La restauration de rivière est devenue un fétiche des politiques de l’eau – et une véritable industrie drainant les subventions publiques comme le marché des compensations écologiques. Un ouvrage vient de paraître qui analyse les dimensions sociales, économiques et politiques de cette restauration. Celle-ci s’est présentée depuis 25 ans sous un angle naturaliste, avec fort peu de distance critique, comme si le fait d’invoquer des thèmes génériques et généreux (la nature, la biodiversité) suffisait à ne pas discuter plus avant des choix faits, de leurs motivations, de leurs objectifs, de leurs conséquences, de leurs alternatives. Mais la rivière est un fait historique et social autant qu’un fait naturel. Il n’y a aucune légitimité intellectuelle et politique à n'envisager les trajectoires de cette rivière que sous l'angle exclusif d'une nature séparée des aspirations humaines.
Marylise Cottet, Bertrand Morandi et Hervé Piégay viennent de diriger un livre sur les perspectives sociales, économiques et politiques de la restauration de rivières. Cet ouvrage s’adresse aux experts et aux chercheurs, mais aussi aux praticiens de la restauration et aux acteurs impliqués dans les enjeux de cette politique publique.
Cet ouvrage est bienvenu car la rivière a été saisie dans la seconde partie du 20e siècle par ce que l’on peut appeler une «hégémonie naturaliste» : la quasi-totalité des publications à son sujet concernait les champs de la physique, la chimie, la biologie, l’hydrologie, l’écologie, c’est-à-dire une approche de la rivière comme fait naturel (voir notre recension de Wei et Wu 2022). Ces sciences sont évidemment fort utiles, leurs travaux enrichissants pour la connaissance et pour le débat démocratique. Mais il y a un absent de taille dans la pièce : les humains, dont les attitudes, les préférences et en dernier ressort les actions ont modifié le visage des rivières depuis des millénaires. Car la rivière est aussi un fait historique, un fait social, un fait économique. Sans une approche inter- ou trans-disciplinaire, il est impossible de comprendre les dimensions multiples de la rivière, impossible d’avoir une information correcte pour alimenter des politiques publiques. Sans un dépassement de l’opposition nature-culture, il est aussi difficile d’interpréter ce qui se passe au bord de l'eau, puisque les humains transforment leurs milieux par leurs choix autant que l'évolution des milieux incite les humains à changer leurs préférences.
L’ouvrage note que si les sciences sociales et humanités de l’eau sont peu mobilisées sur les restaurations de rivière, la tendance est néanmoins à la hausse des recherches : 10% des publications dans la décennie 2010 contre 5% dans la décennie 2000 et 2% dans la décennie 1990. C’est une bonne nouvelle de notre point de vue, mais cela signifie aussi que, vu le décalage entre la réflexion et l’action, les politiques actuelles de restauration de rivières ont été théorisées, conçues et portées dans le cadre d’une hégémonie quasi totale des sciences naturelles. On ne verra les impacts des travaux des sciences sociales et humanités de l’eau que dans l’avenir, lorsque l’élargissement du champ de vision sur la rivière au-delà du cadre naturaliste permettra de prendre un peu de distance critique, d’évaluer des effets négatifs, indésirables ou imprévus, de comprendre comment certaines décisions ont été fabriquées.
De quoi parlent les sciences sociales et humanités de l’eau ? Les auteurs discernent trois grands enjeux d’investigation en passant en revue la littérature récente :
- Les relations entre les humains et les rivières, sous l’angle des représentations, des aspirations, des éthiques et des pratiques
- Les enjeux politiques et de gouvernance des choix publics d’intervention sur les rivières, avec les questions du rôle des experts, des jeux d’acteurs avançant chacun leur vision et de la co-construction des projets par les riverains concernés
- L’approche économique de la restauration fluviale, avec la question de l’estimation des coûts et bénéfices, en particulier de l’objectivation de bénéfices non-marchands et non-monétaires
Ces points sont exposés de manière synthétique dans le chapitre introductif, puis déclinés dans une quinzaine de monographies. L’une d’elles est dédiée aux controverses autour des démolitions de petits barrages aux Etats-Unis et en France (travaux de Marie-Anne Germaine, Ludovic Drapier, Laurent Lespez et Beth Styler-Barry).
Diversité des vues sur la restauration écologique
Si la restauration écologique est déjà devenue une politique publique, elle n’est pas pour autant une ambition toujours clairement définie. On «restaure» quoi? En vue de quoi? Selon quelle vision «écologique»? Les choses ne sont pas si claires qu’elles le paraissent dans la communication de ces politiques. Nous traduisons ci-après différentes définitions d'experts de la restauration de rivière rappelées par les auteurs, y compris à la fin celle choisie par les trois chercheurs ayant dirigé le livre.
CNRC 1992, p. 18 : «La restauration est définie comme le retour d’un écosystème à une approximation de son état d’avant la perturbation. Lors de la restauration, les dommages écologiques causés à la ressource sont réparés. La structure et les fonctions de l’écosystème sont recréées.»
Stanford et coll., 1996, p. 393 : «L’objectif de la restauration des rivières devrait être de minimiser les contraintes d’origine humaine, permettant ainsi la réexpression naturelle de la capacité de production. Dans certains, sinon la plupart, des cours d’eau à intensément régulés, les contraintes d’origine humaine peuvent avoir progressé au point que la pleine réexpression de la capacité n’est ni souhaitée ni possible. Néanmoins, cela implique que les principes écologiques de base appliqués aux rivières dans un contexte naturel et culturel peuvent conduire à la restauration de la biodiversité et de la bioproduction dans l’espace et dans le temps. Mais les contraintes doivent être supprimées, et non atténuées.»
Downs et Thorpe 2000, p. 249- 250 : «Il est maintenant largement reconnu que la restauration des rivières au sens de Cairns (1991) – 'Le retour structurel et fonctionnel complet à un état d’avant la perturbation' – est rarement réalisable. « La 'restauration des rivières' pratique est, en fait, un exercice historiquement influencé d’amélioration de l’environnement par la modification morphologique. Il est probablement plus exact de parler de réhabilitation de la rivière.»
McIver et Starr 2001, p. 15, citant le site Web de SER : «La restauration écologique peut être définie comme ‘ le processus d’aide au rétablissement et à la gestion de l’intégrité écologique’, y compris une ‘gamme critique de variabilité de la biodiversité, des processus et structures écologiques, du contexte régional et historique, et des pratiques culturelles durables’.»
Wohl et coll., 2005, p. 2. : «Nous définissons la restauration écologique des rivières comme l’aide au rétablissement de l’intégrité écologique dans un système de bassin versant dégradé en restaurant les processus nécessaires pour soutenir l’écosystème naturel dans un bassin versant. Parce que les contraintes techniques et sociales empêchent souvent la restauration ‘complète’ de la structure et de la fonction de l’écosystème, la réhabilitation est parfois distinguée de la restauration.»
Palmer et Allan 2006, p. 41-42 : «La restauration des rivières signifie réparer les cours d’eau qui ne peuvent plus remplir des fonctions écologiques et sociales essentielles telles que l’atténuation des inondations, la fourniture d’eau potable, l’élimination des niveaux excessifs de nutriments et de sédiments avant qu’ils n’étouffent les zones côtières, et le soutien des pêches et de la faune. Des rivières et des ruisseaux sains améliorent également la valeur des propriétés et constituent un hub pour les loisirs.»
Chou 2016, p. 2 : «La restauration des rivières signifie différentes choses pour différentes personnes. En termes d’échelle et de portée, il peut s’agir d’un retour structurel et fonctionnel complet à l’état pré-perturbateur, d’un rétablissement des conditions partiellement fonctionnelles et/ou structurelles des cours d’eau (c’est-à-dire la réhabilitation), d’un rétablissement de l’état naturel d’un écosystème fluvial sans vraiment viser l’état vierge d’avant perturbation (c’est-à-dire la renaturation), ou d’un aménagement de l’état actuel des cours d’eau et de leurs environs dans le but d’améliorer leur environnement, les caractéristiques sociales, économiques ou esthétiques (c’est-à-dire l’amélioration).»
Cottet, Morandi et Piégay 2021 : «En adhérant à l’affirmation de Chou (2016, p. 2) selon laquelle ‘la restauration des rivières signifie différentes choses pour différentes personnes’, nous adoptons une définition relativement large de la restauration dans ce livre. Nous ne faisons pas de distinction entre certains concepts couramment utilisés tels que la restauration, la réhabilitation, la renaturation ou les actions de revitalisation. Nous considérons comme restauration toute intervention humaine couvrant une qualité considérée comme dégradée ou perdue. Cette qualité peut être perçue en termes de biodiversité, de dynamique hydromorphologique, de paramètres physico-chimiques, de beauté du paysage ou même de possibilité d’usage récréatif.»
Ces citations permettent de comprendre plusieurs choses :
- Les définitions de la restauration de rivière sont variables, certaines veulent recréer totalement un écosystème sans impact humain quand d’autres se contentent d’énumérer des pistes d’amélioration ou des services écosystémiques (logiques de naturalité ou de fonctionnalité).
- Il n’y a pas vraiment de consensus sur la possibilité réelle de «restaurer» des écosystèmes anciens ou antérieurs, et même un scepticisme apparent chez beaucoup sur la possibilité de le faire.
- L’exercice n’est pas exempt chez certains d’une indifférence au facteur humain et d’une circularité autoréférentielle (il faut restaurer la nature parce que la nature a été modifiée, sans qu’on sache en quoi c’est forcément un problème ni si les humains ayant modifié la nature pour certaines raisons sont d’accord avec l’implication des objectifs de restauration).
- Quand l’exercice se réfère à une préférence humaine, il devrait exposer comment cette préférence se crée et se manifeste (si elle est le simple avis d’experts, si elle exprime réellement l’avis des citoyens, ou de fractions des citoyens et dans ce cas lesquelles, si elle répond à une évolution du milieu perçue comme négative et pourquoi, etc.)
Pour notre part, et comme nous l’avions exposé dans un article précédent, nous doutons qu’il existe une «restauration» à proprement parler. Nous observons que les humains instaurent des états de la rivière, aujourd’hui comme hier. Même quand ils le font en se réclamant de l’écologie et d’une certaine référence naturelle, cela reste un choix humain parmi les possibles. Cela reste aussi de manière très prosaïque des chantiers modifiant l'état existant de milieux, suivis d’observations, de contrôles et de règles d’usage. Donc cela reste le lot commun de ce que font les humains depuis toujours. Il est ainsi «artificiel» ou «culturel» d’entretenir une condition ou une trajectoire de naturalité au nom d'une préférence pour cette naturalité. La référence à la «restauration» ou à la «nature» paraît davantage un choix lexical, symbolique et sémantique de légitimation, parce que ce vocabulaire répond à certaines aspirations de l’époque, en tout cas dans certains milieux sociaux.
En France, des choix radicaux ont été faits sur la continuité écologique
Subsidiairement et de manière plus politique, cet état des lieux confirme de notre point de vue le caractère radical des choix des agents publics de l’eau en France (agence de l’eau, DDT-M, OFB, syndicats) toutes les fois où ils ont fait pression financière et règlementaire pour exiger la destruction complète de site (moulin, étang, plan d’eau), à savoir la forme la plus aboutie de la «renaturation». Cela de manière peu démocratique puisque les instances de décision réelle sur les programmes d'intervention en rivière sont opaques, fermées, ignorées de l'immense majorité des riverains.
Etant nous-mêmes des acteurs engagés sur ces sujets, nous utiliserons donc ces données pour exposer aux juges et aux élus combien ces agents ont procédé à une interprétation orientée, située à un extrême parmi la diversité réelle des options de la recherche appliquée. Et cela sans fondement dans la loi française, qui n’a jamais validé ces formes extrêmes de renaturation comme relevant d’une quelconque obligation ni d’une gestion équilibrée de l’eau. (C’est même le contraire : le droit français agrège des strates anciennes et nouvelles dont la cohérence ne permet pas d’exclure le facteur humain comme guide des choix publics.)
Une des informations du livre est d’ailleurs ce constat de fait : «Au-delà des rapports de force latents, de nombreuses publications analysent également les projets de restauration sous l'angle des conflits ouverts, ou du moins des oppositions qu'ils suscitent. Ces oppositions sont particulièrement fortes concernant certaines mesures de restauration. Les projets de restauration de continuité, notamment de suppression de barrages, qui entraînent généralement des bouleversements majeurs des paysages et des usages, apparaissent comme les plus controversés.»
Il y a donc bien un problème avec la continuité écologique destructrice. Parce qu’il y a des humains qui n’y voient aucune forme de justice ni de bienfait. Parce qu’il y a des non-humains (ouvrages, paysages, héritages, nouvelles biodiversités) suffisamment attracteurs pour susciter leur protection et la promotion d’une configuration alternative des eaux, des sédiments, des espèces, des modes d’existence.
Une politique publique n’a pas pour vocation de créer des problèmes, mais de proposer des solutions : l’avenir de la continuité est donc en suspens. Le combat que nous menons avec les personnes, associations, collectifs, syndicats, élus dont la voix était ignorée ou marginalisée commence à porter ses fruits.
Pour aller plus loin, il faudra penser et proposer une nouvelle direction de la restauration de rivière, dépassant par le haut les limites de son approche naturaliste, reposant sur un cadre démocratique plus élargi. Il est de ce point de vue assez navrant que la direction générale environnement de la commission européenne ne soit pas informée de ces controverses dont les chercheurs observent qu’elles sont fréquentes, et ne propose que la «suppression d’obstacle» comme option de restauration de rivière dans le projet actuel de règlementation Restore Nature. Manifestement, les bureaucraties du sommet sont toujours coupées des réalités sociales à la base. Et elles semblent choisir pour les conseiller des experts peu informés (ou alors eux-mêmes biaisés par un engagement naturaliste assez situé).
Il est important que le mouvement des ouvrages hydrauliques oppose non seulement la légitimité de son existence aux projets de destruction de cette existence, mais aussi ces travaux réalisés par des universitaires et scientifiques sur les controverses en cours concernant l’avenir des rivières.
Référence : Cottet M., Morandi B., Piégay H. (2021), What are the political, social, and economic issues in river restoration? Genealogy and current research issues, in Morandi, B.,Cottet, M., Piégay, H., River restoration: Political, social, and economic perspectives, John Wiley & Sons, chapter 1, 1-47.
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