22/10/2019

Sur les retenues et les sécheresses, les "sachants" vont devoir être plus précis

A l'occasion de la sécheresse et des canicules 2019, on a commencé à entendre une petite musique: les barrages, réservoirs et retenues seraient une mauvaise idée car ils aggraveraient en fait les sécheresses. Ce point a notamment été défendu à plusieurs reprises dans les médias par la présidente du conseil scientifique de l'agence de l'eau Seine-Normandie. Or, nous montrons à travers un exemple précis qu'une recherche citée trouvait au contraire un rôle bénéfique aux réservoirs en situation de changement climatique et dans beaucoup de régions des Etats-Unis, mais insistait d'abord sur le problème de l'irrigation et de la surexploitation de l'eau dans les régions agricoles sèches. Bien sûr, si l'on pompe toute l'eau, la rivière est à sec, voire la nappe! Mais c'est le problème du pompage, pas du barrage. L'agence de l'eau a déjà essayé de propager des informations fausses ou floues sur la soi-disant "épuration" de l'eau par destructions des barrages et des seuils: évitons tout de suite de créer un nouveau dogme où des informations partielles de scientifiques deviennent des certitudes absolues de gestionnaires, puis engagent des politiques désastreuses pour les riverains. Il est certain que construire partout des retenues et artificialiser tous les bassins sans réfréner notre consommation n'est pas la solution à la sécheresse. Mais il est urgent de procéder à des analyses robustes de l'effet des ouvrages existants ou  à créer sur l'hydrologie des sols, des nappes, des rivières, sur les différents usages des retenues (non limités à l'irrigation), sur l'adaptation locale au changement climatique et sur la biodiversité aquatique et rivulaire des bassins ayant des retenues. 



Wenhua Wan et dix collègues ont publié en 2017 une modélisation climatique et hydrologique visant à cerner l'évolution de l'eau aux Etats-Unis selon les impacts du changement climatique et des usages humains. Nous n'entrons pas dans le détail de leur simulation, qui concerne deux scénarios d'émission carbone (scénario de réduction RCP 4.5 W/m2 de forçage en 2100, scénario business as usual RCP 8.5 W/m2 de forçage), mais nous traduisons leur conclusion commentant les résultats.

"Les impacts de la gestion de l’eau, y compris l’extraction locale des eaux de surface et la régulation des réservoirs, ainsi que les changements climatiques sur la sécheresse hydrologique future aux États-Unis sont étudiés à l’aide de simulations à partir d’un cadre de modélisation intégré prenant en compte l’évolution du climat et la scénarios économiques et d'émissions de RCP4.5 et RCP8.5. Dans l'ensemble, la gestion de l'eau intensifie la sécheresse hydrologique future à l'échelle nationale. Cette forte intensification de la sécheresse est principalement due à l'extraction locale de l'eau qui se produit dans tout le pays. Elle est néanmoins plus aigue dans les grandes plaines et l’Ouest des États-Unis, où la demande en eau d’irrigation est plus intense. Cependant, la sécheresse est atténuée dans les zones en aval des réservoirs, principalement pendant la saison d'irrigation estivale, en raison de l'amélioration du débit par la régulation des réservoirs. En comparant les RCP4.5 et RCP8.5, la gestion de l'eau intensifie davantage la sécheresse dans le RCP4.5 que le RCP8.5 en raison de la demande accrue en eau d'irrigation pour soutenir la production de biocarburant afin d'atténuer les émissions. En se concentrant uniquement sur la saison d'irrigation, la régulation des réservoirs réduit principalement les sécheresses modérées, mais l'extraction locale augmente les sécheresses extrêmes.

Bien que les mécanismes sous-jacents de la sécheresse discutés dans cette étude ne soient pas sophistiqués sur le plan conceptuel, peu d'études ont tenté de quantifier la contribution relative de la régulation des réservoirs et du prélèvement d'eau à l'atténuation ou à l'amélioration de la sécheresse hydrologique pour le 21e siècle. Quelques études ont examiné la gestion de l'eau par l'homme sur la sécheresse hydrologique (He et al 2017; Wanders & Wada 2015), mais n'ont pas dissocié l'effet du réservoir de celui de l'utilisation de l'eau, principalement en raison de la limitation de la résolution de modélisation et de l'hypothèse du caractère stationnaire de la demande en eau. Nous montrons que les activités humaines ont tendance à intensifier de plus en plus la sécheresse hydrologique future aux États-Unis. Néanmoins, dans les zones situées en aval des réservoirs, la gestion de l’eau atténue la sécheresse, au lieu de l’augmenter, en particulier pendant la saison d’irrigation. (...)

Étant donné que la pénurie d'eau croissante a posé de graves problèmes pour la consommation d'eau humaine (par exemple, l'Ouest des États-Unis), des stratégies douces ont été recommandées pour assurer la durabilité de l'eau (Gober et Kirkwood 2010; Macdonald 2010), en plus de la gestion de l'eau via des réservoirs. L'approche d'économie d'eau utilisant des stratégies douces peut aider à atténuer la sécheresse hydrologique. Plusieurs stratégies douces sont couramment utilisées dans les zones urbaines, telles que la réduction de la demande en eau, les politiques de tarification de l'eau et les actions à court terme habituellement mises en œuvre en période de sécheresse, telles que les restrictions d'utilisation de l'eau. Il est également possible de réduire les besoins en eau en augmentant l'efficacité de l'utilisation et de la réutilisation de l'eau dans le système régional, en adoptant des cultures tolérantes au sel et / ou à la sécheresse, et / ou en diminuant l'agriculture ou en la déplaçant vers des zones plus respectueuses de l'environnement. Davantage d'études sont nécessaires pour explorer différentes stratégies pour faire face à la pénurie d'eau potentielle à l'avenir."

On observe que ces auteurs soulignent la capacité des réservoirs humains à limiter les sécheresses hydrologiques, à condition que l'extraction dont surtout l'usage de l'eau pour l'irrigation (premier impact) soit limitée.

Or, nous voyons qu'en France, certains citent cette étude comme démontrant l'aggravation des sécheresses hydrologiques par les barrages en toute généralité. C'est le cas de Florence Habets par exemple dans cet article (The Conversation, 20 février 2019)  :

"Cette efficacité est toutefois limitée aux événements peu intenses. De fait, de nombreuses études montrent que l’efficacité des barrages est très réduite pour les sécheresses longues (comme, par exemple, dans la péninsule ibérique, en Autriche ou aux États-Unis)."

La référence aux Etats-Unis renvoie à cet article de Wenhua Wan et collègues dont la conclusion est traduite ci-dessus. Même quand on lit les extraits de cette étude de Wan et al 2017 sur la sévérité des sécheresses (3 régimes : modérée, moyenne, grave), les choses ne sont pas aussi claires que le résumé un peu lapidaire de F. Habets :

"La gestion de l’eau réduit l’étendue spatiale de tous les régimes de sécheresse dans les régions à faible demande en eau (Midwest, Nord-Est et Sud-Est), mais produit un mélange d’intensification de la sécheresse et d’atténuation dans les régions à forte demande en eau (Nord-Ouest, Sud-Ouest et grandes plaines). On note que l'extraction locale et la régulation des réservoirs peuvent avoir un impact sur le débit dans les zones situées en aval des réservoirs. Pendant la saison d'irrigation estivale, la régulation des réservoirs a un effet prédominant d'atténuation de la sécheresse lors de sécheresses modérées et graves. Cependant, lorsque la demande en eau est intense, l'effet d'extraction locale d'intensification de la sécheresse peut l'emporter sur l'effet bénéfique de la régulation des réservoirs sur les sécheresses extrêmes, même dans les zones situées en aval des réservoirs. (...)

La figure 10 montre les distributions spatiales des changements dus à la sécheresse induite par la gestion de l'eau sur les cellules de la grille affectées par le réservoir au cours de la période future 2060-2095. Les changements dans la sécheresse sont exprimés en termes de fraction d’année avec le passage du régime sans sécheresse à un régime de sécheresse (ou régime de sécheresse non extrême à un régime de sécheresse extrême), ou inversement. Les configurations spatiales de RCP4.5 sont très similaires à celles de RCP8.5, malgré la différence prononcée entre les changements de réchauffement et de précipitations entre les deux scénarios. D'une manière générale, l'effet d'atténuation de la sécheresse est plus répandu dans l'Est des États-Unis, tandis que l'effet d'intensification de la sécheresse est plus dominant que dans les régions de l'Ouest où la demande en eau est plus intense (Figure 3). Les zones affectées par une tendance à la sécheresse extrême sont comparativement petites par rapport aux zones affectées par un état de sécheresse, c'est-à-dire que la plupart des mailles affectées par les réservoirs ne subissent pas de migration fréquente d'une sécheresse non extrême vers une sécheresse extrême ou inversement. Dans les deux cas, RCP4.5 et RCP8.5, la gestion de l’eau, principalement l’extraction locale, entraînera une augmentation de la fréquence des sécheresses extrêmes dans les zones à forte demande en eau telles que la Californie."


La figure 10 de Wan et al 2017, art cit. Cliquer pour agrandir. 

Donc en réalité, l'étude en question est prudente et conclut plutôt que :
  • il faut distinguer dans les modèles les réservoirs et les usages de l'eau,
  • les réservoirs aident à limiter des sécheresses s'ils sont gérés en ce sens,
  • les réservoirs sont favorables à la réduction des sécheresses dans les régions n'ayant pas une forte agriculture d'irrigation,
  • le signal hydrologique des réservoirs sur le niveau d'intensité de la sécheresse hydrologique n'est pas uniforme et dépend des bassins,
  • ce sont les usages de l'eau (outre le réchauffement) et à premier titre l'irrigation qui sont prédicteurs de l'aggravation des sécheresses hydrologiques.
Le rôle du scientifique n'est-il pas d'entrer dans tous ces détails ? Et en ce cas, que doit choisir le décideur public? S'il y a malgré tout une efficacité des retenues sur des bassins, faut-il le décourager?

Par ailleurs, le barrage (la retenue d'eau en général) ne concerne pas que l'irrigation en été : il est aussi lié selon les cas à l'énergie, à l'eau potable, aux loisirs, au soutien d'étiage et au ralentissement de crue, à la préservation de la vie locale en étiage s'il reste de l'eau dans la retenue. Faire une équation simple entre barrage et irrigation en oubliant tout le reste serait une erreur qui simplifie la réalité et oublie de nombreux usages riverains, mais aussi des enjeux écologiques si l'on se place dans la logique de gestion des milieux anthropisés à l'Anthropocène.

Nous avons déjà une histoire conflictuelle avec l'agence de l'eau Seine-Normandie, qui a prétendu (avec d'autres) pendant 10 ans et contre le contenu de la littérature scientifique que la destruction des ouvrages hydrauliques en travers et de leur retenue était de nature à favoriser l'auto-épuration des cours d'eau. Ce qui a été reconnu comme faux.

Nous ne souhaitons donc pas que persiste la mauvaise habitude de prononcer sur un ton de la certitude des propositions soit incomplètes soit incertaines. Etant donné le caractère critique de la ressource en eau et la dimension traumatique des assecs pour le vivant et pour la société, il faudra des études autrement précises et serrées sur le rôle des ouvrages pour l'hydrologie des sols, des aquifères, des rivières  avant d'engager des décisions publiques à leur sujet.

L'étude 2016 sur l'impact cumulé des retenues avait noté le caractère encore embryonnaire des données comme des modèles interprétant ces données, ainsi que la possibilité de réponse variable des bassins versants aux retenues. On devrait donc rappeler cela dans le débat public, et engager les travaux de recherche nécessaires pour lever ces incertitudes. Il y a des mesures sans regret : ce sont elles que les chercheurs doivent définir, avant de se prononcer sur des sujets moins clairs et moins faciles à résumer à un seul enjeu.

Ce thème des retenues, des barrages, des étangs, des canaux est déjà conflictuel en France, il le restera aussi longtemps que le ministère de l'écologie et les agences de l'eau essaieront d'imposer aux riverains sur une base partiale et partielle la nécessité d'une destruction des ouvrages, de leurs cadres de de vie et de leurs biotopes. Cette conflictualité sera levée si les scientifiques engagent des études pluridisciplinaires sur le sujet, tant par le prisme de l'hydrologie et de l'écologie que par celui des sciences humaines et sociales, avec une capacité à avancer des conclusions valables pour les bassins versants concernés et non des généralités dont la mise en oeuvre aurait des impacts localement négatifs.

Référence citée : Wan W et l (2017), Hydrological Drought in the Anthropocene: Impacts of Local Water Extraction and Reservoir Regulation in the US, Journal of Geophysical Research: Atmospheres, 122, 21, 11313-11328

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Illustration : la Tille à sec en zone karstique.

2 commentaires:

  1. A lire l'article, je comprends que les réservoirs, donc les grands barrages peuvent diminuer l'impact de la sécheresse sous condition de prélèvements modérés et surtout que cela soit l'usage unique. Pas besoin d'être chercheur pour comprendre cela en effet. En France, les nombreux réservoirs comme ceux de la Seine ne devraient servir qu'à cela pour soutenir l'étiage. Hors les marchands de frites, les pêcheurs et les foufous du jetski veulent plein d'eau en plein été. Mince ça marche déjà moins bien. Que dire de vos chers petites retenues de microhydroéléctriciens? Soutiennent elles l'étiage, sont elles une solution pour limiter les sécheresses. Les sachants que vous citez auraient sans doute du mal à avaler que si il y plus d'eau, c'est parce que le syndicat à tout cassé.

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    1. L'article de Wan et al 2017 est cité par Habets 2019 dans un contexte où le lecteur n'ayant pas pris le soin d'aller lire en détail ce que disent Wan et al 2017 n'est pas susceptible d'en tirer toutes les conclusions : nous pointons simplement cette distorsion, en souhaitant que l'expression de la recherche soit la plus précise possible. Cette recherche sera fondée à statuer sur le rôle des petits ouvrages des bassins versants pour l'hydrologie quand elle les aura sérieusement étudiés en ce sens. (Toute personne qui s'intéresse au sujet sait qu'on trouve une littérature scientifique assez pauvre sur les petits ouvrages, particulièrement en France: il faut y remédier, par exemple financer un peu moins de travaux sur les poissons qui se comptent déjà par milliers, un peu plus les travaux sur les trajectoires des milieux modifiés de l'Anthropocène.)

      Pour le reste, l'eau a des usages sociaux et économiques, pas seulement des fonctions naturelles. Vous le rappelez fort bien, vous exigez pour votre part une option de gestion qui répond à votre propre vision de l'eau ("ne ... servir qu'à cela").

      Vous êtes évidemment dans votre droit d'avoir une vision de l'eau, comme tous les autres citoyens. Mais l'autorité publique pour sa part n'a pas à nier la diversité des usages et des représentations : plutôt étudier cette réalité (pour le volet connaissance) et écouter les attentes (pour le volet gouvernance). Le cas échéant, organiser la résolution démocratique des problèmes liés à des attentes contradictoires sur l'eau.

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