Longtemps, le monde des propriétaires et riverains d’ouvrages hydrauliques n’a pas été très à l’aise avec le droit, en particulier le recours en justice. Si une préfecture menait une politique, celle-ci était forcément légale et légitime dans ses décisions – un jugement résigné que démentent pourtant de nombreuses condamnations de l’Etat et de ses administrations par les cours de justice. Non seulement il est nécessaire de saisir le juge pour défendre le droit des rivières, des zones humides et des ouvrages hydrauliques, mais il faut aussi envisager le droit comme un outil d’affirmation de notre vision sur ces sujets, une vision que nous pensons partagée par la majorité des citoyens. Nous exposons ici quatre engagements pour devenir acteurs du droit, et non sa cible passive.
Partout en France, des personnes, des associations et des collectifs défendent les aménagements de la rivière et leurs usages, qu’ils s’agissent de moulins, d’étangs, de plans d’eau, de patrimoines historiques. Partout en France aussi, des syndicats défendent des usages liés à ces ouvrages, comme la production d’énergie, l’irrigation ou la pisciculture.
Mais contre quoi se défendent-ils ? Contre des évolutions du droit qui ont permis à des administrations publiques de remettre en cause ces réalités, ces cadres de vie, ces sources de revenus, de propager une certaine vision idéologique de l’eau qui n’est pas la vision de ces citoyens, parfois de détruire et assécher ces patrimoines et ces milieux. Dans une société démocratique moderne, l’action est encadrée par le droit : si une administration se permet de valider la destruction d’une retenue et d'un bief de moulin, l’assèchement d’un étang, la disparition d’un plan d’eau, la remise en question d'un béal d'irrigation, c’est qu’il a existé un arrière-plan juridique laissant penser à cette administration que son action est légale et légitime.
Les questions de droit interviennent dans quatre occasions différentes : lorsque l’on doit lutter contre une injustice ou une infraction, lorsque l’on veut clarifier le sens de la loi, lorsque l’on veut préciser la hiérarchie de normes contradictoires, lorsque l’on veut produire de nouvelles normes.
Combat contre l’injustice, l’abus de pouvoir, l’infraction aux lois
Cette circonstance est celle qui a de plus en plus mobilisé le monde des moulins, étangs, plans d’eau depuis dix ans : il est manifeste qu’une fraction de l’administration «eau et biodiversité» avait comme objectif d’aller très au-delà des textes de lois dans le domaine des ouvrages hydrauliques. En l’occurrence, elle avait l’objectif de détruire ces ouvrages et leurs milieux, alors que jamais les lois n’avaient envisagé cette issue. Une objectif aussi de «renaturation», terme absent du droit et passablement flou, sinon arbitraire, dans ses définitions. Cette position était d’autant plus inacceptable qu’une administration non élue n’a pas la légitimité populaire du suffrage pour asseoir son pouvoir : elle est là pour exécuter les lois, non pour les interpréter à sa guise. Par ailleurs, des chantiers non conformes à la loi ou à la réglementation sont en infraction pure et simple, ce que tout citoyen doit dénoncer dans un état de droit. Le premier combat pour le droit, c’est de saisir le tribunal lorsque l’on constate des erreurs d’appréciation, des abus de pouvoir, des ignorances de la loi. Il faut certes souvent 5 à 7 ans pour voir son cas passer au conseil d’Etat. Mais en cas de victoire – et nous en avons eu quelques-unes –, obligation est faite à l’administration (ou autre acteur concerné) de cesser ses dérives.
Combat pour améliorer l’interprétation du droit
Les lois françaises et les directives européennes (le droit positif, codifié) donnent des indications générales sur les normes. Mais ces normes sont sujettes à interprétation quand elles rencontrent des cas concrets. C’est le travail des juges et ce travail produit ce que l’on appelle la jurisprudence, c’est-à-dire la manière dont il faut interpréter l’énoncé des lois et des codes, à travers les décisions de justice. Les jurisprudences comme les lois évoluent, notamment par le fait que des justiciables présentent de nouveaux cas aux juges (ou que de nouvelles circonstances changent l’idée que l’on avait de la réalité). Prenons un exemple concret : une zone humide telle qu’elle est définie dans l’article L 211-1 du code de l’environnement peut aussi bien définir un habitat humide d’origine anthropique (artificielle) que naturelle. La distinction n’a d’ailleurs pas de sens puisque l’intérêt réside dans des propriétés et fonctionnalités de milieux humides, pas dans leur origine par le fait de l’homme ou non. Mais dans la mise en application des lois par les administrations, on constate actuellement l’indifférence aux zones humides artificielles, voire leurs destructions et assèchements. Porter plainte en ce cas, c’est essayer d’obtenir des cours de justice une jurisprudence qui va obliger à préciser le sens du code de l’environnement, donc empêcher certains chantiers délétères.
Combat pour définir des priorités dans le droit
Le droit est cumulatif : les Etats modernes ont une complexité croissante car ils accumulent des lois et des jurisprudences, en ajoutent davantage qu’ils n’en retranchent. Cette complexité est accrue par la construction européenne, qui crée une couche de droit communautaire s’imposant aux droits nationaux (avec plus ou moins de liberté de mise en œuvre). Or ce droit protéiforme finit par accoucher de contradictions internes, entre des dispositions anciennes et nouvelles, ou même entre des politiques divergentes (car les administrations publiques en silo ne communiquent pas assez entre elles avant de proposer des législations). Un exemple: faut-il donner priorité à l’ouvrage hydraulique comme outil de rétention d’eau et production d’énergie (ce qui fait partie des objectifs de la loi) ou donner priorité à la protection de poissons migrateurs qui peuvent être impactés par des ouvrages hydrauliques (cela fait aussi partie des objectifs) ? Quand des contradictions se font jour, ce qui se traduit en général par des conflits locaux et sociaux, le droit est ce qui permet de trancher en formalisant la hiérarchie de ses normes et en retrouvant une cohérence.
Combat pour créer des normes dans les textes législatifs
Le droit incorpore sans cesse de nouvelles idées, de nouveaux concepts, in fine de nouvelles réalités. Par exemple, la «continuité écologique» était absente du droit français avant 2006, elle y a été introduite. Comment ? Par un travail en amont de documentation et de réflexion sur des choses à intégrer dans les lois, en lien notamment avec la connaissance scientifique et technique, aussi par un travail d’information et d’influence sur ceux qui produisent concrètement le droit (par exemple les hauts fonctionnaires dans la construction de projets de loi, les parlementaires dans l’examen de ces projets ou dans leurs propres propositions de loi). Le droit de l’environnement en France et en Europe a souvent été construit sur la base d’une séparation voire opposition de la nature et de la société (ce que l’on nomme une «ontologie naturaliste»). Il y aurait la nature d’un côté (vue comme normalement sans humain), la société de l’autre (vue comme impact potentiel), et le droit de la nature serait plus ou moins une répression de libertés ou d’actions sociales. Mais on pourrait penser le droit de l’environnement autrement car en fait, on observe dans la réalité des «faits hybrides» qui émergent de la rencontre entre nature et société. Des chercheurs et des penseurs observent déjà cette réalité de l’hybridation nature-culture, sans que celle-ci soit présente dans le droit (ni dans la réflexion des hauts fonctionnaires, des parlementaires qui font le droit). Voilà typiquement des idées normatives à porter pour le mouvement des ouvrages hydrauliques – ouvrages qui se trouvent être de tels objets «hybrides», mais qui n’ont pas d’existence juridique pensée sous cet angle. En ce moment même, nous essayons de sensibiliser le législateur européen à cette vision plus complexe et plus riche des rivières, autrement que comme réalité naturelle dont l’humain serait dissociable.
Conclusion : le droit est une construction humaine
La droit est une construction humaine, ce n’est pas l’expression d’une vérité divine ou naturelle. Du même coup, le droit est aussi pris dans les divergences et les antagonismes des humains sur ce qui est souhaitable, désirable, préférable. Nous parlons de «combat» pour souligner ce trait : ne rien faire, c’est laisser d’autres définir ce que vous êtes dans le droit. Ou ce que vous n’êtes pas, en vous rendant invisibles au droit. Les associations, les ONG et les autres organisations de la société civile comprennent cela : elles existent pour la reconnaissance de leurs objets vécus, reconnaissance dans le droit et par le droit. C’est ce qui a manqué aux ouvrages hydrauliques, à leurs milieux, à leurs espèces inféodées, à leurs usages, à leurs patrimoines immatériels et plus généralement aux formes hybrides de l’eau. C’est ce sur quoi nous devons mener ensemble un travail à long terme.
PS : la modération du droit, notamment positif, serait sans doute préférable à sa prolifération. En effet, changer le droit pour y introduire sans cesse des idées nouvelles au lieu de laisser davantage de place à l’expérience et à l’observation peut introduire des erreurs et des coûts évitables. De ce point de vue, les pays dits de «common law» accordent moins de place au droit écrit dans la loi et davantage au droit prononcé par le juge. La jurisprudence y est vue comme adaptation au cas par cas, souple, de normes restant rares. Mais la France et l’Europe ont une activité normative plus importante que les pays de common law, ce qui veut dire qu’elles énoncent beaucoup de normes dans la loi et la codification de la loi. En tant qu’acteurs sociaux, nous ne choisissons pas le «terrain de jeu». A partir du moment où les appareils publics sont dans cette disposition d’esprit normative, nous devons intervenir sur ces normes, pointer celles qui nous paraissent problématiques afin de les réformer et proposer celles qui nous paraissent préférables afin de les faire advenir dans le droit.
Quand le prix de l'électricité était en gros tombé à 30€/MWh parce que nous avions fabriqué des surcapacités en Allemagne, casser un moulin ou une microcentrale était presque facile, surtout quand les agences de l'eau étaient prêtes à financer à 120% n'importe quoi au motif de rétablir la continuité écologique... Mais aujourd'hui ?
RépondreSupprimerAujourd'hui hélas, les agences de l'eau ont toujours plus de 2 milliards € de budget par an et elles ne reçoivent pas assez de pressions citoyennes pour le contrôle de leurs dépenses. C'est donc un fromage à quelques centaines de millions €/an dédié à des choses douteuses en matière de "renaturation". (Tout n'est pas négatif dans ce budget-là, mais certaines choses si, clairement).
SupprimerNous avons engagé contentieux pour annuler les programmes d'intervention "destruction d'ouvrage" des agences ainsi que les SDAGE 2022-2027 venant d'être voté. Mais les agences font traîner les procédures en calculant que 5 ans jusqu'au conseil d'Etat, c'est 5 ans de leur programme de casse. Même si elles perdent, elles auront accompli leurs méfaits.
Face à cette mauvaise foi, nous ne manquerons pas d'aller au pénal dès que l'occasion se présentera (inondation, destruction de bâti suite au changement ligne d'eau, etc.), l'avantage du pénal étant que nous pourrons épingler ceux qui ont théorisé, pris et financé les décisions malgré nos avertissements.