Lors de la rencontre des scientifiques avec les parlementaires du 23 novembre 2016, Christian Lévêque avait évoqué la question des espèces invasives en lien avec la continuité: "Quelques mots de la trame bleue : nous avons réalisé le rêve de Charlemagne en réunissant le bassin du Danube à celui du Rhin, grâce au canal Main-Danube. Depuis, des espèces danubiennes arrivent dans nos rivières… La continuité écologique, c’est donc aussi la progression des espèces invasives. Je n’ai personnellement rien contre ces dernières – mais il existe des programmes de lutte contre leur propagation. Il faudrait donc assurer une certaine cohérence politique : soit on lutte contre les espèces invasives, soit on crée les conditions de leur arrivée" (source).
Le fait que ce chercheur en hydrobiologie ait publié un livre sur la question n'a pas empêché, sur les forums de discussion, des critiques généralement anonymes de considérer cet argument comme irrecevable et de mauvaise foi. Il est vrai qu'une certaine doxa de la continuité écologique défend chèrement sa position installée dans les instances de gestion, et ne montre guère d'aptitude à l'autocritique ni au débat.
L'actualité nous offre pourtant deux exemples précis de la question soulevée par Christian Lévêque.
Au Canada, les gestionnaires de l'eau se sont récemment alarmés de la présence, dans le fleuve Saint-Laurent, de la carpe de roseau (Ctenopharyngodon idella), l’une des quatre espèces de carpes asiatiques. L'espèce a été identifiée grâce aux techniques de metabarcording par ADN environnemental. Depuis les années 1960, quatre espèces de carpes asiatiques (argentée, à grosse tête, de roseau et noire) ont été importées aux États-Unis. Ces espèces atteignent une grande taille, avec une forte vitesse de croissance et un taux de reproduction élevé. Après quelques décennies de colonisation du bassin du Mississippi, ces carpes asiatiques y représentent 90 % de la biomasse par endroits et altèrent l’habitat des espèces patrimoniales, entraînant perte de biodiversité et effondrement de l’offre de pêche.
Parmi les mesures du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs pour contrer un semblable scénario dans le bassin du Saint-Laurent, on peut lire: "Afin d’agir sur les vecteurs de propagation de pathogènes et d’espèces aquatiques envahissantes, le Ministère entend poursuivre l’implantation de saines pratiques de nettoyage des embarcations et de gestion de l’eau des viviers. Une attention particulière sera également portée à la gestion des barrages et des passes migratoires afin de limiter la propagation de carpes asiatiques du fleuve Saint-Laurent vers les eaux intérieures."
Cette mesure n'a rien d'exceptionnel : nous avions rappelé dans un article de synthèse comment les barrages et seuils sont utilisés pour essayer de réguler les populations des espèces aquatiques invasives. Le Canada s'y emploie déjà pour prévenir la colonisation des lamproies marines dans les Grands Lacs.
Autre exemple de l'actualité : l'inquiétude manifestée en Belgique face à l'arrivée de l'anodonte chinoise (Sinanodonta woodiana), une moule d'origine asiatique considérée comme invasive. Elle a été introduite en Europe dans les années 1960, en France en 1982 lors de l’importation de carpes communes et d’amours blancs. Comme les moules zébrées et les corbicules, l'anodonte montre une grande plasticité et une bonne tolérance à des conditions très diverses (substrat, température). Elle est donc capable de se répandre facilement dans les rivières, canaux ou étangs, où elle tend à s'installer de manière hégémonique en extirpant les espèces patrimoniales de mollusques.
Au sujet de cette moule chinoise dans le bassin rhodanien, Benjamin Adam (Biotope) faisait les observations suivantes : "La colonisation du Rhône et des parties aval de certains de ses affluents jusqu’à Donzère, des eaux douces de Camargue et Petite Camargue ainsi que de la partie aval du fleuve Vidourle est facilement compréhensible. En effet, il n’existe pas de discontinuités majeures entre ces milieux aquatiques et les poissons porteurs de glochidies peuvent s’y déplacer librement. (…) Toujours concernant cette colonisation, il faut souligner le rôle des canaux en tant que voie de pénétration dans les milieux naturels -canaux d’irrigation, de drainage, de navigation- et en particulier le canal du Rhône à Sète qui a pu permettre à l’espèce de sortir du bassin du Rhône pour rejoindre le bassin du Vidourle. (…) A l’inverse, les barrages et les seuils limitent les possibilités de déplacement des poissons et ont de fait limité l’expansion de l’Anodonte chinoise, comme cela a été noté sur la Cèze. Sur cette rivière il existe en amont de seuils infranchissables pour les poissons des milieux favorables à l’espèce qui n’ont pas été colonisés" (Adam 2010).
Quelques observations pour conclure :
- si les tendances déjà observées (globalisation, changement climatique) se poursuivent au cours de ce siècle, plus on rendra les rivières transparentes à toutes espèces, plus on accélérera les changements biologiques par des espèces introduites;
- cette issue n'est pas forcément dramatique, car le vivant n'est pas un musée à jamais figé, mais cela rend peu audible l'espoir de conservation d'une "intégrité biotique" généralisée à toutes les rivières. Une bonne part de la biodiversité est désormais hybride, résultant aussi bien des activités humaines;
- en dernier ressort, la présence d'ouvrages n'empêche pas la circulation d'espèces sur un grand nombre de bassins, souvent en effet secondaire d'autres activités humaines (pisciculture, pêche, tourisme) ce qui contredit une certaine doxa selon laquelle un obstacle à l'écoulement bloquerait les échanges au sein du vivant;
- mais, si l'on préserve les ouvrages hydrauliques avec des solutions réversibles pour les rendre franchissables ou infranchissables en fonction des conditions de milieu, on dispose néanmoins d'un moyen de régulation et de ralentissement du front de colonisation des invasives, permettant éventuellement de développer des plans d'éradication si certaines espèces se révèlent particulièrement dangereuses pour des populations patrimoniales menacées;
- le même raisonnement peut s'appliquer à certaines souches génétiques d'intérêt au sein des espèces, comme nous l'avions suggéré à propos de souches méditerranéennes de truites fario qui semblent avoir profité de l'isolement des têtes de bassin par des ouvrages pour échapper à l'introgression génétique par des souches atlantiques d'élevage;
- aménager plutôt qu'effacer donne donc plus de latitude pour l'avenir, et cela incite à se méfier des apprentis sorciers s'appuyant sur des connaissances encore bien provisoires, qui garantissent aujourd'hui le bénéfice écologique de choix irréversibles, mais qui ne seront plus là demain pour répondre des conséquences réelles de leurs actes.
Je suis étonné, je ne trouve pas de commentaires des doctrinaires de la continuité écologique ou de la rivière sauvage comme ils disent. Les pauvres ils sont bouche close devant des faits avérés!!
RépondreSupprimerHypothèse: une des raisons pour lesquelles ces questions soulèvent peu d'intérêt en France, c'est peut-être que se pencher sur les exotiques et invasives de nos rivières impliquerait de se pencher en détail sur leur provenance, et donc aussi sur les responsabilités anciennes et actuelles de la pêche, qui n'est pas la dernière à les répandre. Pas mal de pays du Nord sont plus rigoureux là-dessus que nous... et en revanche moins bloqués sur l'attitude dogmatique vis-à-vis des ouvrages qui s'est cristallisée en France depuis 20 ans.
RépondreSupprimerA côté de cela, la phobie de l'invasion biologique, avec son registre très émotionnel sur les monstres qui envahissent nos chers cours d'eau et répandent la désolation, est quand même un phénomène qui doit appeler le recul d'une analyse critique. Il y a des proliférations à effet désastreux, il y a surtout des pathogènes émergents redoutables (comme ceux frappant les amphibiens à travers le monde), mais aussi plus souvent des stabilisations et juste une espèce de plus dans la faune ou la flore. Il n'est pas rare de voir des rivières avec davantage d'espèces aujourd'hui qu'il y a 100 ans. Les puristes rétorquent que ce n'est pas de la "bonne" ou de la "vraie" biodiversité, mais enfin... dans 500 ou 5000 ans, les écrevisses venues d'Amérique et les moules venues d'Asie, qui auront divergé de leur populations mères au point de devenir peut-être de nouvelles espèces, seront-elles toujours vues par nos lointains descendants comme des "exotiques"? Regardons-nous aujourd'hui les coquelicots comme des infâmes envahisseurs venus d'Orient? L'échelle du vivant n'est pas celle de nos existences, et le conservationnisme peut difficilement se donner comme programme de figer et transmettre un monde indéfiniment identique à ce qu'il est à l'instant t où l'on a commencé à l'observer. Créer des zones de conservation est intéressant, en généraliser la logique à toutes les rivières paraît moins sensé. C'est pourtant le paradigme implicite de certaines démarches, comme les biotypologies théoriques ou à un autre degré la bio-indication par "état de référence" de la DCE.
En tout cas, il ne fait guère de doute que les apôtres de la défragmentation sont aussi ceux de la colonisation du maximum de linéaire par les espèces qui se révéleront les plus opportunistes dans les décennies à venir, sans que la police de l'eau soit capable de faire des contrôles d'identité aux frontières!
Peut-être que votre article n'appelle tout simplement pas de commentaire... Les "invasions" font partie du vivant, le seuils et barrages ne sont pas une solution, à la limite un frein temporel, et encore. Les exemples ne se limitent pas aux milieux aquatiques ou aux seules eaux douces.
RépondreSupprimerLes seuils et barrages sont néanmoins utilisés comme "une solution" parmi d'autres par les gestionnaires canadiens n'ayant pas envie que les eaux intérieures soient ouvertes à toutes les espèces introduites.
SupprimerLe débat en arrière-plan est toujours la pertinence de l'approche conservationniste de la nature et les limites qu'elle se donne. Les invasions font partie du vivant, dites-vous à raison, ce qui inclut au passage l'invasion d'Homo sapiens. Mais en soi, l'évolution des assemblages de poissons et invertébrés face à la présence de barrages fait également partie du vivant: certaines espèces ont un avantage adaptatif et en profitent, d'autres voient au contraire leur habitat se restreindre, on est dans un schéma évolutionniste tout à fait classique. C'est bien? C'est mal? Quel est le juge de paix? En général, on considère que c'est la biodiversité. Si l'on remplace une prairie ou une forêt par un parking ou une monoculture céréalière, le bilan de biodiversité devrait être clairement négatif, des micro-organismes à la macrofaune. Mais est-ce le cas sur les rivières ayant été fragmentées? Au-delà des progressions et régressions, la biodiversité totale évolue de quelle manière? En terme de fonctionnalités, qu'est-ce qui change?
Nous n'avons qu'une hâte, que le metabarcoding ADNe (ici utilisé pour confirmer la présence de la carpe de roseau) se démocratise et que l'on puisse analyser de manière simultanée la présence de milliers d'organismes aquatiques et riverains à l'amont des points de mesure, pour ensuite corréler aux traits d'intérêt de la rivière et du bassin. Cela va produire une avalanche de données beaucoup plus représentatives que les techniques actuelles de collecte, à la fois rares, ponctuelles et très limitées sur les organismes analysés. Les sciences d'observation et expérimentation progressent par ce genre d'innovation qui change le regard porté sur le phénomène analysé, comme le montre l'histoire de la physique, de la chimie et de la biologie.
Le fait que nos cours d'eau soient si sensibles à des "invasions" montre bien que les écosystèmes qui y sont habités sont fragiles. Les fragilités viennent de différentes pressions; barrages y compris.
RépondreSupprimerHum: "fragile", "sensible"... il faut clarifier et objectiver tout cela, parce que sinon on peut dire tout et son contraire. Par exemple, on peut vous répondre : "le fait que les espèces patrimoniales ne disparaissent pas malgré l'arrivée des espèces exotiques est une preuve que les écosystèmes sont restés robustes et de bonne qualité". Ce genre d'assertion est parfaitement irréfutable, car on ne pose aucune hypothèse ni aucune observation pour la vérifier ou l'infirmer. Ce n'est pas ainsi que l'on peut faire des énoncés écologiques corrects et convaincants.
SupprimerOn lit parfois que les retenues présentent davantage d'espèces exotiques au bassin. Ce n'est pas spécialement surprenant puisque ces retenues sont fréquentées et que ce sont souvent certains usagers qui déversent volontairement des exotiques. Après, on peut avoir des silures, des perches et des sandres dans une retenue de barrage, ce n'est pas pour autant qu'on les retrouve à la tête de bassin où les conditions hydrologiques, thermiques et chimiques sont différentes. D'ailleurs, les relevés piscicoles le montrent assez bien, à quelques milliers de mètres amont ou aval, le peuplement change. L'objectif premier de la continuité (le blocage des grands migrateurs) est tout de même plus convaincant que certaines spéculations marginales sur ce que devrait être le peuplement théorique de la rivière.
Peut être que si certains barrage ne modifiaient pas les régimes d'écoulement certaines de ces espèces ne pulluleraient pas...
RépondreSupprimer