Socio-anthropologue à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP), Julie Riegel s’intéresse à l’action publique environnementale “par le bas”, telle qu’elle est portée, vécue, ignorée ou requalifiée par les acteurs concernés. Elle vient de publier un article intéressant sur le processus de concertation dans un chantier de construction d'ouvrages hydrauliques en lit mineur de rivières visant à limiter un risque de crue à l'aval, sur la Brévenne et la Turdine. Outre que ce travail rappelle que l'on construit aussi des ouvrages face aux crues (posant la question insistante de la rationalité de leurs destructions actuelles au nom de la continuité écologique), la recherche de Julie Riegel montre en détail comment les acteurs négocient les contraintes mais aussi se sentent dépossédés de leur autonomie, et comment l'imposition de projets fléchés à l'excès dans leur conception et leur financement laisse trop peu de place à une vraie démocratie locale de l'eau.
La problématique examinée par Julie Riegel a concerné un projet du Syndicat de rivières Brévenne Turdine (SYRIBT). "Les lits et les berges des rivières Brévenne et Turdine appartiennent aux propriétaires riverains, mais les eaux sont considérées comme patrimoine de la nation. Ce bassin versant est marqué par un régime des eaux contrasté, qui combine de forts étiages estivaux, de hautes eaux hivernales et des crues rapides et récurrentes, provoquant des inondations brutales et dévastatrices. Les agglomérations en aval du bassin versant, en particulier L’Arbresle, ont été marquées par les crues de 1983 et de 2008, qui ont généré des dégâts matériels et psychologiques considérables."
Les débats sur le contrat de rivière porté par le syndicat ont pris une teneur plus vive à la suite de la crue exceptionnelle de 2008. Une association - Tous Unis Contre les Inondations (TUCLI) - a mobilisé la presse et porté plainte en 2009 contre le syndicat, la mairie de l’Arbresle et l’État.
En 2012, le syndicat répond par un projet de «restauration hydraulique et écologique du bassin versant Brévenne-Turdine». Avec deux objectifs : la protection contre le risque d’inondation par la construction d’ouvrages hydrauliques, et la restauration morphologique des rivières. Cinq sites sur la Brévenne et la Turdine sont identifiés, devant accueillir quatre ouvrages de ralentissement dynamique et trois opérations de restauration écologique. Afin de favoriser l’acceptabilité du projet, le syndicat mandate la coopérative DialTer (spécialisée dans le dialogue territorial) pour conduire une concertation.
Mais la concertation prend une tournure plus âpre que prévu, avec diverses oppositions relatives au foncier agricole impacté. Il y a donc révision à la baisse de l'ambition : "Après six mois d’allers-retours entre groupe de travail principal, comité de pilotage et réunions délocalisées, le projet a largement évolué. Trois sites seulement au lieu des cinq initiaux ont finalement été retenus. Ils doivent accueillir deux barrages écrêteurs de crue à la place des quatre ouvrages modélisés initialement, ainsi que deux opérations de restauration écologique (Syndicat Brévenne Turdine, 2015). L’emprise des nouveaux ouvrages sur la rivière et l’impact global sur le foncier agricole sont bien moindres."
Au cours de la concertation, les enjeux se sont déplacés : la protection des agglomérations contre les inondations est reconnne, mais la préservation du foncier agricole avec une juste indemnisation des exploitants riverains est mise en avant :
"Le rachat des terres directement dans l’emprise des travaux a ainsi été validé à hauteur de 2,50 € le mètre carré, la même pour tous les riverains, contrastant avec la fourchette de 0,90 à 1,10 € des projets d’aménagement précédents. Le détail des indemnisations prévues est complexe, mais il faut en souligner d’une part la définition à l’amiable avec chacun des riverains, d’autre part l’effort de lisibilité et de traçabilité réalisé par le Syndicat. Au-delà des barèmes standard proposés par la Chambre, la situation singulière de chaque agriculteur riverain a été considérée : par exemple, la prise en compte de la dégradation des clôtures par le passage d’engins, la perte de fertilité tem- poraire de parcelles occupées par les travaux de chantier, l’adaptation des indemnisations sur les servitudes d’inondation selon les assolements, le temps de décrue et de remise en état des parcelles, les circuits de déplacement des bêtes modifiés le cas échéant…"
Le projet avance donc car des concessions sont faites. Il est à noter que la dimension écologique du chantier est celle qui attire le moins d'attention et de soutien : "au cours de ces étapes de requalification, les enjeux écologiques du projet semblent être passés au second, puis au troisième plan. La restauration écologique des rivières Brévenne et Turdine, objectif initial aux côtés de la gestion du risque d’inondation, est moins visible dans les archives de la concertation, et peu audible lors des entretiens. Elle ne semble pas avoir acquis le statut d’intérêt commun."
J. Rigel donne des précisions intéressantes sur les positions des acteurs à ce sujet : "Lors de notre enquête, certaines parties prenantes s’avèrent dubitatives au regard du double objectif initial du projet du Syndicat – la construction d’ouvrages hydrauliques et la restauration écologique. Pour certains pêcheurs, ce projet est incohérent : il s’agit en fin de compte d’enlever des enrochements de berges pour les remettre plus haut dans des ouvrages. Les représentants des organisations environnementales ont également perçu ce projet comme principalement dédié à la protection contre les inondations, et comme imposé par la demande sociale. La dimension écologique leur semble d’emblée biaisée, tant les barrages n’ont aucune vocation environnementale, et bien que ce biais leur paraisse légitime. Les deux barrages vont artificialiser des portions de la Turdine en bon état écologique, et nécessairement modifier la dynamique liquide et solide de la rivière. Et puis les propositions techniques en matière écologique laissent circonspects certains acteurs : les seuils constituent-ils vraiment une entrave à la circulation piscicole, sur des rivières qui justement entrent en crue ? Quant à la renaturation des berges de la Turdine, avec l’enlèvement des roches apposées il y a plusieurs décennies pour diminuer l’érosion, la replantation de végétaux va-t-elle suffire à les stabiliser ? (…) De plus, pour les organisations environnementales, l’enjeu sur le bassin versant est ailleurs : il concerne la gestion quantitative de l’eau et les problèmes d’étiage, certains cours d’eau étant complètement à sec en saison estivale. En toile de fond se profile une controverse récurrente avec la profession agricole, et notamment avec la Chambre d’agriculture, sur la question des retenues collinaires qui jalonnent le bassin versant et ne respectent pas l’obligation de débit réservé."
La socio-anthropologue souligne quelques problèmes d'appropriation des projets portés par les gestionnaires publics.
Excès de technocratie "préformatée" de certains discours publics : "Dans ce projet, la restauration écologique est sous-tendue par un discours technico-rationnel généralisant, rattaché à des prescriptions et des normes publiques environnementales surtout véhiculées par l’agence de l’eau. Ces prescriptions ne convergent pas avec un discours d’attachement sur le registre du proche et du sensible, ou encore de l’esthétique, de l’héritage, toutes motivations possibles d’un discours de sensibilité écologique (Bozonnet, 2012)."
Sentiment de perte d'autonomie des riverains : "Le manque de prise des riverains sur le déroulement des chantiers d’aménagement, et leur perte de visibilité sur la gestion des inondations, semblent s’ajouter à un sentiment global de perte d’autonomie. En tant que propriétaires riverains, ils disposent de droits individuels historiques, mais ces droits sont de plus en plus encadrés et contrôlés par l’administration. L’entretien des berges, la taille et le prélèvement des boisements, le prélèvement d’eau nécessitent des déclarations régulières et des autorisations auprès de différents corps administratifs. M. D. a ainsi préféré creuser un étang sur sa propriété pour abreuver ses vaches afin de s’affranchir de la tutelle administrative, ce qui a déclenché une visite impromptue de la police de l’eau. L’administration dispose d’un pouvoir réglementaire et envisage les eaux courantes comme un bien commun (res communis), dont la préservation est d’intérêt général. Alice Ingold (2011) a montré les liens et les tensions depuis le XIXe siècle entre les droits juridique et administratif, et les conflits de savoirs sur la gestion des eaux qu’ils véhiculent, relevant soit d’une histoire socio-écologique et territorialisée, soit d’une approche technique et scientifique des cours d’eau."
Julie Riegel conclut : "En première lecture, cette concertation n’a donc pas permis de construire un intérêt commun relevant du volet écologique, mais un tel constat est réducteur, car biaisé par un point de vue naturaliste et hydrologique. Le caractère initialement binaire du projet, structuré en un volet hydraulique censé être purement anthropocentré, et un volet écologique purement écocentré, reflète surtout les thématiques fléchées par les bailleurs de fonds. Or le projet dans sa mouture finale s’avère bien moins consommateur de foncier agricole et de prairies de pâture que dans sa version initiale, et la continuité écologique dans les ouvrages hydrauliques y est mieux prise en compte. Le cadre initial de ce dialogue, corseté par la commande de départ, n’a pas donné aux parties prenantes la marge de manœuvre pour questionner l’énonciation des enjeux écologiques du projet ni le périmètre territorial à considérer. Les parties prenantes ont été sollicitées pour délibérer sur les solutions proposées par le projet et pour en négocier ses externalités."
Discusion
Cet article montre les intérêts et les limites de la concertation publique dans les projets hydrauliques et écologiques. Par rapport à notre expérience associative, nous observons ici un cas très favorable : les associations écologistes et de pêche acceptent la construction d'ouvrages (que d'habitude elles veulent détruire), les riverains obtiennent des dédommagements conséquents et une baisse d'emprise notable du projet initial, les services de l'Etat valident ces évolutions. Cela n'a rien à voir avec les discussions que nous observons sur la question des moulins, étangs et petits ouvrages non professionnels : elles restent largement bloquées sur des positions antagonistes sans aucune concession des services de l'Etat (sans doute parce que les propriétaires des ouvrages sont de simples particuliers non organisés en syndicats et chambres comme les agriculteurs, avec bien moins de poids dans la négociation publique.)
Au-delà, le texte de Julie Riegel montre que l'écologie négociée avec les premiers concernés (riverains) n'est pas toujours l'écologie rêvée par des décideurs et des sachants.
Un idéal avait émergé voici une vingtaine d'années : la démocratie participative devait mieux garantir la protection de l’environnement. L’implication des citoyens à la décision publique est portée par le principe 10 de la convention de Rio, la convention d’Aarhus, la Commission nationale du débat public en France et les attendus de la loi sur l’eau de 2006.
Aujourd'hui, certains considèrent que cette option de la consultation et participation du public est un échec, notamment car elle ne résout pas les conflictualités ou donne lieu à des appropriations non prévues dans l'esprit du législateur. Nous pensons au contraire que les dissensions dans la gestion participative de l'environnement révèlent des évolutions de fond, dont le déni serait une impasse. D'une part, les politiques publiques doivent s'adapter aux nouvelles conditions d'horizontalité de nos démocraties, où l'on supporte de moins en moins des approches déconnectées des réalités vécues et des contraintes dépourvues de services rendus ; d'autre part, les politiques de la nature doivent accepter l'idée qu'il existe une pluralité de représentations de cette nature dans la société, pluralité non soluble dans une technocratie scientiste à qui il suffirait d'invoquer le mot "écologie" pour clore tout débat sur les fins et les moyens des choix collectifs des humains.
Référence : Riegel J (2018), Le dialogue territorial au risque de l' écologie? Traces et effets d'une concertation entre aménagements hydrauliques et restauration écologique, Participations, 1, 20, 173-198, doi 10.3917/parti.020.0171
Illustrations : en haut, l'inondation de l'Arbresle les 1er et 2 novembre 2008 : la pire crue des 200 dernières années, droits réservés © SYRIBT / IRMa ; en bas, la Brévenne à l'Arbresle. "Aux environs de Lyon / Monsieur Josse", édition illustrée de 250 dessins de Jean-Baptiste Drevet - Bibliothèque nationale de France, domaine public.
A lire sur ce thème
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