Intégrés dans le grand ensemble des "zones humides" selon le jargon de notre époque, marais et étangs furent souvent créés de main d'homme et ont accompagné nos sociétés depuis des siècles, permettant de multiples usages et nourrissant de nombreuses légendes. Dans un essai paru cette année, l'historien Jean-Michel Derex en livre une histoire stimulante et richement illustrée.
Ne parlez pas à Jean-Michel Derex de "zone humide", cette expression à la mode et à la triste tonalité bureaucratique l'irrite. Allain Bougran-Dubourg révèle l'anecdote dans la préface, et elle rend d'emblée l'auteur très sympathique. Jean-Michel Derex est historien de l'environnement : une discipline encore trop peu développée, dont la vocation est de nous décrire la manière dont la société et la nature ont interagi à travers les âges.
Pour les eaux stagnantes des marais et étangs, cette co-évolution est ancienne. Mais elle est méconnue : désormais passionnés de biodiversité et émerveillés du jeu complexe des espèces, nous oublions un peu vite que les milieux naturels furent façonnés, guidés, modifiés, exploités par nos ancêtres. "Pour l'homme du XXIe siècle, ces espaces humides représentent la nature. Ils sont même vus souvent comme les derniers domaines vierges préservés de toute intervention humaine : les flamants roses de la Camargue, les cormorans des étangs de la Brenne, les phoques de la baie de Somme ne sont-ils pas ici présents pour témoigner de cet état? Rien n'est plus faux. Ces étangs et ces chemins d'eau tracés au cordeau qui courent dans les marais sont là par la volonté des hommes. Méfions-nous donc de l'eau qui dort".
Les zones humides sont devenues la chasse gardée des naturalistes pleins de bonne volonté, qui les préservent ou les restaurent au titre de la faune et de la flore qu'elles abritent. Mais au point d'oublier parfois leur origine. "Dans une approche savante des espaces humides, l'homme n'y a plus sa place. Sa présence devient suspecte. Les naturalistes définissent ainsi de nouvelles normes dans lesquelles les usages traditionnels définis par les hommes au cors des siècles se trouvent en situation d'accusés". Et pourtant, ces milieux si propices au vivant proviennent directement de l'action humaine, et les cartes postales du XIXe siècle et du début du XXe siècle, reproduites en grand nombre dans l'essai, rappellent que l'homme agissait voici encore peu sur ces milieux comme dans un espace de travail.
Beaucoup de marais et étangs ont eu une vocation de pisciculture, bien sûr, et c'est encore le cas pour certains aujourd'hui. Mais tout un monde d'économie rurale a vécu d'eux: marais salants à l'époque où le sel était une richesse convoitée du royaume, mises à sec intermittentes pour la culture céréalière, maraîchage, élevage de volaille et de certains ruminants adaptés, réserves de chasse au gibier d'eau, provision de tourbe pour se chauffer, culture des sangsues, production de l'osier et du roseau, gestion des bois d'aulne, saule, peuplier, usage de la salicorne pour les savonneries, zone de protection militaire et d'inondation stratégique face à l'avancée ennemie… L'essai de JM Derex parcourt les époques pour faire découvrir toutes ces facettes des espaces humides.
Malgré les usages nombreux qu'en firent les sociétés passées, il ne faut pas croire que les étangs et marais ont eu bonne réputation. Les eaux stagnantes et dormantes inquiètent. On y voit des feux follets la nuit et toutes sortes de légendes se créent autour d'elles, comme la figure de la Vouivre. Grenouilles et crapauds sont jugés répugnants, parfois représentés comme des animaux du diable. Noyades, disparitions et engloutissements hantent les imaginaires pré-modernes. Ces eaux sont aussi réputées malsaines, souvent à tort mais parfois à raison (le paludisme existait en Europe jusqu'au XXe siècle avec des poches endémiques). Aussi le saint-simonime et l'hygiénisme du XIXe siècle ont-ils encouragé drainage et desséchement, pour maîtriser la nature insalubre. Avant eux, la Révolution avait curieusement politisé l'étang comme symbole d'Ancien Régime et ordonné déjà leur destruction à grande échelle pour les rendre à la terre et au peuple. De fait, entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de ces espaces humides ont disparu – abandonnés et atterris, drainés et plantés, transformés en terres agricoles ou en zones d'habitation.
Quel avenir pour les marais et étangs? Devenues synonymes de biodiversité, les "zones humides" sont aujourd'hui davantage protégées, et parfois valorisées pour le tourisme vert. C'est certainement nécessaire. Mais JM Derex met en garde contre une logique de gestion patrimoniale à fonds perdus qui serait orientée sur la seule conservation ou le seul retour à "l'état naturel", notion ayant peu de sens pour la plupart des eaux stagnantes : "ne jouons donc pas trop avec ce concept d'héritage et de patrimoine naturel, car ils peuvent conduire à des impasses. Sachons plutôt appréhender la manière dont les hommes ont utilisé ces milieux. C'est peut-être cela la mémoire des pays d'étangs et marais : l'extraordinaire adaptation des hommes aux changements subis ou provoqués dans une nature toujours fragile et instable".
Référence : Derex Jean-Michel (2017), La mémoire des étangs et des marais. A la découverte des traces de l'activité humaine dans les pays d'étangs et de marais à travers les siècles, Ulmer, 192 p.
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