Presque partout à travers le monde, l'érosion, le transport et le stockage sédimentaires ont été modifiés par l'expansion progressive des activités humaines. Ces processus, déjà soumis à la variabilité naturelle du climat, de la couverture végétale et de la tectonique, font également l'objet d'un forçage anthropique, c'est-à-dire d'une variation résultant de l'occupation des vallées par les sociétés humaines.
Pour comprendre ces phénomènes, Gert Verstraeten et ses collègues (Université et Centre des sciences archéologiques de Louvain) comparent les travaux menés sur la Dilje (rivière belge dans la ceinture de loess centre- et nord-européenne), les bassins du Bügdüz et Gravgaz (monts Taurus, chaîne calcaire du sud-ouest de la Turquie occupée depuis l'Antiquité) et plusieurs rivières des Etats-Unis (analyses de l'impact de la colonisation européenne et du développement de l'agriculture).
Nous exposons ici plus en détail l'exemple de la Dilje, bassin versant de 758 km2 et de faible altitude (max 168 m, min 75 m), avec une couverture de loess déposée à partir du Pléistocène. Les chercheurs analysent l'histoire de ce bassin à la lumière de l'analyse fine des dépôts sédimentaires et des pollens.
Cette première illustration montre l'évolution estimée du bilan sédimentaire sur trois périodes. En haut, l'érosion du bassin versant produit 69 Mt (mégatonnes) sur 7 millénaires. Le mouvement s'accélère avec l'occupation des vallées et le développement de l'agriculture: 209 Mt en l'espace de 3000 ans. Le mouvement se poursuit et s'intensifie sur le dernier millénaire: 534 Mt depuis l'An 1000.
Cette seconde illustration montre l'évolution des styles fluviaux et occupation des sols de la Dilje, dans les zones à lit majeur étroit (gauche) ou large (droite). La forme "naturelle" (au sens de spontanée en interglaciaire et préalable à une influence anthropique significative) de l'écoulement est en anastomose (lit ramifié en plusieurs bras, pas de lit mineur incisé drainant l'essentiel de l'écoulement). La connexion avec le flux de charge sédimentaire venu des versants tend à s'accentuer à mesure que les formations boisées (forêts de feuillus) se raréfient. Le style méandriforme et incisé de la rivière, avec une plaine d'inondation dépourvue de forêts (aulne dominant), s'impose tardivement. Les formations tourbeuses, de prairies ou forêts humides, régressent régulièrement au long de cette période.
Sans détailler les autres études de cas, on voit sur ce troisième graphique que les évolutions des taux de sédimentation ont été très différentes en Belgique (courbe continue), en Turquie (courbe en tirets) et aux Etats-Unis (courbe en pointillés). Les chercheurs soulignent notamment :
- aucun concept global d'évolution de la sédimentation après une perturbation anthropique ne peut être proposé;
- la connectivité entre les pentes des versants et le chenal définit des points de basculement (tipping points) au-delà desquels se déclenchent des effets significatifs dans la dynamique sédimentaire;
- les propriétés géomorphorlogiques et tectoniques des bassins et la rétroaction des sols à l'érosion compliquent encore la nature non-linéaire de la réponse à l'impact;
- les systèmes ne sont pas forcément à l'équilibre, on doit donc développer des modèles spécifiques de la réponse fluviale aux usages humains des milieux, et la prédiction de la réponse future aux pressions actuelles reste un défi majeur pour l'hydromorphologie.
Discussion
Les travaux de Gert Verstraeten et de ses collègues rejoignent ceux menés par l'équipe de Laurent Lespez sur les rivières de l'Ouest de la France, que nous avions commentés (voir Lespez 2015). Nous nous contenterons ici de quelques réflexions générales en lien aux orientations de la gestion publique de l'eau en France, qui a récemment mis en avant les dimensions morphologiques par rapport à la lutte classique contre les pollutions chimiques de l'eau.
Ces recherches nourrissent plusieurs réserves que nous avons mises en avant:
- le nouveau paradigme de "gestion écologique" des bassins (voir Morandi et al 2016) doit être cohérent avec son ambition et s'inspirer réellement de la recherche écologique contemporaine, au lieu d'une version parfois un peu simpliste, superficielle ou dépassée;
- les prescriptions génériques (à échelle nationale ou de grand bassin de gestion) ne sont guère adaptées à la dynamique toujours singulière des milieux que l'on entend préserver ou restaurer, le maillon faible de la gestion étant aujourd'hui la qualité du travail préparatoire à échelle de chaque bassin versant (là où il faut être rigoureux sur le diagnostic et les priorités d'action);
- la valorisation de principe du "transit des sédiments" (comme élément de continuité) ne fait pas sens si l'on ne s'interroge pas sur la trajectoire sédimentaire concernée, la nature de ce que l'on veut faire transiter, l'effet à l'aval des bassins, etc. C'est particulièrement vrai dans notre période (100 dernières années) marquée par des variations rapides d'emprise et déprise agricoles, ainsi que de notables changements d'intensité dans l'aménagement des sols (mécanisation, urbanisation) ;
- au regard de la longue modification des versants européens par une implantation humaine dense et précoce, la promotion d'une "renaturation" ou d'une "restauration morphologique" ne peut faire l'économie d'un débat sur la "nature" que l'on prétend rétablir ou sur l'état que l'on veut "restaurer". Par exemple, les styles méandriformes (promus un peu partout au lieu des chenaux récemment rectifiés, voir Hiers et al 2016) sont déjà des héritages tardifs de l'occupation humaine des sols et leur rétablissement, assez coûteux, doit d'abord justifier d'un intérêt écologique propre, sans que la référence à un modèle passé n'ait de sens au point de vue de "la naturalité" ou de "l'intégrité" du style fluvial.
Référence : Verstraeten G et al (2017), Variability in fluvial geomorphic response to anthropogenic disturbance, Geomorphology, doi:10.1016/j.geomorph.2017.03.027
Illustrations : extraites de l'article cité, droit de courte citation.
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