Comprendre et cartographier la variation spatiale de la condition biologique des cours d'eau est aujourd'hui un enjeu important pour l'évaluation, la conservation et la restauration des écosystèmes fluviaux. Compte-tenu des coûts importants de ces politiques, le gestionnaire public ne peut prendre des décisions sur la base de données imprécises et de compréhension inadéquate des impacts sur le vivant. Une équipe de chercheurs américains vient de produire un premier modèle prédictif de l'état écologique de l'ensemble des masses d'eau des Etats-Unis (états contigus), pour l'instant limité à l'indice invertébrés (MMI). De manière intéressante, les facteurs naturels restent les premiers prédicteurs de variation et, au sein des facteurs anthropiques, les barrages ne montrent pas de signal clair, avec des effets tantôt positifs et tantôt négatifs dans 4 régions sur 9, pas de signal clair ailleurs. L'agriculture et l'urbanisation restent pour leur part de forts prédicteurs (négatifs) de la qualité des masses d'eau, ainsi que les pressions du bassin versant et non du seul tronçon. Un clou supplémentaire, après tant d'autres, dans le couvercle du cercueil de la "continuité en long comme facteur décisif pour la qualité écologique des rivières", une hypothèse non démontrée que l'administration française et les officines halieutiques présentent indûment comme des certitudes.
Aux Etats-Unis, l'évaluation nationale des rivières et des cours d'eau 2008-2009 (National Rivers and Streams Assessment) a défini les linéaires de cours d'eau dans les États américains limitrophes qui se trouvent dans un état biologique bon, passable ou médiocre sur la base d'un indice multimétrique des assemblages d'invertébrés benthiques (MMI). Mais ces mesures ne fournissent pas un aperçu efficaces de la distribution spatiale des mêmes conditions dans les endroits non échantillonnés.
Pour pallier au défaut de mesures de terrain, Ryan A. Hill et collègues ont utilisé la technique d'apprentissage des forêts d'arbres de décision (ou forêts aléatoires, random forest) pour modéliser et prédire l'état probable de plusieurs millions de kilomètres de cours d'eau à travers les États-Unis contigus. Ce modèle a intégré les caractéristiques du bassin versant et des variations amont-aval, y compris les modifications anthropiques. À l'échelle nationale, leur modèle a correctement prédit la classe de condition biologique de 75% des sites NRSA.
Nous attacherons seulement ici à détailler les prédicteurs de ce modèle, reposant sur les corrélations assez robustes entre les données d'entrée et l'état biologique tel que mesuré par les invertébrés.
Parmi les dix prédicteurs les plus importants des neuf régions, 19 étaient des prédicteurs locaux et les 71 autres étaient des prédicteurs au niveau des bassins versants; cela souligne l'importance de comprendre le contexte global des bassins hydrographiques.
Les facteurs naturels représentaient plus de la moitié des prédicteurs les mieux classés. Dans de nombreuses régions, la superficie des bassins hydrographiques, les débits et l'indice d'humidité topographique figuraient parmi les facteurs naturels les plus importants. En général, les zones à grands bassins avaient une relation positive avec les probabilités de bon état. Les mesures liées au climat figuraient également parmi les paramètres naturels les plus importants dans tous les modèles. La température de l'air figure parmi les dix prédicteurs les plus importants dans six des neuf modèles régionaux (températures plus chaudes et déficits de précipitations ont abaissé la probabilité de bon état écologique dans la plupart des bassins).
Concernant les impacts anthropiques, les auteurs observent :
"L'urbanisation et l'agriculture étaient les indicateurs anthropiques les plus courants dans tous les modèles. Dans tous les cas, la relation entre ces mesures et la probabilité de bon état était négative (annexe S3), en cohérence avec d'autres études de ce type (par exemple, Carlisle et al 2009, Falcone et al 2010). L'urbanisation était importante pour tous les modèles et ces mesures d'urbanisation comprenaient divers paramètres (par exemple % du bassin hydrographique comprenant l'utilisation des terres urbaines, l'unité de logement ou la densité de population, le nombre de traversées de route pondérées par la pente du tronçon). De plus, une métrique composite de perturbation (soit l'agriculture et l'urbanisation dans le bassin versant ou dans la zone tampon riveraine) se classait parmi les dix prédicteurs les plus importants dans quatre des neuf modèles régionaux.
Diverses mesures de l'endiguement des rivières (c'est-à-dire la densité et le volume des barrages) étaient importantes dans quatre régions, mais la direction de la relation avec la condition biologique dépendait de la région. Les retenues d'eau étaient négativement associées à la probabilité de bon état dans les régions du nord des Appalaches et des zones xériques, mais positivement corrélées dans les régions des Plaines du Nord et des Plaines tempérées (annexe S3). Les régions du nord des Appalaches et des zones xériques sont des régions montagneuses et les types, tailles et par conséquent impacts des barrages diffèrent probablement de ceux trouvés dans les plaines et peuvent expliquer les différences de réponses entre ces régions."
Discussion
Grâce aux progrès des outils numériques et à l'accumulation des données, la modélisation des réseaux hydrographiques à différentes échelles spatiales devient un outil indispensable du gestionnaire public en charge de l'environnement. Elle ne peut évidemment décrire les rivières avec un niveau fin de granularité (échelle du site, de la station, du micro-habitat), mais elle permet en revanche de nourrir la réflexion sur les zones d'action prioritaire selon les finalités que se donnent les décideurs. Cette modélisation permet aussi, et surtout, de pondérer l'importance relative des différents facteurs naturels et anthropiques à l'oeuvre dans les variations biologiques observables.
Le processus est encore embryonnaire en France et, comme tout modèle sensible à la qualité de ses données d'entrée, la robustesse de l'exercice va dépendre de la précision des descripteurs : connaître et mesurer les impacts comme les variables biologiques sur un nombre suffisant de sites pour un bon apprentissage du modèle. Le retard pris sur l'acquisition de données et la construction de modèles est dommageable, et l'argent public de l'eau serait utilement consacré à financer des équipes de recherche dédiées à ces tâches au lieu d'être dilapidé dans divers travaux à l'utilité et à la cohérence souvent douteuses.
Par ailleurs, le travail de Ryan Hill et de ses collègues sur la base des invertébrés confirme ce qui est déjà observé dans de nombreuses études récentes (voir cette synthèse) : le poids des barrages et des discontinuités en long est assez faible dans la variance biologique, et peu prédicteur à lui seul de l'état des masses d'eau. Sur les invertébrés et sur les ouvrages de petites dimensions, la méta-analyse de Mbaka et Mwaniki 2015 n'avait déjà pas trouvé de signal clair. Ce signal était plus prononcé en France avec l'indicateur I2M2 chez Van Looy 2014, mais restait inférieur aux autres impacts chez Villeneuve 2015 (nous reviendrons sur une étude française récente à ce sujet).
L'affirmation française selon laquelle la continuité écologique longitudinale serait un enjeu de premier plan pour améliorer l'écologie des rivières ou pour atteindre le bon état écologique DCE reste donc à ce jour une hypothèse non démontrée, que l'on trouve davantage dans la littérature administrative visant à justifier des choix politiques ou dans la littérature halieutique sur le cas particulier des poissons migrateurs que dans les résultats chiffrés de la littérature scientifique en hydro-écologie quantitative. Tant que ce point n'est pas clarifié par une expertise scientifique collective et multidisciplinaire, il sera difficile d'asseoir cette politique de continuité sur une base légitime.
Référence : Hill RA et al (2018), Predictive mapping of the biotic condition of conterminous U.S. rivers and streams, Ecological Applications, 8, 2397–2415
Illustration : barrage EDF de La Palisse, sur la Loire (07).
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