Au Moyen Âge, on observe à partir du XIe siècle une forte croissance des poissons marins dans la consommation des villes anglaises. Cette transition est connue en archéologie anglo-saxonne sous le nom de Fish Event Horizon. S'agit-il d'un changement de goût lié à l'urbanisation et au développement des transports? Ou du reflet d'un déclin des poissons d'eau douce, à cause du développement des moulins, de l'agriculture et de la surpêche? Trois archéologues (David Orton, James Morris et Alan Pipe) ont mené l'enquête en analysant des dizaines de milliers de vestiges de poissons dans les collections du musée archéologique de Londres. Résultat: on n'observe aucun déclin des poissons d'eau douce avant l'arrivée de leurs concurrents marins, ce qui suggère une cause économique et culinaire plutôt qu'environnementale.
Les trois chercheurs rappellent la problématique de leur étude : "Dans la période médiévale de l'Europe occidentale, l'une de grandes questions est la mesure dans laquelle l'approvisionnement à long terme a soutenu le développement urbain et la croissance démographique. Un point clé dans ce contexte est le déplacement spectaculaire vers des ressources marines - et apparemment l'éloignement de ressources d'eau douce - qui ont eu lieu en Angleterre au début du XIe siècle, en particulier dans les établissements urbains. Ce 'fish event horizon' marque un changement important dans les ressources des villes médiévales et représente l'origine ultime des pêcheries marines commerciales modernes en mer du Nord, et au-delà".
Rare depuis le début Néolithique (environ 4000 av. JC), les taxons de poissons marins réapparaissent soudainement dans le registre archéologique anglais en nombre significatif à partir du XIe siècle, constituant souvent plus de la moitié des spécimens de poissons identifiés dans le registre archéologique des assemblages provenant de sites à l'intérieur des terres. Dans un premier temps, il s'agissait principalement d'un phénomène urbain, les pourcentages dans les sites ruraux augmentant progressivement au cours des siècles suivants.
Cette recrudescence des poissons marins est plus marquée pour la morue (Gadus morhua), mais des espèces apparentées comme l'aiglefin (Melanogrammus aeglefinus), le lieu noir (Pollachius virens), la lingue (Molva molva) et le merlu (Merluccius merluccius) deviennent importantes au XIIIe siècle. Le phénomène avait des précurseurs dans les sites occupés par l'élite du début du Moyen Âge et les harengs représentaient même jusqu'à 20% du poisson des centres de commerce proto-urbains entre le VIIe et le VIIIe siècles.
La synthèse des données sur les os de poissons de Flandre, en Belgique, révèle un phénomène globalement similaire, mais avec des différences dans les chronologies pour les taxons.
Ecologues, archéologues et historiens se posent la question de cette évolution. S'agit-il d'un choix culturel et économique, lié à l'urbanisation, à l'émergence de la bourgeoisie, au développement du commerce et de la navigation? S'agit-il plutôt d'une contrainte écologique, associée à la raréfaction de la ressource dulçaquicole par surexploitation de pêche, apparition des moulins et forges, première eutrophisation liée au développement de l'agriculture et des pollutions (déchets organiques jetés dans les rivières)?
Les chercheurs ont souhaité tester la seconde classe d'hypothèses, celle de causes environnementales.
"Une limitation classique de la recherche zoo-archéologique, observent-ils, est que les comptes d'échantillons sont des ensembles de données fermées: si la fréquence en pourcentage d'une catégorie augmente, celle des autres doit nécessairement diminuer. La diminution relative des restes de poissons d'eau douce observée au Fish Event Horizon est un corollaire inévitable de l'augmentation des spécimens marins."
Pour vérifier si le déclin des poissons d'eau douce est réel ou simplement un artefact lié à l'augmentation de la consommation de poissons marins, il faut alors affiner la chronologie : si l'on constate qu'un déclin des stocks de poissons d'eau douce commence avant l'augmentation des espèces marines, cela conforterait l'hypothèse selon laquelle la surpêche et la dégradation des rivières et des lacs ont commencé au début du Moyen Age, et donc contribué à l'essor pêche maritime. Inversement, si un tel déclin ne peut être démontré ou s'il est postérieur au "fish event horizon", cela suggérerait que le développement des pêcheries marines dépendait principalement de l'augmentation de la demande globale de poisson ou des changements dans les goûts culinaires.
La base de données du musée d'archéologie de Londres comprend (en 2013) 320.797 spécimens zoo-archéologiques récupérés à partir de 7270 contextes chronologiquement phasés sur 142 sites dans le noyau urbain de Londres. Les poissons apportent 35187 spécimens, dont 32315 proviennent de 1163 échantillons sédimentaires sur 84 sites. Les chercheurs ont appliqué un développement statistique pour produire des séries cohérentes incluant des marges d'erreur.
Leur conclusion : aucun déclin des espèces d'eaux douces et diadromes n'est observable dans les phases qui précèdent l'émergence de la consommation des poissons marins. Cela semble donc exclure l'hypothèse d'un changement de régime dû à un déclin des stocks sur les habitats continentaux. A noter: les stocks de saumons restent assez constants, indiquant qu'ils parvenaient à franchir obstacles ou pêcheries de l'estuaire, alors que les stocks d'anguille, de loin les plus importants parmi les restes de diadromes dans les sites archéologiques, ont connu un déclin marqué au XIIe siècle.
Référence : Orton D et al (2017) Catch Per Unit research effort: Sampling intensity, chronological uncertainty, and the onset of marine fish consumption in historic London, Open Quaternary, 3, 1, 1–20
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