L'IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), instance internationale spécialisée en évaluation de la biodiversité et des services écosystémiques, a considéré dans son dernier rapport que plus de la moitié des services de régulation des milieux naturels ont été perdus en Europe et en Asie au cours des 60 années écoulées. Le GIEC-IPCC (International Panel on Climate Change) suggère pour sa part que le climat devrait devenir le premier moteur des changements écologiques d'ici le milieu du siècle, en raison du réchauffement et des perturbations des régimes de précipitation. Les milieux aquatiques sont concernés par ces évolutions, puisqu'ils sont soumis à des pressions convergentes : besoin en eau plus important de la société, réchauffement, pollutions diverses, recalibrages des lits. Moins de la moitié des masses d'eau françaises sont aujourd'hui en bon état écologique et chimique au sens de la directive européenne sur l'eau. Et malgré les efforts entrepris, la progression est faible depuis deux décennies.
Basak Bayramoglu et deux collègues ont utilisé les données françaises sur la qualité piscicole (Indice poissons rivières) pour analyser leur association aux usages des sols des bassins versants. Ils ont aussi comparé avec les effets attendu du climat sur la forêt.
Voici les principales conclusions des chercheurs
"Le statut de certains cours d'eau en France est très dégradé, illustré par une baisse de la qualité et de la quantité d'eau et des changements dans la distribution et la structure du biote aquatique. Les populations françaises de poissons d'eau douce ont souffert de la dégradation et de la destruction des milieux naturels, et de la pollution. Les pressions sur les écosystèmes d'eau douce sont principalement induites par l'homme, et entraînées par l'utilisation des sols et le changement climatique. L'objectif de cet article était d'évaluer dans quelle mesure l'utilisation des sols et leur adaptation aux changements climatiques affectent les écosystèmes d'eau douce en France.
Nous avons utilisé des données sur les parts d'utilisation des sols (agriculture, pâturage, forêt, urbain et autres) et sur l'indice de qualité piscicole (IPR), un indicateur de l'état écologique des eaux de surface, mesuré pour différentes rivières françaises observées entre 2001 et 2013. Nous avons estimé deux modèles: un modèle économétrique spatial de partage de l'utilisation des sols et un modèle statistique de l'IPR sur panel spatial. Le modèle de partage de l'utilisation des sols décrit comment celle-ci est affectée par des facteurs économiques, pédoclimatiques et démographiques, tandis que le modèle IPR explique la distribution spatiale et temporelle du score par l'utilisation des sol et les variables pédoclimatiques.
En ce qui concerne les effets des utilisations alternatives des sols, nos résultats d'estimation révèlent que les rivières dans les zones avec plus de terres agricoles, de pâturages et d'occupations urbaines par rapport à la forêt sont associées à une biodiversité d'eau douce plus faible. Ils montrent également que l'effet néfaste du secteur agricole (cultures et pâturages) est plus important que celui de l'utilisation des terres urbaines sur la biodiversité des eaux douces. Concernant les effets des options de gestion des sols, nos estimations fournissent des résultats intéressants. Ils montrent que les cultures intensives et les pâturages à forte pente réduisent le plus la biodiversité d'eau douce par rapport à l'usage forestier des terres. (...)
Sur la base de nos résultats d'estimation, nos simulations montrent que l'adaptation de l'utilisation des sols au changement climatique réduit la biodiversité d'eau douce. La perte de biodiversité est plus importante dans le cas d'un scénario de changement climatique plus pessimiste. Nous avons également discuté de la façon dont deux options politiques de contrôle pourraient aider à améliorer la biodiversité des eaux douces et à atténuer les effets néfastes des changements climatiques sur cette biodiversité. Ces options politiques sont une norme pour l'utilisation d'engrais azotés dans l'agriculture et une norme pour la densité du bétail dans les pâturages. Nos simulations montrent que la politique agricole permettrait à la France de se conformer à la DCE de l'UE dans le climat actuel. Cependant, aucune des deux politiques ne rend la conformité avec la DCE de l'UE dans les scénarios de changement climatique. Cela indique que la simulation des simples effets des politiques publiques sans inclure les effets du changement climatique conduirait à une surestimation des avantages de ces politiques. Ceci, à son tour, pourrait introduire un biais en termes de recommandations d'action politique au sein de la DCE de l'UE."
Ce tableau donne les résultats du modèle utilisé.
Extrait de Bayramoglu et al 2020, art cit.
Les cinq premiers impacts sont par ordre décroissant (entre parenthèse indice de confiance, résultat d'autant plus robuste que l'indice est faible) : l'agriculture à haute intensité et faible pente (p<0,05), l'élevage à haute intensité et pente forte (p<0,05), l'agriculture à haute intensité et pente forte (p<0,1), l'élevage à basse intensité et pente forte(p<0,05), l'urbanisation(p<0,001). Le lien à l'urbanisation est le plus significatif. Seul l'élevage à faible intensité et faible pente est associé à un effet positif (mais non significatif)
Discussion
Tout travail de modélisation a ses limites, en particulier dans un domaine complexe comme l'écologie. Toutefois, les études menées en hydro-écologie quantitative depuis une dizaine d'années convergent toutes vers la même conclusion : le premier prédicteur de dégradation des mesures de biodiversité (poissons, invertébrés) comme de qualité de l'eau est l'occupation des sols du bassin versant (voir par exemple Dahm et al 2013, Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018). D'autres facteurs sur lesquels on insiste beaucoup en France, comme par exemple la densité de barrages, n'ont pas d'effet significatif, voire dans certains travaux des effets positifs (par exemple Kuczynski et al 2018, Anderson et al 2019, Peoples et al 2020). Les choix français en écologie et hydrologie semblent avoir été bruités par des agrégations de différentes politiques, dont certaines héritées d'enjeux anciens du 20e siècle, sans réelle réflexion sur les priorités nées de l'évolution rapide des bassins versants, sans anticipation du changement climatique et sans données suffisantes pour justifier les interventions.
Les agences de l'eau, principal financeur des politiques publiques sur les bassins versants, doivent donc orienter les aides vers ce que la science décrit comme des impacts majeurs, et non pas dilapider cet argent pour des sujets secondaires. La France est en retard dans l'application de la directive cadre européenne sur l'eau, les progrès du bon état chimique comme écologique de l'eau sont très lents. Si l'on n'adosse pas les interventions à la connaissance scientifique, pourquoi s'en étonner? La recherche a abondamment montré à compter des années 1970 que la rivière ne peut plus être considérée comme un milieu indépendant de son bassin. Mais nous sommes souvent restés au stade de l'énoncé, sans étudier les dynamiques réelles de ces bassins. On ne peut agir qu'avec des modèles de compréhension de chaque rivière, et déjà des bases de connaissances sur les déterminants nombreux de la qualité de l'eau et des milieux.
Référence : Bayramoglu B et al (2020), Impacts of land use and climate change on freshwater ecosystems in France, Environmental Modelling & Assessment, 25, 147–172
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