La base de toute démarche efficace et fondée sur la science, c'est d'examiner les phénomènes pour en comprendre les causes. Faute de cela, on avance des propositions en forme d'intimes convictions, de croyances héritées ou d'hypothèses non validées, ce qui n'a pas vocation à devenir une politique publique s'imposant à tous. Malgré une vaste littérature technique, très souvent spécialisée sur quelques espèces dans quelques milieux, l'état des poissons dans les rivières françaises reste mal connu aujourd'hui. Si l'on fait bien des relevés de pêche, on n'étudie presque jamais leur histoire et on n'analyse pas vraiment les causes des variations observées. Cette carence dans la qualité des diagnostics conduit le gestionnaire à proposer des remèdes qui n'ont aucune garantie d'efficacité, malgré leurs coûts et parfois leurs nuisances pour des usages établis des rivières. Quelques réflexions et quelques pistes pour refonder la politique écologique des rivières - et ici en particulier des poissons - sur les données, les modèles et les preuves. Cela sera aussi la condition sine qua non d'une continuité écologique "apaisée".
Comment évaluer la population de poissons d'une rivière et comprendre ce qui la modifie ? Dans la gestion actuelle des rivières en France, la question s'est posée d'abord pour le cas des poissons grands migrateurs parcourant de plus ou moins longues distances (saumons, anguilles, aloses, lamproies, etc.).
Pour ces grands migrateurs, la réponse est parfois assez simple : c'est la présence ou l'absence d'obstacles sur la rivière qui induit la présence ou l'absence de poissons vers les zones amont, en particulier des barrages infranchissables. Des cas sont bien documentés de barrages qui, à compter de la seconde partie du XIXe siècle, ont bloqué les bassins et entraîné le déclin rapide de certaines espèces. Mais même pour ce cas le plus simple de la répartition et de l'abondance des grands migrateurs, d'autres causes sont en jeu et abaissent de toute façon la probabilité de revoir ces populations en grand nombre, même si les barrages disparaissaient : pollutions, dégradation des substrats, surpêche, réchauffement de l'eau, baisse des débits par prélèvement, changements de phase océanique, bouchons estuariens, modification génétique des souches, introductions de prédateurs, parasites dans le cycle marin, notamment issus des élevages, etc. La restauration d'une voie de franchissement au droit des barrages n'est donc pas la panacée : si cette option ouvre l'amont des bassins pour les grands migrateurs, la capacité d'une recolonisation durable dépend d'autres facteurs et les abondances passées ont peu de chance de revenir à brève échéance, cela malgré des coûts publics importants (voir l'exemple du saumon Loire-Allier).
Ces migrateurs amphihalins faisant de longs parcours attirent l'attention du public par leur importance historique, halieutique, gastronomique ou symbolique, mais ils ne représentent que quelques espèces de poissons parmi la quasi-centaine d'espèces endémiques ou introduites que comptent les rivières françaises (encore moins si l'on songe à toute la biodiversité aquatique, bien sûr). La plupart des rivières classées au titre de la continuité écologique ne sont pas des fleuves côtiers et elles ont des enjeux autres que ceux de ces grands migrateurs.
Comment évaluer l'état piscicole d'une rivière et les causes de cet état piscicole ?
Aujourd'hui, le cas le plus fréquent ressemble à ceci : des pêcheurs réalisent des relevés par pêche électrique, ils appliquent souvent des méthodologies anciennes et désormais peu usitées en science des rivières (comme la biotypologie de Verneaux), des hypothèses causales sont émises dans le rapport mais sans moyen de les vérifier ou les réfuter, ce rapport sert de bases d'évaluation pour les choix locaux. Parfois, ce ne sont pas des pêcheurs, mais des bureaux d'études, avec des méthodes un peu différentes. Le résultat est cependant sensiblement équivalent.
Cette méthode est insatisfaisante et doit être dépassée.
Elle est en retard sur certains enseignements de l'écologie scientifique depuis deux décennies. Elle pose que toute déviation de peuplement par rapport à l'idéal d'une rivière sans humain devrait et pourrait être corrigé, ce qui n'est pas discriminant. Et elle ne rend pas justice à une réalité : les variations des poissons d'une rivière s'expliquent aussi par l'histoire propre de cette rivière et des actions qui y ont été menées au fil des décennies, voire des siècles. Des mécanismes communs à tous les cours d'eau expliquent certaines variations : mais d'autres seront spécifiques à chaque bassin. L'écologie, c'est la singularité et la contingence. Le vivant ne répond pas de manière déterministe à des événements, et ces événements ne sont pas eux-mêmes homogènes d'une vallée à l'autre.
Le plus ennuyeux est que cette méthode, malgré son apparence technique avec des graphiques et des données, ne dit généralement rien des causes de ce que l'on observe. Or, c'est bien la question des causes qui intéresse le gestionnaire. Par exemple, si en 20 ans la moitié des truites ont disparu à cause d'un prédateur comme le cormoran ou d'un parasite comme la saprolègne, dépenser de l'argent pour traiter la végétation des berges ou les ouvrages hydrauliques n'aura pas vraiment d'effet sur la biomasse des truites : quand on se trompe sur le diagnostic, on se trompe aussi sur le remède. De même, quand la recherche montre que sur certaines rivières aménagées, les déversements issus de pisciculture pour la pêche depuis un siècle ont davantage d'influence aujourd'hui que tout autre facteur, l'ignorance du passé ne permet pas de comprendre le présent ni l'avenir.
Voici quelques besoins de données et de méthodes que les fédérations de pêches, les syndicats de gestion, les services de l'agence française de la biodiversité et des agences de l'eau devraient satisfaire, mais ne satisfont presque jamais complètement aujourd'hui.
Disposer de relevés anciens et de séries assez longues : il existe une variabilité interannuelle forte des peuplements pisciaires, pour des raisons naturelles (par exemple crues et sécheresses sévères) ou liées à l'action humaine (par exemple pollution). Un faible nombre de relevés manque donc de significativité statistique pour établir des moyennes et des tendances. Avoir des séries anciennes permet aussi, dans l'idéal, d'identifier l'apparition d'impacts en repérant des bifurcations dans l'évolution des tendances. (Exemples d'analyse longue durée : Belliard at al 2016 sur le bassin de Seine, ou à plus fine échelle Beslagic et al 2013 sur le bassin de l'Armançon. Voir aussi Poulet et al 2011 en analyse de tendance sur 20 ans)
Prendre l'IPR+ comme base d'estimation (mais non comme guide définitif) : l'indice poisson rivière révisé (IPR+) est un indicateur de peuplement mis au point pour la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Il consiste à établir une base probabiliste de peuplement de poissons dans chaque éco-région et chaque type de rivière, en prenant comme hypothèse que des peuplements en zones peu impactées par l'homme (peu urbanisées, peu agricoles) sont représentatifs d'un optimum. L'IPR+ ne donne toutefois pas d'indication sur l'histoire de chaque rivière, et il n'indique pas les causes des écarts observés : c'est une photographie instantanée. L'IPR+ reste aussi prisonnier de sa logique de construction : la biodiversité totale (espèces endémiques et espèces introduites dans l'histoire) y est moins valorisée que la bio-intégrité (conformité à un idéal-type de rivière naturelle). Si tel fut le paradigme de la DCE 2000, il est aujourd'hui contesté par certains chercheurs comme à la fois peu réaliste sur ce que nous pouvons faire et pas forcément informatif sur l'avenir du vivant (voir par exemple Bouleau et Pont 2014, 2015).
Quand on prend l'IPR+, il est intéressant d'examiner les sous-composantes du score global, car ce sont elles qui vont donner des informations fines (nombre total d’espèces, nombre de rhéophiles, lithophiles, tolérants, invertivores, omnivores, densité totale d’individus). Des débats sont nécessaires sur les scores que l'on veut améliorer par le choix public. Certains considèrent par exemple qu'augmenter les rhéophiles et lithophiles serait plus important qu'augmenter la diversité et la densité totales des poissons, mais il s'agit là d'un choix plus subjectif qu'autre chose, qui n'a pas à être asséné comme une vérité indiscutable et qui doit au contraire avancer ses justifications.
Connaître les impacts du bassin et leurs évolutions dans le temps : une fois que l'on dispose d'une courbe de tendance des populations de poissons, si possible sur une durée longue, et d'un état présent de type IPR+, on doit être capable de l'analyser.
Si la population évolue peu et est conforme à ce qui est attendu pour les habitats disponibles sur la rivière, il n'y a pas de problème particulier (mais il faut alors le reconnaître et le dire, pas affirmer par réflexe qu'il y a besoin impératif d'agir!). Si elle évolue beaucoup, et en particulier si elle se dégrade (perte de biomasse, perte de diversité), il s'agit de trouver les causes, qui ne seront généralement pas un facteur unique. On doit donc être capable d'examiner les facteurs suivants et leurs évolutions dans le temps (avec pour certains cas la nécessité de retrouver des extremas, par exemple une sécheresse très sévère ayant redistribué les cartes une année dans la série):
- Température de l'eau (par défaut de l'air)
- Niveau des débits d'étiage et assecs
- Niveau des crues
- Prélèvements quantitatifs (évolution du débit moyen)
- Espèces invasives
- Pathogènes des poissons
- Espèces prédatrices des poissons
- Sédiments fins (érosion de versants) et substrats
- Nitrates, phosphates et eutrophisation
- Polluants chimiques (géno-, neuro- et reprotoxiques)
- Construction d'ouvrages en travers et d'ouvrages latéraux
- Rectifications et incisions de lits
- Extraction de granulats
- Végétations rivulaires
- Prélèvements-déversements de pêche
Cette liste correspond à ce que l'on trouve dans les manuels d'ichtyologie ou d'écologie des milieux aquatiques ainsi que dans la littérature scientifique pour expliquer les causes possibles de variations locales de poissons, en particulier la biomasse et la biodiversité. Chaque rivière et chaque bassin ayant son histoire, on doit tenir compte des contingences : un modèle généraliste ne peut pas décrire, expliquer et prédire à partir de quelques lois génériques le comportement local du vivant. Un simple modèle déterministe habitats-densités (estimation de frayère menant à une estimation de population) est par exemple insatisfaisant, car l'habitat n'est pas le seul critère pour l'évolution d'une population : la chimie, l'hydrologie, la température, l'interaction avec d'autres espèces comptent également. Affirmer que des poissons ont disparu (et surtout que des poissons reviendront) sur une simple analyse d'habitats n'est donc pas assez robuste.
Définir et justifier les objectifs : pour finir, le gestionnaire de rivière doit définir les objectifs qu'il veut atteindre, et en expliquer les raisons aux citoyens.
Depuis toujours, la question piscicole a été dominée par l'enjeu de la pêche. Il en résulte que certains poissons appréciés des pêcheurs sont particulièrement valorisés, ce qui peut varier selon les pratiques locales de pêche. Souvent, ce sont les saumons, les truites, les anguilles et les brochets dont on parle. Mais aujourd'hui, les attentes des pêcheurs (comme celle des chasseurs) ne sont plus confondues avec l'écologie. Le simple fait d'espérer davantage de proies ne signifie pas que l'on fait des bons choix pour l'environnement et en particulier pour la biodiversité. L'exemple particulièrement clair en est donné dans les choix de destruction des étangs et plans d'eau. Le motif en est généralement de retrouver une rivière d'eau courante avec ses peuplements (des espèces de poissons d'eaux vives ou rhéophiles). Mais si l'on analyse la biomasse et la biodiversité du site avec ou sans plan d'eau, le bilan de "restauration" peut aussi bien être négatif. Si le cours d'eau est dans une situation de prélèvement quantitatif important ou dans une zone à aggravation des assecs par le changement climatique, ce bilan pourrait même devenir catastrophique à terme.
Au-delà des pêcheurs, l'écologie elle-même n'est pas forcément consensuelle dans ses finalités. En simplifiant, on peut dire qu'il y a aujourd'hui deux écoles concernant les objectifs de biodiversité : certains considèrent que seule vaut la biodiversité endémique telle qu'elle était à l'époque pré-industrielle voire pré-agricole, donc souhaitent restaurer cet état ancien (renaturation, ré-ensauvegement) ; d'autres considèrent que la biodiversité acquise n'a pas moins de valeur que la biodiversité native, donc que l'action doit se concentrer sur ce qui perturbe toutes les espèces et diminue la productivité biologique. L'AFB (ex Onema) a pris des positions relevant de la première option : on peut regretter ce parti-pris de la part d'une agence publique. La biodiversité n'est pas la bio-intégrité, et tous les chercheurs ne sont pas d'accord entre eux sur les meilleurs choix de conservation. Le coût de restauration de milieux étant considérable, une mauvaise allocation de ressources rares peut pénaliser l'action publique sans produire des résultats très probants (voir ces retours scientifiques dans le monde, en France Morandi 2014, Morandi et al 2016, Dufour et al 2017).
Enfin, le gestionnaire public doit toujours justifier ses choix par des niveaux d'urgence relatifs. C'est l'intérêt d'étudier sérieusement les poissons, et notamment les tendances historiques : si des populations sont assez stables localement, il n'y a pas de raison de faire de cette question une priorité d'investissement alors que l'écologie a beaucoup d'autres sujets à traiter et des moyens limités.
Conclusion : ne plus travailler sur des diagnostics faux car incomplets
A ce jour, nous n'avons rencontré aucune étude des peuplements de poissons d'un bassin versant qui fasse l'effort de retrouver et quantifier, sur la durée, l'ensemble des paramètres évoqués dans cet article. Les travaux menés par les syndicats de bassin, agences de l'eau ou fédérations de pêche sont généralement bien plus simples : des relevés sans suivi longitudinal, sans recherche sur l'histoire du bassin et sans quantifications du poids relatif des impacts. Or, pas de donnée fiable signifie pas de conclusion possible (du moins pas de conclusion robuste de nature à fonder un choix de gestion et une dépense publique sur un minimum d'assurance d'avoir un résultat à la hauteur).
Ce qui se rapproche d'analyses assez substantielles, ce sont des modèles multivariés mis en oeuvre par des chercheurs sur de grandes quantités de données (hydro-écologie quantitative), comme par exemple Dahm et al 2013, Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018. Ces travaux n'analysent pas l'évolution locale diachronique de populations, mais comparent des rivières en grand nombre (peuplements, impacts du bassin versant) pour mesurer des différences instantanées. Cela reste une approximation et au demeurant, de tels modèles expliquent en général la moitié seulement des variations trouvées entre les rivières (il reste donc beaucoup de contingence ou d'incertitude à éclairer pour des choix locaux). A date, tous ces travaux concluent que les marqueurs d'usages agricoles des sols sont les premiers prédicteurs de dégradation d'un milieu et des populations piscicoles (ou invertébrées), en particulier les nitrates et phosphates. Mais quand on les interroge, les chercheurs en charge de ces modèles admettent qu'ils ne suivent pas la pollution chimique - faute de mesure de celle-ci - donc que leur modèle reste une approximation.
D'autres travaux ont repris les données de relevés de pêche sur 15 ans avec une maille géographique assez fine, pour définir des zones prioritaires de conservation (Maire et al 2016). Les chercheurs y ont tenté de définir des objectifs de conservation, c'est-à-dire de circonscrire les tronçons présentant un intérêt particulier. Ils ont construit un indice à quatre facteurs : la diversité taxonomique (nombre d'espèces), la diversité fonctionnelle (traits singuliers du comportement de l'espèce, voir Buisson et al 2013, à noter que cela inclut la rhéophilie et le type migratoire), l'importance patrimoniale (statut de conservation, limitations biogéographiques d'expansion) et l'intérêt socio-économique. Ce dernier est fondé sur un précédent travail (Fishing Interest Index, FII, Maire et el 2013) et centré sur la pêche (professionnelle et de loisir). La démarche est intéressante mais le centrage sur la pratique halieutique ne correspond pas à une politique publique de biodiversité. Le même modèle pourrait être remobilisé avec d'autres critères et, si possible, avec davantage de profondeur historique dans les données.
Aujourd'hui, la direction de l'eau et de la biodiversité parle de prioriser les ouvrages hydrauliques à traiter sur les rivières, après l'échec du classement des rivières de 2012-2013 et les critiques contenues notamment dans l'audit du CGEDD 2016. Les premières propositions sont décevantes : au lieu de passer à la vitesse supérieure et de faire de l'écologie réellement scientifique, les hauts fonctionnaires ne proposent aucun bond qualitatif dans l'analyse des milieux aquatiques, persistant dans des pratiques clientélistes (par exemple, laisser des pêcheurs de truite définir le besoin de frayères) ou impressionnistes (par exemple, statuer sur le poids d'une pression morphologique sans analyse factuelle et causale). Ces mauvaises pratiques doivent cesser : on attend une écologie de la preuve et de la donnée, avec concertation sur les options environnementalement efficaces et socialement acceptées, pas une écologie d'affichage où les arbitrages en arrière-pan restent opaques arbitraires ou corporatistes.
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