La réforme de continuité dite "écologique" a engagé le processus délirant et délétère de destruction massive du maximum d'ouvrages des rivières, au nom d'une vision de la nature sauvage adoptée par certaines administrations hors contrôle démocratique. Derrière la vitrine utile de la "renaturation", il y a aussi la volonté moins avouée de détruire des droits d'eau et usages sociaux pour faire place nette à des acteurs de gestion de l'environnement choisis par la technocratie. Mais si des ouvrages hydrauliques se sont laissés détruire, c'est aussi parce que leurs propriétaires et riverains n'étaient pas assez informés, organisés ni impliqués dans la vie de la rivière. L'administration est forte quand nous sommes faibles. Le moulin, la forge, l'étang, le plan d'eau et tous ces milieux créés dans l'histoire sur le bassin versant doivent répondre à l'évolution importante du droit de l'environnement depuis 30 ans, ainsi qu'aux enjeux et aux pouvoirs de leur temps. On ne peut pas vouloir et vanter la rivière aménagée par l'humain au fil des générations sans s'engager pour défendre et promouvoir cette rivière, ce qui va au delà désormais de la défense d'un patrimoine historique à titre individuel. Les maîtres d'ouvrages hydrauliques sont appelés à devenir des co-gérants de l'eau et de la rivière: c'est ainsi que leurs associations doivent peu à peu redéfinir leurs missions et interventions.
Les ouvrages de rivières sont souvent des moulins à eau, parfois des forges, des étangs, des plans d'eau, des canaux, des barrages (eau potable, énergie, irrigation, régulation) et tout un petit patrimoine rural témoignant de la valorisation de l'eau par les générations précédentes. La réforme de continuité dite "écologique" a montré que ces ouvrages ne disposent pas, à échelle des bassins versants, d'associations capables de les représenter tous.
Le patrimoine historique défendu au titre de la propriété individuelle ne suffit plus à représenter tous les enjeux
Les associations les plus dynamiques, anciennes et nombreuses sont celles dédiées aux moulins. Beaucoup ont été conçues dans les années 1980-1990 autour du moulin comme patrimoine historique et propriété privée.
Or, dans les cas où il est trop exclusif, ce centrage est devenu inadapté pour répondre aux enjeux émergents:
- d'une part, les conditions de l'action publique ont changé. Les lois sur l'eau de 1992 et de 2006 ont opéré de profondes réformes dans le droit de l'environnement, en particulier le droit de l'eau. Des dispositions législatives et surtout règlementaires ont renforcé le pouvoir du ministère de l'écologie, des agences de l'eau et des syndicats de rivière. La redéfinition de l'eau comme patrimoine commun a induit de nouvelles dynamiques publiques. Des réalités qui étaient tolérées ou négligées pendant la période de relâchement voire de laxisme des trente glorieuses sont l'objet d'une attention croissante, et cela ne cessera pas vu que l'eau (dans toutes ses dimensions) est considérée par tous comme un enjeu majeur de ce siècle;
- d'autre part, le moulin comme patrimoine historique et propriété privée ne suffit plus à cerner tous les enjeux. Le moulin lui-même définit aussi des milieux au sens écologique (retenue, bief, zones humides) et la gestion du moulin a des effets sur l'eau, ses espèces de lit ou de rive, son régime hydrologique. Au-delà, le moulin est devenu le symbole d'un clivage bien plus large qui est en train de se cristalliser dans la société, savoir si nous voulons le retour d'une rivière sauvage selon l'idéologie naturaliste ayant saisi les administrations de l'eau, ou si nous préférons une rivière aménagée faisant co-exister de manière plus complexe des enjeux écologiques, économiques et sociaux. Dans cet horizon du débat essentiel, le moulin est un ouvrage parmi d'autres aménagements qui, nombreux, témoignent du caractère hybride des milieux aquatiques et humides, formés à la rencontre de la nature, de l'histoire et la société. Il faut penser aussi cette réalité plus globale de la rivière aménagée, et agir en conséquence.
Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de nier la valeur éminente du patrimoine hydraulique et le droit (le devoir même) des propriétaires privés de le défendre. Mais ce patrimoine est vivant, il lui faut se projeter dans son siècle. Par ailleurs, la direction de l'eau et de la biodiversité pousse à définir les moulins, forges et autres comme un simple fait culturel et un vestige du passé, déconnectés de l'existence de l'ouvrage en rivière, afin de masquer la réalité : tout ce que ces sites apportent au-delà du patrimoine, et tout ce que l'on peut en faire pour l'avenir... à condition précisément de conserver les ouvrages!
La réforme de continuité dite "écologique", avec son projet inouï de détruire le maximum d'ouvrages devenus de simples "obstacles à l'écoulement" dans le jargon administratif des technocrates, a agi pour beaucoup comme un révélateur brutal de ces évolutions. Elle a aussi montré la grande faiblesse des propriétaires (particuliers, communes) qui ne s'inscrivent pas dans une logique collective, à échelle de chaque site comme de chaque bassin versant.
Beaucoup d'ouvrages détruits l'ont été car ils étaient isolés, ignorant le droit, ne percevant pas la vision globale des évolutions en cours, alors que les casseurs d'ouvrages étaient évidemment organisés. Et pour cause, ces casseurs ne sont pas des lobbies intégristes de pêcheurs à la mouche ou d'écologistes radicaux, mais des services de l'Etat et de l'administration qui ont adopté dans le domaine des ouvrages les éléments de langage de ces lobbies (ainsi que des arrière-pensées de liquidation des droits d'eau privés et communaux pour faire place nette à des clientèles choisies par l'Etat): DDT-M répercutant les ordres de la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, experts de l'office français de la biodiversité, fonctionnaires des agences de l'eau et syndicats.
Nous sommes le passé, le présent et le futur de la rivière vivante
Mais la résistance à la réforme ratée de la continuité dite "écologique" a été aussi un déclencheur. Des associations de moulins (pas toutes encore hélas) ont su se transformer pour aller au-delà du patrimoine historique et s'engager pleinement dans le débat démocratique. Des collectifs citoyens et riverains ont émergé spontanément un peu partout pour défendre des sites, voire se les ré-approprier. Des communes ont opposé une fin de non-recevoir à la liquidation de leur cadre de vie. Des associations nouvelles (comme Hydrauxois) sont nées pour adopter une démarche plus transversale de critique des politiques publiques et de redéfinition d'une vision à long terme de la rivière qui ne soit ni le laxisme anti-écologique des trente glorieuses, ni l'approche radicale et parfois sectaire d'un retour à la "nature sauvage".
Nous ne savons pas comment se terminera la réforme ratée de continuité dite "écologique". Mais nous savons une chose: ce n'est pas uniquement un épiphénomène tenant à quelques hauts fonctionnaires faillis qui ont confondu leur conviction militante avec la conduite de l'Etat (même si cette dérive est une réalité que nous travaillons à mettre demain à l'ordre du jour du débat démocratique...). Il n'y aura pas de "retour en arrière" à la gestion des cours d'eau telle qu'elle se pratiquait voici une ou deux générations — et il faut bien dire que vu la dégradation accélérée de l'eau entre les années 1940 et les années 1980, un tel retour n'est pas souhaitable!
Pour les associations existantes et celles à naître, cela a plusieurs conséquences.
Les associations de moulins (quand elles existent) ont vocation à s'étendre à l'ensemble du patrimoine hydraulique (soit directement, soit par des coordinations avec d'autres acteurs), mais surtout à se penser comme des actrices de la rivière, de l'écologie et plus largement du débat démocratique. Cette évolution est indispensable. Tous les propriétaires ne la comprendront pas immédiatement, mais elle est pourtant nécessaire, y compris pour assurer une meilleure protection et une meilleure gestion de chaque site.
Parmi les obligations nouvelles des associations engagées pour co-gérer les rivières, assez différentes de la simple conservation patrimoniale à titre individuel, il y a notamment:
- s'organiser rivière par rivière (au moins les bassins majeurs avec leurs affluents) afin d'avoir le maximum d'adhérents dans les particuliers et communes qui possèdent des ouvrages; chaque rivière a sa cohérence et dans le cas des patrimoines anciens, il existe aussi une cohérence d'implantation qu'il faut redécouvrir;
- se tenir informé des enjeux locaux de l'eau, en particulier les actions du syndicat "GEMAPI" et de l'agence de l'eau, mais aussi de l'histoire locale de l'eau, qui a souvent les clés de son avenir;
- demander à être représenté dans les instances locales de discussion sur l'eau et dans les réunions préfectorales traitant directement ou indirectement de tous les sujets "ouvrages",
- mettre en avant ce que les ouvrages (moulins, forges, étangs, autres) peuvent apporter aux biens communs que sont l'atténuation du changement climatique, la gestion des crues et assecs, la protection de la biodiversité, le développement de l'énergie bas-carbone, l'économie locale et les circuits courts, la valorisation territoriale par le paysage, le patrimoine, la culture, les loisirs,
- informer les élus locaux et parlementaires de la réalité des rivières aménagées,
- travailler à ce que chaque territoire retrouve une autonomie de décision sur ses cadres de vie, à l'encontre de la confiscation par des bureaux lointains à Paris ou Bruxelles.
Tout cela représente une certaine "révolution culturelle". Et beaucoup de travail. Mais il faut commencer modestement, déjà par la première étape consistant à réunir en association ou en coordination d'associations le plus grand nombre de sites par rivière, pour apprendre à se connaître, expliquer les nouveaux enjeux, échanger sur les besoins, partager les bonnes pratiques... et distribuer les tâches.
Nous aimons des rivières avec des moulins, des forges, des étangs, des plans d'eau et tant d'autres singularités, nous aimons tous ces héritages mêlés de la nature et de la culture. Mais ce que nous aimons, il nous faut le protéger, le valoriser et le transmettre aux générations futures. Cela passe par un travail collectif ainsi que par une mise en cohérence de nos aspirations et de nos actions.
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