Une pétition lancée par L214, Sea Shepherd, les Fondations Brigitte Bardot et 30 Millions d'amis est mise en ligne pour interdire la pêche récréative à Paris, une autre pour interdire la pêche du saumon en France, tandis que des associations naturalistes mettent en garde sur les effets délétères des déchets de pêche pour la faune sauvage. L'ouverture de la pêche 2018 se fait sur fond d'une contestation inédite de ce loisir, qui soulevait jusque là une certaine indifférence bienveillante de l'opinion, voire parfois la sympathie de milieux écologistes. Quelques réflexions sur ce sujet, où la première étape nous semble déjà de considérer la pêche comme un impact et de ne plus lui confier le diagnostic écologique des milieux aquatiques, dont les enjeux excèdent l'approche halieutique et ses intérêts particuliers.
Voici deux ans tout juste, nous avions publié une tribune où, observant que le milieu des pêcheurs donne volontiers des leçons d'usage de la rivière à tout le monde, il ne saurait s'abstenir d'un recul sur ses propres pratiques, et travailler à les améliorer avant de critiquer celles des autres. Car eux aussi subiront le regard social. Ce temps semble arriver.
L214, Sea Shepherd, les Fondations Brigitte Bardot et 30 Millions d'amis ont lancé une pétition associée à une campagne affichage, en vue d'interdire la pêche récréative dans les départements où la consommation de poisson est interdite, donc où aucune finalité alimentaire ne peut être mise en avant. Une demande en ce sens va être déposée au Conseil de Paris.
La demande se fonde sur la souffrance animale : "Retirés brutalement de leur milieu, les poissons sont angoissés et souffrent de suffocation. Toute forme de pêche est potentiellement mortelle pour les poissons (…) A cela s'ajoutent les souffrances physiques liées aux lésions provoquées par l'hameçon, en particulier ceux qui possèdent un ardillon. Utilisée pour éviter un décrochage de l'hameçon, cette pointe provoque d'importants dégâts anatomiques lors de son retrait. Les lésions peuvent s'infecter et empêcher un poisson remis à l'eau de s'alimenter, causant son agonie". Les auteurs de l'appel réfutent l'idée que le "no kill" ou "catch and release" (remettre l'animal vivant à l'eau) serait une solution, car il ne règle pas le problème de la souffrance animale et provoque par ailleurs des lésions qui réduisent l'espérance de vie des poissons.
Outre cette capacité à souffrir, c'est le respect de l'animal comme disposant d'une vie pouvant être vécue qui est invoqué : "Comme les animaux vertébrés terrestres, les poissons ont un système nerveux central ; ils possèdent également des structures cérébrales homologues à celles présentes chez les mammifères pour le ressenti de la douleur. Il est donc aujourd'hui largement accepté que les poissons éprouvent la souffrance physique. Par ailleurs, ils ont des relations sociales complexes et peuvent communiquer entre eux de façon très élaborée. Ils possèdent une personnalité et sont capables de comportements et d'apprentissages sophistiqués : contrairement aux idées reçues, ils sont dotés d'une mémoire à long terme. Ils sont victimes d'un préjugé sur leurs capacités à éprouver des émotions car ils ne possèdent pas d'expression faciale et ne s'expriment pas vocalement, ce qui rend la lecture de leurs émotions difficile pour un humain".
Une autre motivation est la protection des espèces : "ces animaux peuvent aussi être menacés d'extinction : 15 espèces de poissons d'eau douce de France métropolitaine sont en danger, dont le Brochet et l'Anguille européenne".
Le Fédération nationale de la pêche en France (FNPF) a répondu en saisissant à son tour le Conseil de Paris (voir leur courrier). Elle met en cause "une campagne de déstabilisation visant à interdire la pratique de la pêche depuis début mars", qui est "orchestrée par un groupement d’associations de protection animale". Le ton est plutôt belliqueux. Son argument pour la pêche récréative : "Au-delà de la pratique d’un loisir, il s’agit d’une profession de foi envers les milieux aquatiques et leur biodiversité". La FNPF met en avant le rôle social de la pêche, son poids économique, son partenariat historique avec le ministère de l’écologie. Il est à noter que la fédération de pêche évite toute mention des principaux arguments des opposants, à savoir la question morale de la souffrance volontairement infligée à un animal sensible.
Que faut-il en penser?
La souffrance animale reste une question discutée dans le cas des poissons, même si la "balance des preuves" penche plutôt vers sa réalité. La biologiste Victoria Braithwaite a écrit un livre entier sur ce sujet rassemblant l'ensemble des expérimentations et observations suggérant que les poissons ressentent de la souffrance (Braithwaite 2010, sur le bien-être des poissons voir Braithwaite 2017). D'autres chercheurs ont objecté que les poissons ne ressentent pas l'équivalent humain de la souffrance, la détection inconsciente de stimuli nocifs (nociception) n'étant pas la douleur consciente au plan neurobiologique et psychologique (Rose et al 2014). Une équipe scientifique a défini 17 critères biologiques et comportementaux permettant d'évaluer l'existence d'une douleur chez les différents règnes, observant que les poissons remplissent la plupart des critères, au même titre que les mammifères ou les oiseaux (Sneddon et al 2014).
La science établit des faits, mais elle n'a de toute façon aucune autorité pour définir des morales et émettre des jugements de valeur (même si certains écologues ou biologistes tendent parfois à l'oublier, comme le relevait Christian Lévêque). Le rapport de l'être humain à l'animal est une question de civilisation qui excède la caractérisation neurobiologique de la douleur, laquelle apporte un élément d'information mais non de décision. On pourrait choisir de tolérer la pêche même si elle provoque une souffrance chez l'animal, ou au contraire de l'interdire même si elle provoque une douleur bénigne : ce sont les usages sociaux, les héritages culturels, les réflexions éthiques et les débats démocratiques qui en décident.
Les approches éthiques de la nature sont parfois séparées en vision biocentriste (le vivant a une valeur intrinsèque dont le respect s'impose à l'homme) ou anthopocentriste (l'homme reste l'arbitre de ses choix moraux sur le vivant selon ses intérêts, goûts ou valeurs). Les positions biocentristes se montrent en général soucieuses de la condition animale, ce qui peut inclure la condamnation de la pêche parmi d'autres activités de prédation. Ces positions posent quand même un problème de logique : ceux qui parlent au nom de la nature non humaine le font toujours à partir de leur vision (humaine) de cette nature. Ils n'échappent donc pas en dernier ressort à une fondation anthroposourcée de leur morale. (Le spectacle le plus étrange en ce domaine est certainement donné par certains pêcheurs spécialisés de saumons ou truites qui d'un côté affirment défendre la vie sauvage, des positions radicales en écologie voire une empathie avec les poissons, mais d'un autre côté réclament une sorte d'exception pour leur pratique, comme activité tolérée au sein de cette nature interdite à d'autres humains. Il n'est cependant pas nouveau que chacun voit midi à sa porte et que les pratiques marginales produisent parfois d'étranges constructions intellectuelles…)
Nombre de pratiques sont accompagnées de la souffrance et de la mort animales (élevage, chasse, pêche, corrida, expérimentation scientifique, etc.). Certaines sont très contestés, d'autres mieux acceptées. Nos sociétés modernes se montrent de plus en plus attentives à la question. Le débat est souvent celui de l'intérêt que l'on accorde à la pratique provoquant la souffrance, le stress ou la mort de l'animal. Par exemple, mener une expérience sur des souris en vue de mettre au point un médicament n'est pas la même chose qu'organiser des combats de chiens en vue de récolter l'argent des paris.
S'il existe une longue histoire de la réflexion philosophique sur l'animal, les débats sociétaux sur sa sensibilité et sa souffrance sont néanmoins assez récents. Sur le sujet, chacun peut déjà se construire une morale personnelle, par réflexion sur les rapports qu'il a envie d'avoir avec les animaux au regard des connaissances dont nous disposons. Mais avoir une répugnance personnelle envers telle ou telle pratique n'autorise pas à fonder son interdiction, ce qui rendrait nos sociétés peu vivables. Il paraît assez précoce de réclamer une position publique en la matière, qui suppose un certain consensus social à ce jour inexistant, tant sur la pêche que sur d'autres pratiques.
Considérer la pêche comme un impact et l'autonomiser de la gestion écologique des rivières
En revanche, les prises de position des associations ayant lancé l'appel à interdire la pêche rappellent une évidence qui avait été oubliée : les pêcheurs sont avant tout des usagers de la rivière, qui exploitent ses peuplements de poissons au bénéfice d'un loisir.
Cela pose un problème quand, jouissant de leur agrément public, les fédérations de pêche sont parfois chargées des diagnostics de rivière et promeuvent la "protection des milieux aquatiques" en centrant l'essentiel de leur réflexion sur les dimensions halieutiques et piscicoles. Or, ces dernières n'expriment pas tous les enjeux de biodiversité, et leur sont parfois contraires : introduction d'espèces étrangères au bassin, alevinage et déversement d'espèces d'élevage avec risque d'introgression génétique, diffusion de certains pathogènes par les matériels de pêche, destruction de milieux lentiques d'intérêt au nom d'une continuité centrée sur quelques espèces cibles de la pêche, etc.
Confie-t-on aux chasseurs le diagnostic et la gestion écologiques des forêts et des prairies? Le fait d'accorder parfois ces prérogatives aux pêcheurs pour les rivières et étangs est un héritage dépassé. Et désormais contesté.
Il faut y ajouter des problèmes de gouvernance : représentation automatique des pêcheurs dans des instances de concertation et décisions dont d'autres usagers ou d'autres associations (dont les naturalistes) sont exclus, conflit d'intérêt quand des élus locaux sont aussi dans les instances de pêche et doivent prendre des décisions au sein des syndicats de rivière, etc.
Pour toutes ces raisons, on doit autonomiser l'évaluation écologique des rivières de la pêche dans les années à venir et analyser l'impact de la pêche de manière indépendante, au même titre que les autres usages. Concrètement, il s'agira notamment d'exposer le problème aux élus et de donner désormais des avis défavorables à toute délégation d'études de rivière aux fédérations de pêche dans le cadre des SAGE, des contrats bassin ou des études GEMAPI. De même, la pêche est le seul usage qui n'avait jamais fait l'objet d'une évaluation scientifique de son impact par l'Onema (office biaisé par sa sympathie pour la pratique), et l'Agence française pour la biodiversité devrait mettre un terme à cette anomalie en étudiant la question. De ce point de vue, la campagne de L214, Sea Shepherd, Fondations Brigitte Bardot et 30 Millions d'amis a le mérite de mettre en évidence l'absence de consensus social sur la pêche et la nécessité d'une analyse critique de ses pratiques.
Ne pensez-vous pas que c'est surtout les souffrances des salmonidés qui devraient être évitées ? N'y aurait-il pas des études scientifiques qui montreraient que ces poissons là souffrent davantage que ceux des eaux calmes ? Par exemple que leur suffocation sont moins douloureuses que celles de poissons dont les besoins en oxygène sont moindres ? Qu'en pensez-vous ?
RépondreSupprimerNous n'avons pas connaissance de travaux scientifiques sur la douleur des salmonidés (son existence ou sa spécificité) selon les types de milieux qu'ils traversent.
SupprimerAu plan philosophique, et sur la question de la souffrance animale volontairement infligée à fin de loisir (posée par les pétitionnaires de L214 et al), nous ne verrions pas de raison logique particulière de distinguer parmi les espèces de poissons, plus généralement parmi les espèces animales, à partir du moment où leur douleur liée à une pratique et à un caractère volontaire est scientifiquement démontrée.
Ces questions là sont assez nouvelles, et abordées par les citoyens avec des visions différentes. II paraît déjà important que chacun puisse y réfléchir et faire entendre ses vues. Le cas échéant les faire mieux respecter là où il a déjà la capacité de le faire (par exemple sur la présence des pêcheurs en rives non domaniales).
Merci pour cet article, qui a le mérite de la neutralité, tout en introduisant bien les enjeux de la question.
RépondreSupprimerJ'ai deux petites choses à redire :
- Vous parlez de pathocentrisme, mais ne le nommez pas, ce qui entretient la confusion entre le biocentrisme et le pathocentrisme : il y a (au moins) deux formes d'anthropodécentrismes bien distinctes, le pathocentrisme et le biocentrisme (les pathocentristes, dont je suis, auront tendance à critiquer la pêche tant qu'elle créée de la douleur, ou en tout cas, si ne pas pêcher permet de diminuer la souffrance globale (mais il faudrait aussi distinguer utilitarisme et théorie des droits), tandis que les biocentristes ne devraient pas critiquer la pêche si elle permet de préserver les écosystèmes (quoique, là encore, il y a une distinction subtile entre biocentrisme et écocentrisme).
- Je crois que c'est important de prendre en compte le fait qu'on a un point de vue humain quand on veut critiquer l'anthropocentrisme (échapper l'anthropocentrisme moral, ne signifie pas échapper à l'anthopocentrisme épistémique), mais je ne crois pas que le biocentrisme, l'écocentrisme, et le pathocentrisme soient voués logiquement à se contredire parce qu'ils sont émis par des humains. Dans le pathocentrisme, pour prendre l'exemple que je maîtrise mieux, je ne pense pas que dire qu'un animal veut éviter la douleur et recherche le plaisir soit une projection, et on a besoin que de savoir ça pour élaborer une théorie pathocentriste. Bien sûr, surtout dans ses applications concrètes, cette théorie peut être à des erreurs factuelles, mais c'est autre choses.
Ce ne sont que des remarques philosophiques, mais les points "politiques" de votre article sont très intéressants!
Merci encore une fois!
Pourquoi alors ne pas interdire l’utilisation des automobiles qui tuent ou blessent également des milliers d’animaux.
RépondreSupprimerInterdire la fréquentation des milieux naturels qui dérangent la faune et peu entraîner dans certains cas l’extinction de certaines espèces.(footing la nuit, raquette et ski en dehors des sentiers balisés…..
A ce tous ces grands penseurs et moralistes stop. Laissez nous pratiquer en paix notre loisir.
Que font-ils contre le réchauffement climatique, l’assèchement des rivières de plus en plus fréquents et par conséquent la disparition programmée des milieux halieutiques!