Dans un texte écrit en réponse au mouvement de protection des ouvrages hydrauliques en rivière et de leurs milieux, dont notre association, l'Agence française pour la biodiversité affirme que la recherche et la préservation du maximum d'espèces vivantes sur un site n'est pas son objectif. Dommage, car c'est le nôtre et c'est surtout la première définition de la biodiversité. Cette agence révèle également sa vision douteuse sinon fallacieuse d'une référence à la nature sans l'homme comme devant guider nos politiques publiques. Une telle conviction reflète un parti-pris et un biais de sélection au sein des publications scientifiques en écologie. Elle ignore la démarche pluridisciplinaire dans l'évaluation de nos choix sur l'environnement. Notre association appelle la communauté des chercheurs à consolider de toute urgence le lien entre science, société et démocratie en revenant à des approches plus rigoureuses et plus ouvertes de l'écologie et de la biodiversité. C'est une condition critique pour la qualité de l'action publique, et pour la confiance des citoyens dans les justifications de cette action. Plus que jamais, nous attendons des données, pas des dogmes!
Dans le cadre des échanges sur la continuité écologique au sein du comité national de l'eau (octobre 2017 - juin 2018), le conseil scientifique de l'Agence française pour la biodiversité (AFB) a publié un court document qui se veut une réponse aux arguments critiques sur cette réforme. L'association Hydrauxois est citée en note, mais nous observons que ce document ne répond en fait à aucune des "
idées reçues" que nous avons pointées sur notre site, pas plus qu'il ne commente les 148 articles de recherche peer-reviewed ou thèses universitaires que nous avons recensés à date.
Le contenu de ce document de l'AFB est pauvre de références et il produit des énoncés sans aucune mesure quantifiée pour en établir la véracité, la réfutabilité, la portée relative. La première chose que devrait rappeler un conseil scientifique, c'est qu'il existe un nombre très faible d'études de terrain des petits ouvrages hydrauliques (contrairement aux grands barrages) dans la littérature scientifique nationale et internationale. C'est encore plus vrai sur la biodiversité autour de ces ouvrages — biodiversité qui ne se résume pas à des relevés de poissons par des techniciens de pêche, encore moins à des comptages de quelques espèces de poissons grands migrateurs. Cette pauvreté des données, base indispensable à toute démarche scientifique, devrait interdire d'émettre des jugements se prétendant définitifs et robustes, ce qui est pourtant le cas de cette note de l'AFB.
Nous ne relèverons pas toutes les omissions et inexactitudes de ce texte : la rubrique "
idées reçues" y pourvoit déjà (en particulier les idées reçues
#02 sur le poids relatif des impacts des seuils en rivière,
#04 sur l'auto-épuration au droit des ouvrages et
#08 sur les restaurations de rivière) ainsi que la rubrique "
science".
Nous allons nous concentrer sur un argument central de l'AFB, car il résume finalement l'essentiel de nos divergences et révèle les partis-pris guidant la réflexion de l'Agence.
L'AFB écrit ainsi (en réponse à un argument exposé dans le premier paragraphe de cette citation) :
"La présence de seuils crée des habitats colonisés par certaines espèces, qui disparaitraient avec le seuil, ce gui provoquerait une perte de biodiversité. Comme précédemment, la première partie de la phrase est exacte, mais la conclusion est erronée.
La zone d'influence amont du seuil présente effectivement des conditions qui ne seraient pas naturellement présentes à ce niveau du cours d'eau. Si ces conditions peuvent être utilisées par certains individus des espèces autochtones, 1) elles provoquent un déséquilibre de la structure du peuplement local en faveur des taxons les plus tolérants vis-à-vis de la température, de la désoxygénation de l'eau et de l'homogénéisation des habitats, ce qui représente une altération de la biodiversité ; 2) on voit apparaître dans certains cas de nouvelles espèces, généralement introduites et qui se développent au détriment de celles naturellement présentes. Si, arithmétiquement, cela augmente la richesse spécifique des assemblages, ces espèces ne font pas partie du cortège attendu en conditions naturelles, voire sont parfois des espèces invasives. Les objectifs de préservation/restauration de la biodiversité d'un site d'eau courante doivent reposer sur le maintien/retour du peuplement qui colonise naturellement le bassin versant et non pas sur la recherche d'un nombre maximum d'espèces."
1. L'AFB parle de "
conditions qui ne seraient pas naturellement présentes à ce niveau du cours d'eau". Ce point suggère que tout tronçon de rivière en France pourrait être conforme à une naturalité antérieure à l'homme, et que le seuil avec sa retenue serait une sorte d'anomalie artificielle isolée. Cela n'a aucun sens : les écocomplexes de notre pays sont modifiés par l'homme depuis des millénaires, les paysages où nous vivons n'ont rien de "
naturel" au sens de "
non humain", des espèces sont éteintes ou amenées par Homo sapiens depuis la colonisation paléolithique puis la diffusion néolithique de l'agriculture, tous les processus sédimentaires sont affectés par les usages des sols et des eaux, même à l'âge des sociétés pré-modernes. Les éléments que nous observons dans tous nos milieux sont donc des hybrides de processus spontanés et d'actions socio-techniques. Ce point est couramment discuté dans la littérature scientifique en écologie et en géographie, particulièrement pour l'histoire longue des dynamiques sédimentaires et biologiques des bassins versants, dont l'état actuel répond encore à des forçages anciens et de diverses natures (voir par exemple
Astrade et al 2011,
Lespez et al 2015, V
erstraeten et al 2017). L'AFB ignore délibérément l'important travail de recherche pluridisciplinaire mené à partir des années 1980-1990 sur les anthroposystèmes ou socio-écosystèmes (voir par exemple
Lévêque et van der Leeuw 2003), ayant démontré la fusion déjà ancienne des trajectoires naturelles et sociales. Ces approches se poursuivent avec les discussions internationales actuelles sur la réalité et la valeur en biodiversité des "
nouveaux écosystèmes" créés par l'homme (voir par exemple
Backstrom et al 2018). La modification locale opérée par le seuil en rivière n'est donc qu'un aspect parmi d'autres de la modification générale du bassin versant et de ses propriétés physiques, chimiques, biologiques au cours de l'histoire humaine. Aucune donnée ne permet de prédire que les destins de l'homme et de la nature seraient dissociés à l'avenir, et la proposition de nombreux scientifiques de nommer "
Anthropocène" notre époque acte en réalité le contraire : penser la nature, c'est penser les trajectoires du vivant et du non-vivant modifiées par l'action humaine.
2. L'AFB parle d'un "
déséquilibre de la structure du peuplement local en faveur des taxons les plus tolérants vis-à-vis de la température, de la désoxygénation de l'eau et de l'homogénéisation des habitats". Cette présentation est biaisée pour plusieurs raisons.
- D'abord, le vivant est en équilibre dynamique, il s'adapte en permanence aux conditions qui lui sont offertes. Il n'y a pas un "équilibre" versus un "déséquilibre", il y a simplement les lois de l'évolution par sélection, adaptation, spéciation, extinction (voir Alexandre et al 2017 pour une discussion sur le fixisme, Boivin et al 2016 sur la révolution récente de nos connaissances concernant l'influence humaine ancienne et diffuse sur les milieux).
- Ensuite, l'AFB décrit des habitats lentiques en interprétant de manière négative des caractéristiques physiques et chimiques propres à ces habitats. Mais en réalité, ce sont simplement des habitats différents de zones lotiques adjacentes par leur vitesse, substrat, hauteur, largeur, température : il n'y a rien de négatif en soi à cela. Comme le soulignaient récemment deux universitaires spécialistes des limnosystèmes, si des chutes d'arbre ou des éboulis créent une rupture de continuité sur une petite rivière et produisent une zone lentique, personne n'ira qualifier le nouvel habitat de dégradé ou problématique, alors même qu'il produit des effets comparables à un équivalent anthropique (Touchart et Bartout 2018).
- Par ailleurs, des travaux d'inventaires menés sur les plans d'eau anthropisés de type retenues, petits lacs, étangs ont montré qu'ils présentent une diversité biologique équivalente et parfois supérieure à des milieux aquatiques adjacents, y compris des espèces menacées et protégées (Davies et al 2008, Chester et Obson 2013, Hill et al 2018, Bubíková et Hrivnák 2018).
- Enfin, l'AFB méconnaît les micro-habitats des ouvrages hydrauliques. Variables selon les sites, ils ne sont pas seulement formés de la retenue, mais aussi de ses marges humides, des canaux de diversion, de la chute, de l'influence sur la nappe d'accompagnement et la ripisylve, etc. Des chercheurs ont par exemple récemment souligné que les restaurations de continuité écologique méconnaissent toutes ces dimensions latérales et posent en conséquence des objectifs partiels ou de grilles d'évaluation incomplètes pour l'ensemble des effets sur le vivant (Dufour et al 2017, certaines recherches rassemblées dans Barraud et Germaine 2017 et le numéro spécial de la revue Water Alternatives). D'autres chercheurs invitent également à reconsidérer la valeur des ouvrages hydrauliques pour le vivant à l'aune des évolutions climatiques et de la possibilité d'un rôle refuge face à la pression croissante des aléas hydrologiques (Beatty et al 2017).
Exemple d'inventaire des habitats aquatiques et humides d'un moulin, mené par notre association. Affirmer que l'ouvrage hydraulique et ses dérivations nuisent à la diversité morphologique et biologique est une généralité inexacte. Seules des études au cas par cas permettent d'évaluer ce point sur la base de relevés de terrain, et non d'hypothèses de bureau. A condition que ces études soient menées sans préjugé consistant à dénoncer a priori comme "dégradés" des milieux anthropisés ou à ne s'intéresser qu'à des poissons d'eau courante à l'exclusion de toutes les autres espèces qui profitent des surfaces en eau et de leurs rives.
3. L'AFB parle de "
nouvelles espèces, généralement introduites et qui se développent au détriment de celles naturellement présentes" et du "
cortège attendu en conditions naturelles". Comme pour le point 1, la distinction entre espèces attendues (implicitement "
bonnes") et espèces introduites (implicitement "
mauvaises") est fallacieuse. Il a été montré par la recherche scientifique que de nombreuses espèces de poissons se sont naturalisées depuis 2000 ans en France (comme ailleurs) et que la diversité bêta a augmenté en conséquence, le déclin de certaines espèces spécialisées étant plus que compensé par l'installation de nouvelles espèces (voir
Belliard et 2016, les livres de
Lévêque et Mounolou 2008,
Lévêque 2017 pour une revue des études en ce sens avec une place importante à l'hydrobiologie). Les piscicultures et déversements à finalité de pêche, les constructions de canaux franchissant les barrières de bassins versants, les introductions volontaires ou accidentelles ont d'ores et déjà modifié en profondeur les peuplements aquatiques. Ce point fait d'ailleurs l'objet de débats contemporains plus généraux en écologie de la conservation, avec une mise en lumière de l'importance de la biodiversité acquise et de la difficulté croissante à opposer les endémiques aux exotiques dans l'appréciation de cette biodiversité (voir par exemple
Vellend et al 2017,
Schlaepfer 2018,
Primack et al 2018 et le récent numéro spécial de la revue
Biological Conservation). Il est épistémologiquement douteux et en tout cas discutable que l'on puisse encore aujourd'hui se représenter la nature, ses espèces ou ses habitats comme une "
référence" pré-industrielle ou pré-agricole dont nous pourrions ou devrions retrouver les caractéristiques, cela en raison d'une part du caractère non-réversible de l'évolution et d'autre part des nombreux changements annoncés pour ce siècle, à commencer par les prévisions des sciences du climat (voir
Bouleau et Pont 2015).
4. L'AFB prétend définir les "
objectifs de préservation/restauration" et refuser "
la recherche d'un nombre maximum d'espèces". D'où tire-t-elle au juste une légitimité à affirmer qu'un milieu présentant davantage d'espèces qu'un autre serait un milieu pauvre ou dégradé en biodiversité? C'est le contraire du sens premier de la biodiversité définie comme richesse spécifique et mesurée en diversité alpha (sur site), bêta (entre sites) ou gamma (dans une écorégion). Pour notre part, nous réfutons totalement cette vision et nous nous engageons au contraire à promouvoir les systèmes socio-naturels qui permettent au "
maximum d'espèces" de vivre dans nos paysages en évolution, aujourd'hui comme demain. D'ores et déjà, des travaux de recherches en France ont montré que les canaux (
Aspe et al 2014), les étangs (
Wezel et al 2014) ou encore les épis hydrauliques (
Thonel et al 2018) peuvent jouer des rôles favorables pour la biodiversité. Le rôle de l'AFB est de coordonner, solliciter inspirer des travaux d'analyse objective de cette biodiversité dans les systèmes naturels anthropisés, pas d'en nier ou d'en condamner l'existence pour des raisons idéologiques.
5. L'AFB ne saurait ignorer ni dissimuler la réalité de débats scientifiques aux décideurs politiques que cette agence est censée informer de manière fiable, ouverte et multidisciplinaire. Il apparaît en filigrane de ses prises de position haliocentrées que cette agence reste trop marquée par un héritage institutionnel et méthodologique ayant mené du Conseil supérieur de la pêche à l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques puis à l'AFB, avec un intérêt disproportionné pour quelques espèces de poissons rhéophiles et migratrices répondant souvent à certains enjeux sociaux et économiques, pêche de loisir au premier chef. Nous déplorons que le discours de la biodiversité aquatique soit aujourd'hui appauvri dans un "
prêt-à-penser" qui ne reflète nullement la richesse et la complexité des débats de l'écologie contemporaine, mais aussi des sciences humaines et sociales. Nous appelons la communauté des chercheurs académiques à sortir de cet état de fait déplorable pour les liens entre science, société et démocratie, ainsi que pour la confiance que l'on peut porter dans les politiques environnementales que ces chercheurs informent. L'écologie comme science et comme action publique a besoin de données d'observation, de modèles d'interprétation et de suivis d'intervention, pas de généralités présentées comme des vérités gravées dans le marbre ni de visions de la conservation biologique aveugles à leurs propres partis-pris idéologiques.
Référence citée : AFB (2018),
Eléments de réponse à certains arguments contradictoires sur le bien-fondé du maintien et de la restauration de la continuité écologique dans les cours d'eau, note du Conseil scientifique, 5 p.
Illustration (haut) : le plan d'eau de Garchy (Nièvre), créé par un petit ouvrage alimentant un lavoir depuis plus d'un siècle, aujourd'hui menacé de disparition au nom du dogme de la continuité écologique. Aucun inventaire de biodiversité du site n'a été commandé par l'administration en charge de l'eau, qui agit de manière systématique, sans intérêt réel pour le vivant, davantage pour se débarrasser d'ouvrages à surveiller et réglementer que pour se préoccuper de l'état réel de la nature sur chaque site. La destruction des singularités hydrauliques que représentent les petits ouvrages rappelle l'erreur majeure de la suppression des haies voici 50 ans.
A lire en complément notre dossier complet:
Rapport sur la biodiversité et les fonctionnalités écologiques des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes
A visionner :
Des scientifiques s'expriment sur la continuité écologique
A lire pour comprendre la trajectoire AFB-Onema et ses biais:
L'Onema à travers ses mots: comment l'Office a surexprimé les enjeux poisson et continuité dans sa communication
Contenus Onema 2007-2017 : pas davantage proportionnés aux publications scientifiques