cours d'eau.
Des normes complexes sont décidées à partir des savoirs (partiels, parfois concurrents) des experts et spécialistes, puis elles sont imposées de manière verticale. L'essentiel de la posture politique et administrative consiste aujourd'hui à habiller l'exercice d'application de ces normes d'un faux-semblant de débat démocratique, en prenant soin d'anesthésier l'opinion d'assertions grandiloquentes, forcément consensuelles et indiscutables ("il faut sauver la rivière", "nous devons préserver la nature", etc.), mais en modulant au final la rigueur d'application des normes dans des négociations très discrètes avec les principaux lobbies concernés.
Est-ce la "démocratie de l'eau" que nous voulons? En quoi le citoyen peut-il adhérer, ou même faire confiance, à une politique dont il est méthodiquement exclu – sauf comme contribuable sommé de payer ses coûts? Des blocages complets (Sivens, Notre-Dame-des-landes) vont-ils devenir la norme de politiques incapables de trouver une voie politique pour asseoir sinon des consensus, du moins des choix majoritaires ? Nos sociétés ne vivent-elles pas dans l'illusion qu'elles ont encore les moyens de payer des politiques publiques environnementales à forte ambition alors qu'il est de plus en plus difficile de solvabiliser ces mêmes politiques publiques dans des domaines jugés plus centraux par une large majorité de citoyens (emploi, santé, logement, etc.)? Y a-t-il une cohérence à poser la croissance marchande classique comme premier objectif de l'économie tout en demandant de réduire les impacts propres à la plupart des activités productives permettant cette croissance? La politique de l'eau souffre déjà de sclérose technocratique et de déficit démocratique : elle ne pourra pas échapper indéfiniment à ces questions de fond.
Référence : Feuillette S et al (2016), The use of cost–benefit analysis in environmental policies: Some issues raised by the Water Framework Directive implementation in France, Environmental Science & Policy, 57, 79–85
Illustration : la suppression des seuils et barrages est un cas classique de restauration des rivières, présentée en France comme l'un des moyens de remplir les objectifs de la DCE 2000 (ce qui est contesté au plan des résultats). La rigueur de l'analyse coût-bénéfice est mise à l'épreuve dans ce genre de travaux. Comment évalue-t-on les bénéfices réels (changements d'usage avérés) des pêcheurs, promeneurs, kayakistes, etc. en face des coûts pour la collectivité, le propriétaire, les riverains? Que vaut le manque à gagner au plan du patrimoine, du paysage, de l'esthétique? Avec quelle précision est évalué l'apport du chantier pour la biodiversité de la rivière (c'est-à-dire en quoi l'hydrosystème sans retenue a-t-il davantage d'espèces, des bactéries aux oiseaux en passant par les insectes, les poissons, les mammifères et toute la flore)? Si l'effet est de simplement changer des répartitions de telle ou telle espèce, quelle valeur a le changement en équivalent monétaire? Comment intègre-t-on les coûts d'accompagnement, y compris parfois à long terme si l'érosion des berges ou la fragilisation des bâtis demandent des travaux supplémentaires ? Il serait intéressant de disposer des méthodologies des Agences de l'eau pour contrôler la qualité de l'analyse des consentements à payer et des transferts de bénéfice dans ce genre de situation, d'autant que ces Agences financent de 80 à 100% les destructions, soit les barèmes les plus élevés en soutien public (chantier en Irlande, source, tous droits réservés).
La technique du consentement à payer est très utilisée dans les pays anglosaxons (GB,USA);
RépondreSupprimerCette technique est difficilement applicable en France car elle n'est pas dans notre culture;
pourtant elle paraît la seule qui associe la population;
les rédacteurs quand ils affirment "Qui dit consentement à payer dit que le consentement ne doit pas être vicié, notamment que la personne doit se représenter correctement les tenants et aboutissants des objectifs comme des moyens. Or, c'est rarement le cas, notre action associative ne cesse de l'éprouver sur le terrain"
Ils considèrent que seules quelques personnes sont capables de donner à la nature sa juste valeur, mais les avis de ces personnes sont données en fonction de leur croyance que casser du barrage ou empêcher la construction des nouvelles MCH amenera une rivière sauvage (cf article du Monde du 20/2/2017);