Les sociétés humaines ont cherché de longue date à maîtriser la variation du débit du rivière, en particulier l'intensité des phénomènes extrêmes que sont les crues et les sécheresses, ainsi qu'à exploiter ce débit pour divers usages (irrigation, navigation, énergie, eau potable). Les barrages, qui se sont surtout développés à partir du milieu du XIXe siècle dans les sociétés industrialisées après les seuils et chaussées des époques plus anciennes, sont une des expressions de ce phénomène de régulation hydraulique. Selon leur conception, ces barrages vont plus ou moins modifier le régime du débit naturel des rivières.
Camille J. Macnaughton et ses collègues font observer que les données historiques sur les conditions passées de débit manquent souvent, de même que sur les peuplements biologiques anciens des rivières. Leur approche des "limites écologiques d'altération hydrologique" (ELOHA pour Ecological Limits of Hydrologic Alteration) propose un modèle régional pour étudier les schémas de modification hydrologique et estimer les réponses écologiques des rivières régulées, en prenant pour référence des cours d'eau non régulés.
Les communautés de poissons ont été analysées pendant les mois d'été sur 3 ans (2011-2013) dans 14 rivières non régulées et 10 rivières régulées de l'Ontario (5), du Québec (16) et du New Brunswick (3). Sur chaque rivière, entre 25 et 50 sites de 300 m2 ont été échantillonnés, soit 829 points de mesure au total.
Les attributs biotiques considérées sont : taille des poissons, densité, biomasse, indices de diversité (Shannon B et D, Hill), richesse spécifique, proportion de six familles (dont Esocidae, Salmonidae, Anguillidae) ainsi que deux traits d'habitat (guildes benthopélagiques ou démersales).
Concernant l'hydrologie, une base régionale (5 régions) de référence du débit naturel non régulé a été conçue depuis 12 ans de données horaires ou quotidiennes de 96 rivières indemnes d'aménagement (dont les 14 ci-dessus). Trois classes de régulation hydrologique ont été définies : fil de l'eau (ROR run-of-river), stockage, éclusée (hydropeaking). Les aménagements au fil de l'eau n'ont ni capacité de retenue importante ni capacité de décharge brutale, contrairement aux deux autres catégories.
Les résultats sont exprimés dans les tableaux et figure ci-dessous.
Macnaughton et al 2017, art cit, droit de courte citation.
Macnaughton et al 2017, art cit, droit de courte citation.
Macnaughton et al 2017, art cit, droit de courte citation.
Les chercheurs observent : "aussi bien les scores d'altération hydrologique que biotique des systèmes à éclusée diffèrent significativement de la moyenne des rivières non régulées, tandis que la plupart des systèmes au fil de l'eau et certaines pratiques de régulation en stockage n'étaient pas associés à des altérations significatives. Ces résultats suggèrent que des seuils "tolérables" d'altération du débit, en dessous desquels les altérations biotiques n'apparaissent pas, peuvent être établis quand ils sont informés par des conditions régionales de référence".
Les auteurs rappellent en conclusion qu'ils n'ont pas étudié d'autres facteurs confondants susceptibles de faire varier les populations pisciaires – par exemple, l'élevage et déversement de poissons à fin halieutique.
Discussion
Le paradigme du régime naturel d'écoulement (natural flow regime) a été proposé voici 20 ans déjà comme une stratégie pour engager la restauration ou la conservation des rivières (Poff et al 1997). Cette approche a surtout insisté sur les grands ouvrages hydrauliques, car ce sont eux qui ont la capacité de modifier sensiblement les variations journalières et saisonnières des débits, en particulier le rôle des crues dans la dynamique des écosystèmes des lits mineur et majeur.
Quoique majoritaires, les ouvrages hydrauliques de dimension modeste ont été assez peu étudiés. Des monographies montrent des effets locaux (stationnels) sur le changement d'écoulement et des impacts sur certaines catégories de poissons selon leur besoin de mobilité (grands migrateurs en particulier), leur spécialisation (rhéophilie) ou leur habitat (substrats) – ces effets locaux assez prévisibles n'indiquant pas si les rivières fragmentées et non fragmentées présentent des populations substantiellement différentes quand on les analyse de la source à la confluence. Qu'il s'agisse des poissons ou des invertébrés, les résultats de la recherche sur l'effet des petits ouvrages donnent des résultats variables selon les sites, les bassins ou les écorégions étudiés (voir cette synthèse). Et aucune étude à notre connaissance ne s'est intéressée systématiquement aux autres populations animales ou végétales susceptibles de varier selon la présence ou l'absence des ouvrages et des hydrosystèmes qui leur sont associés.
Le travail de Macnaughton et de ses collègues permet donc de progresser sur ce domaine qui reste trop peu étudié aujourd'hui. Il ne peut qu'alimenter notre critique de la politique française de continuité écologique, dont le périmètre (20.000 ouvrages à aménager ou effacer en l'espace de 10 ans) est unique au monde par son ampleur et son délai. Les conclusions des chercheurs canadiens ne sont évidemment pas transposables directement à notre pays: mais leur méthode l'est en revanche. Or, ce qui caractérise la situation française, c'est l'absence de la moindre analyse scientifique (peer-reviewed) de grande échelle visant à comparer sur chaque hydro-écorégion des rivières fragmentées / non fragmentées, à analyser les effets réels de la fragmentation par rapport à des cours d'eau de référence, à proposer des méthodes de priorisation des ouvrages et cours d'eau à traiter. La réforme de continuité écologique a été dérivée de revendications halieutiques anciennes sur les rivières réservées (volonté d'augmenter la densité de certaines espèces destinées à être pêchées), auxquelles on a adjoint quelques approches génériques sur la morphologie des bassins versants (pour l'essentiel issues de travaux sur la grande hydraulique, peu pertinents pour les ouvrages modestes).
Au regard de son coût et de ses effets négatifs sur certaines dimensions appréciées des ouvrages, au regard aussi de nos autres obligations (à échéance et à portée contraignantes) sur l'état chimique et écologique des masses d'eau (DCE 2000), la gestion des bassins versants ne peut certainement pas se fonder sur une volonté indistincte de "renaturer" des écoulements locaux avec un choix aléatoire des chantiers ni se payer le luxe de dépenser un argent public rare dans des engagements sans priorité écologique clairement établie. L'idée de défragmenter certaines rivières n'est pas une absurdité, pas plus que celle d'en préserver d'autres de la fragmentation, mais il faut revoir totalement la manière de programmer, financer, négocier et accompagner cette ambition.
Référence : Macnaughton CJ et al (2017), The Effects of Regional Hydrologic Alteration on Fish Community Structure in Regulated Rivers, River Res. Applic., 33, 249–257
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