Sous le label de "continuité", on désigne la circulation de l'eau, de l'énergie, de la matière et des espèces dans toutes ses dimensions, les trois dimensions d'espace et celle du temps. Le débat français s'est focalisé sur la continuité en long et la question des barrages, surtout par conservatisme par rapport à ce qui se faisait déjà au 20e siècle dans le cadre de la politique des poissons migrateurs. Mais rien ne démontre qu'il s'agit du bon choix d'attention et de priorité pour la biodiversité et pour la ressource en eau : recevoir, retenir et diffuser l'eau dans le maximum de milieux du bassin versant paraît aujourd'hui un défi plus important et plus pressant que la laisser s'écouler plus rapidement dans son lit mineur.
Il existe quatre dimensions de continuité ou connectivité en milieu aquatique : longitudinale (circulation amont-aval des espèces, de l'eau et de la matière), latérale (circulation entre lit mineur et lit majeur, notamment lors de crue), verticale (flux d'eau et de matière entre le lit et les aquifères), temporelle (permanence du flux d'eau et de matière).
Leurs effets sur le vivant ne sont pas les mêmes.
Voici l'un des rares exemples de la littérature où l'on a essayé de quantifier la richesse d'espèces selon deux types de discontinuité :
Ce graphique, extrait de Ward 1999 d'après les données de Moog 1995, montre comment la diversité des insectes, des mollusques et des crustacés change dans le Danube autrichien selon que l'on compare quatre types de tronçons par paires : libre écoulement en long versus fragmentation par barrage (en haut), libre connexion avec le lit majeur versus endiguement latéral (en bas).
L'observation est sans appel dans ce cas : la richesse en espèces est similaire dans le cas de la fragmentation en long, elle est divisée par trois dans le cas de la discontinuité latérale.
Cette baisse de biodiversité s'explique parce que la capacité d'une rivière à déborder dans sa plaine d'inondation crée des habitats de transition (écotones) entre l'eau et la terre, qui sont riches en diversité structurale et fonctionnelle (des bras morts, des marais, des étangs etc.). Mais c'est aussi l'occupation des sols du bassin versant qui compte : on endigue souvent les rivières pour occuper et exploiter le lit majeur (urbanisation, agriculture, infrastructures de transport) et ces usages du sol tendent à avoir des impacts propres qui s'ajoutent à celui de la disparition des écotones du lit d'inondation.
Le faible impact de la discontinuité en long n'est pas si surprenant : la plupart des espèces peuvent dériver en dévalaison, les espèces bloquées en montaison sont plus rares et souvent spécialisées, la production de plans d'eau par des barrages n'est pas la création de déserts biologiques (le vivant profite de tout volume aquatique qui lui est offert) mais ces habitats plus lents et plus banalisés ne vont pas accueillir les mêmes espèces que d'autres.
Par ailleurs, la notion de temps de relaxation des systèmes est rarement prise en compte. La phase de construction des grands barrages mène à des altérations significatives par désorganisation des flux hydriques, sédimentaires et biologiques. Ces cas ont été un peu documentés en Occident, mais ils le sont surtout aujourd'hui dans les pays émergents où l'on construit des barrages tout en observant leurs effets davantage qu'on ne le faisait jadis. Toutefois, le bassin versant altéré va tendre au fil du temps vers un nouvel équilibre dynamique autour de ses écoulements modifiés. Hors les cas de surexploitation des rivières et réservoirs pour en pomper l'eau, la différence majeure entre les discontinuités en long et en travers est que la première maintient ou augmente le volume d'eau disponible quand la seconde prive complètement certains milieux d'eau. Il est logique que les effets soit différents quand on observe un milieu anciennement aménagé comme le Danube.
A notre connaissance, nous sommes toujours incapables en France et en 2019 de produire des analyses comme celles illustrées par Ward et ses collègues voici 20 ans.
Nous manquons de travaux d'inventaire de la biodiversité en général, et selon les types de fragmentation en particulier. La politique publique de continuité a été principalement conçue comme reproduction de la politique ancienne de soutien aux effectifs de poissons migrateurs et rhéophiles, qui était une demande traditionnelle de la pêche de loisir en eau douce. Il en a résulté des moyens et des programmes largement consacrés à la question des barrages et chaussées. De même, l'indicateur poisson est le plus souvent mobilisé, alors que d'autres assemblages (invertébrés, amphibiens, oiseaux, mammifères, végétaux, etc.) sont partie intégrante de la biodiversité des milieux aquatiques et humides.
Quand le gouvernement français réfléchit à la "priorisation" de la continuité, il devrait aussi le faire par cet élargissement de perspective. Des capacités de franchissement de poissons sont utiles dans des axes migrateurs, de même que des circulations sédimentaires là où elles ont un déficit réel et elles sont d'intérêt, mais cela paraît finalement un enjeu assez modeste en écologie aquatique, particulièrement si l'on veut enrayer le déclin global de la biodiversité tout en protégeant la ressource quantitative en eau pour les vivants, humains comme non-humains.
Références citées : Ward JV et al (1999), Biodiversity of floodplain river ecosystems: ecotones and connectivity, Regul Rivers Res Mgmt 15, 125–139 ; Moog O et al (1995), The distribution of benthic invertebrates along the Austrian stretch of the River Danube and its relevance as an indicator of zoogeographical and water quality parameters—part 1, Arch Hydrobiol Suppl, 101,121-213.
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