Affichage des articles dont le libellé est Espèces exotiques. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Espèces exotiques. Afficher tous les articles

05/02/2023

La mobilité des pêcheurs de loisir, des autoroutes à espèces invasives ? (Weir et al 2022)

En utilisant les millions de données issues d’une application sur téléphone mobile pour pêcheur, des chercheurs montrent aux Etats-Unis la forte mobilité des pratiquants de la pêche récréative. Cette pratique qui relie des bassins et des lacs séparés tend à créer des conditions propices à l’expansion d’espèces invasives dans les cours d’eau.


La croissance des réseaux de transport a facilité la propagation d'espèces envahissantes, en particulier dans les cours d’eau qui sont des milieux naturellement fragmentés et donc partiellement isolés par bassins versants. Les données sur les mouvements humains sont difficiles à collecter pour les chercheurs : carnets de voyage, entretiens et enquêtes peuvent avoir des biais, des coûts élevés de collecte et/ou de faibles taux de réponse. Mais les appareils intelligents mobiles peuvent être une source de données de mouvement de qualité, à haute résolution et individualisées sur de larges échelles spatiales.

Pour contourner la pauvreté des sources, Jessica Weir et ses collègues ont ainsi analysé aux Etats-Unis 10 ans de données de mouvement de l'application de pêche populaire Fishbrain pour montrer comment les pêcheurs récréatifs connectent plus de 100 000 lacs à travers les États-Unis contigus, et comment ce réseau de connectivité fournit un aperçu unique de la distribution actuelle et future de espèces aquatiques envahissantes.

Voici le résumé de leur article :
« Les activités humaines sont la principale cause des invasions biologiques qui causent des dommages écologiques et économiques dans le monde. Les espèces aquatiques envahissantes (EAE) sont souvent propagées par les pêcheurs récréatifs qui visitent deux plans d'eau ou plus dans un court laps de temps. Les données de mouvement des pêcheurs à la ligne sont donc essentielles pour prévoir, prévenir et surveiller la propagation des AIS. Cependant, le manque de données sur les déplacements à grande échelle a limité les efforts aux grands lacs populaires ou à de petites étendues géographiques. 

Ici, nous montrons que les applications de pêche récréative sont une source abondante, pratique et relativement complète de « grandes » données sur les mouvements à travers les États-Unis contigus. Nos analyses ont révélé un réseau dense de mouvements de pêcheurs qui était considérablement plus interconnecté et étendu que le réseau formé naturellement par les rivières et les ruisseaux. Les mouvements à courte distance des pêcheurs se sont combinés pour former des autoroutes d'invasion qui ont traversé les États-Unis contigus. Nous avons également identifié des fronts d'invasion possibles et des lacs centraux envahis qui pourraient être des super-épandeurs pour deux envahisseurs aquatiques relativement communs. 

Nos résultats fournissent un aperçu unique du réseau national par lequel les AIS peuvent se propager, augmentent les possibilités de coordination intergouvernementale qui sont essentielles pour résoudre le problème des AIS et soulignent le rôle important que les pêcheurs peuvent jouer pour fournir des données précises et prévenir les invasions. Les avantages des appareils mobiles à la fois comme sources de données et comme moyen d'engager le public dans sa responsabilité partagée de prévenir les invasions sont probablement généraux pour toutes les formes de tourisme et de loisirs qui contribuent à la propagation des espèces envahissantes. »
L’image en tête de cet article montre les 18 principaux bassins fluviaux des États-Unis contigus sont reliés par des pêcheurs à travers les frontières hydrologiques naturelles. (A) Une carte des 18 principaux bassins fluviaux des États-Unis contigus qui s'étendent dans certaines parties du Canada et du Mexique.  Le ∗ représente une zone où les lacs du réseau sont hydrologiquement connectés à travers la limite du bassin fluvial. (B) Un diagramme d'accord montrant les connexions du mouvement des pêcheurs parmi les 18 principaux bassins fluviaux. L'anneau extérieur et la couleur correspondent à la région d'origine de la connexion du pêcheur, et l'anneau intérieur correspond au bassin dans lequel se terminent ces connexions. Des lignes plus épaisses indiquent plus de mouvement et, par conséquent, une pression de propagules plus élevée. Bassins : 01 Nouvelle-Angleterre, 02 Centre-Atlantique, 03 Atlantique Sud-Golfe, 04 Grands Lacs, 05 Ohio, 06 Tennessee, 07 Haut Mississippi, 08 Bas Mississippi, 09 Souris–Rouge–Rainy, 10 Missouri, 11 Arkansas–Blanc–Rouge , 12 Texas–Gulf, 13 Rio Grande, 14 Haut Colorado, 15 Bas Colorado, 16 Grand Bassin de l’Ouest, 17 Pacifique Bord-Ouest et 18 Californie.


Les cartes ci-dessus (cliquer pour agrandir) montrent la distribution ponctuelle des espèces envahissantes (A) de Myriophyllum et (B) de Dreissena. Les points qui se chevauchent apparaissent avec une plus grande intensité de couleur. Les comtés (États-Unis) et les unités de recensement (Canada) sont en niveaux de gris pour représenter le pourcentage de connexions entrantes pondérées qui sont vraisemblablement à haut risque parce qu'elles proviennent d'un lac envahi (par l’une ou l’autre des espèces de Dreissena et Myriophyllum) et terminées dans un lac non envahi.

Une étude similaire en Europe serait bien sur très utile. Mais l’analyse des impacts de la pêche récréative reste un parent pauvre de la recherche en écologique aquatique.

Référence : Weir JL et al (2022), Big data from a popular app reveals that fishing creates superhighways for aquatic invaders, PNAS Nexus, 1.3, pgac075

11/01/2023

Forte progression des espèces exotiques dans les communautés de poissons du Rhin (Le Hen et al 2023)

Gwendaline Le Hen et neuf collègues ont étudié la composition piscicole du Rhin supérieur en Allemagne, sur 35 ans de données. La tendance est marquée par la forte progression des espèces exotiques, qui représentent aujourd'hui 30% des espèces et 32% des individus, contre respectivement 5% et 0,1% au début des années 1980. Le changement climatique favorise cette évolution de la biodiversité qui modifie les traits fonctionnels des communautés biotiques. Ce phénomène de diversification des espèces de poisson, déjà généralisé dans les grands fleuves connectés et ayant tendance à s'accélérer, pose la question des conditions de référence et des objectifs de conservation que les politiques publiques choisissent en gestion de la biodiversité aquatique. De toute évidence, le vivant évolue rapidement à l'Anthropocène.


Voici le résumé du travail des chercheurs :

"Les poissons exotiques ont un impact considérable sur les communautés aquatiques. Cependant, leurs effets sur la composition des traits restent mal compris, en particulier à de grandes échelles spatio-temporelles. Ici, nous avons utilisé des données de biosurveillance à long terme (1984-2018) de 31 communautés de poissons du Rhin en Allemagne pour étudier les changements de composition et fonctionnels au fil du temps. 

La richesse communautaire totale moyenne a augmenté de 49 % : elle a été stable jusqu'en 2004, puis a diminué jusqu'en 2010, avant d'augmenter jusqu'en 2018. L'abondance moyenne a diminué de 9 %. Partant de 198 individus/m2 en 1984, l'abondance a largement décliné à 23 individus/m2 en 2010 (−88 %), puis a augmenté de 678 % jusqu'à 180 individus/m2 jusqu'en 2018. Les augmentations d'abondance et de richesse à partir de 2010 environ étaient principalement entraînée par l'implantation d'espèces exotiques : alors que les espèces exotiques représentaient 5 % de toutes les espèces et 0,1 % du total des individus en 1993, elles sont passées à 30 % (7 espèces) et 32 % des individus en 2018. Concomitant à l'augmentation des espèces exotiques , la richesse et l'abondance moyennes des espèces indigènes ont diminué de 26 % et 50 % respectivement. Nous avons identifié l'augmentation de la température, les précipitations, l'abondance et la richesse des poissons exotiques comme forces motrices de changements de composition après 2010. 

Pour mieux comprendre les impacts des espèces exotiques sur les communautés de poissons, nous avons utilisé 12 caractéristiques biologiques et 13 caractéristiques écologiques pour calculer quatre métriques de caractéristiques chacune. La dispersion des traits écologiques a augmenté avant 2010, probablement en raison de la diminution des espèces indigènes écologiquement similaires. Aucun changement dans les paramètres de trait n'a été mesuré après 2010, bien que les parts relatives des modalités de trait exprimées aient considérablement changé. Le changement observé dans les modalités des traits a suggéré l'introduction de nouvelles espèces portant des modalités de traits à la fois similaires et nouvelles. Nos résultats ont révélé des changements significatifs dans les compositions taxonomiques et caractéristiques suite aux introductions de poissons exotiques et au changement climatique. 

Pour conclure, nos analyses montrent des changements taxonomiques et fonctionnels du Rhin sur 35 ans, probablement indicatifs de changements futurs dans les services écosystémiques."

Discussion
L'introduction et la dispersion des espèces exotiques est un phénomène devenu commun sur les fleuves et rivières connectés, en Europe comme dans le reste du monde. Concomitamment, des espèces endémiques et spécialisées voient souvent leur population se restreindre, tant sous l'effet du changement climatique que sous la pression de compétiteurs dans leur niche trophique. Nous avions commenté une étude sur la Seine montrant que 46% des espèces de ce bassin sont désormais d'origine exotique, avec une accélération du phénomène depuis un siècle (voir Belliard et al 2021). L'analyse de Gwendaline Le Hen et de ses collègues sur le Rhin confirme les mêmes tendances, mais de manière plus accélérée et sur trois décennies seulement.

L'arrière-plan de la politique écologique des rivières en Europe est de conserver une biodiversité représentative des "conditions de référence" de chaque cours d'eau, selon les termes choisis par la directive européenne. Mais plus nous avançons dans la condition anthropocène – que ce soit ici le changement climatique ou le brassage des espèces – et plus cette idée d'un référentiel fixe de biodiversité ou de fonctionnalité des communautés biotiques paraît irréelle.

Référence : Le Hen G et al (2023), Alien species and climate change drive shifts in a riverine fish community and trait compositions over 35 years, Science of The Total Environment, 867, 161486

29/01/2021

Les écrevisses signal changent rapidement les écosystèmes d'eau douce (Galib et al 2021)

En étudiant 18 cours d'eau du nord de l'Angleterre avec des données de long terme, trois chercheurs observent que l'écrevisse signal est associée à des variations significatives des poissons benthiques, des salmonidés et des invertébrés. Une espèce de chabot semble avoir totalement disparu des rivières concernées par l'invasion. L'étude menée avec des cas contrôles montre que ni les variations d'habitat ni les évolutions de pollution n'expliquent les effets observés, qui sont donc rapportés à la présence ou à l'absence de l'espèce invasive. Les premières années d'invasion touchent les invertébrés, surtout les moins mobiles, puis un effet sur les poissons est observé après 7-8 ans. Les espèces invasives ne sont pourtant pas intégrées dans la mise en oeuvre de la directive cadre sur l'eau comme facteur causal d'évolution des marqueurs biologiques des cours d'eau. 


L'écrevisse signal, dite aussi écrevisse de Californie ou écrevisse du Pacifique. Photo par  Astacoides, CC BY-SA 3.0.

Parmi les causes du déclin de la biodiversité endémique dans le monde, l'invasion biologique joue un rôle notable. Les espèces non indigènes entraînent une modification de la structure et du fonctionnement de l'écosystème récepteur. Les écrevisses sont considérées de ce point de vue comme une menace majeure pour les communautés endémique dans les habitats d'eau douce du monde entier: elles sont de grande taille, plutôt à longue durée de vie, omnivores (invertébrés, macrophytes, périphytes, détritus, poissons, autres écrevisses). Les écrevisses sont mêmes considérées par certains chercheurs comme des ingénieurs des écosystèmes, du fait de leur rôle dans la modification des taux de traitement détritique et des densités de certaines plantes.

L'écrevisse signal (Pacifastacus leniusculus, Dana) est l'une de ces écrevisses envahissantes les plus répandues. Elle présente toutes les qualités requises pour un grand succès de colonisation: large tolérance physiologique et écologique, forte propension à la dispersion, croissance rapide, maturation précoce et  grande fécondité. Leur effet exact reste mal connu. Par exemple, à ce jour, aucune étude n'avait mesuré la relation entre les salmonidés jeunes de l'année (YoY) et l'écrevisse signal à l'état sauvage. 

Shams M. Galib et ses collègues ont mené une étude à la méthodologie soigneuse sur le rôle de l'écrevisse signal dans l'écosystème de tête de bassin (zone à truite) d'un fleuve côtier du nord de l'Angleterre, la Tees (située dans la chaîne montagneuse des Pennines). 

Voici la synthèse de leurs observations : 

"1. Les impacts de l'écrevisse signal invasive Pacifastacus leniusculus sur les espèces et les écosystèmes locaux sont largement reconnus, mais principalement à travers des études à petite échelle et des expériences en laboratoire qui ne reflètent pas toujours les impacts dans la nature. Les effets enregistrés de l'écrevisse signal sur les populations de poissons sont équivoques. Dans cette étude, utilisant les approches avant–après/contrôle–impact et contrôle-impact, les effets de l'invasion de l'écrevisse signal sur les poissons endémiques, en particulier les poissons benthiques et les salmonidés jeunes de l'année, et les communautés de macro-invertébrés, ont été déterminé à plusieurs échelles spatiales et temporelles au moyen de trois éléments d'étude corrélés (S1 – S3), dans les cours d'eau des têtes du bassin de la rivière Tees, en Angleterre.

2. En S1, nous avons échantillonné les poissons et les macro-invertébrés benthiques de 18 cours d'eau de la même manière en 2011 et 2018. Ces cours d'eau ont été classés en deux groupes: (1) non envahis (sans écrevisses signal dans les deux années d'échantillonnage; n = 7); et (2) les cours d'eau envahis (avec l'écrevisse signal), comprenant des cours d'eau pré-envahis (envahis avant 2011; n = 8) et nouvellement envahis (envahis entre 2011 et 2018, n = 3). Malgré des conditions d'habitat similaires les deux années (toutes les variables p> 0,05), les communautés de poissons et de macroinvertébrés ont changé au fil du temps dans les cours d'eau pré-envahis et par comparaison avec les cours d'eau non envahis. Un déclin de l'abondance des poissons benthiques et des salmonidés jeunes a été observé dans les cours d'eau pré-envahis et nouvellement envahis. La disparition complète du chabot fluviatile Cottus perifretum suite à l'invasion de l'écrevisse signal a été enregistrée dans deux cours d'eau pré-envahis.

3. Dans la deuxième étude, S2, nous avons évalué les différences intra-cours d'eau chez les poissons et les macroinvertébrés dans deux cours d'eau Tees en comparant des sections avec des écrevisses signal (envahies) et sans (non envahies). Par rapport aux sections non envahies, la richesse taxonomique et l'abondance des poissons et des macroinvertébrés étaient significativement plus faibles dans les sections envahies, et l'ensemble des communautés différaient également de manière significative.

4. En S3, des données à long terme (depuis 1990) de la qualité de l'eau et des macro-invertébrés de six cours d'eau Tees comprenant ceux envahis par les écrevisses signal (n = 3) et non envahies (n = 3) ont été analysées. La qualité de l'eau a montré peu de changement, ou une amélioration, au fil du temps, mais des changements importants dans la richesse taxinomique des macro-invertébrés et la structure de la communauté se sont produits après l'invasion des écrevisses. Les changements à long terme dans les communautés de macro-invertébrés dans les cours d'eau envahis étaient généralement dus au déclin des taxons plus sédentaires tels que les mollusques et les trichoptères à fourreau.

5. Une perturbation écologique généralisée et à long terme se produit en raison de l'invasion d'écrevisses signal dans les cours d'eau des hautes terres du bassin versant de Tees qui peut conduire à une disparition complète de certaines espèces de poissons benthiques, ainsi qu'à une réduction des densités de salmonidés jeunes et à un déplacement vers communautés de macro-invertébrés moins diversifiées, dominées par des taxons plus mobiles et résistants aux écrevisses."

Discussion
Plus les données de terrain s'accumulent, plus il est manifeste que les écosystèmes aquatiques peuvent changer sur des périodes de temps assez courtes, et pour des causes diverses. L'idée qu'il existe une stabilité de ces écosystèmes à l'équilibre était le paradigme encore dominant de l'écologie dans la seconde moitié du 20e siècle. Mais l'accumulation des preuves suggère qu'il faut plutôt y voir un manque de données de qualité à l'époque, ayant mené à des modèles qui sous-estimaient la dynamique des milieux. De surcroît, les pressions de l'Anthropocène se sont accélérées à partir des années 1940-1950 (voir Steffen et al 2015), donc le rythme d'évolution du vivant se modifie également.

Cette étude sur l'écrevisse signal souligne un point intéressant : des critères biologiques (invertébrés, poisons) peuvent changer sans que les paramètres pris en compte par la directive cadre européenne sur l'eau (habitat, pollution) soient concernés. Or, cette directive forme l'outil règlementaire à la base des métriques de qualité des rivières et plans d'eau, des analyses pression-impact et des choix d'action des gestionnaires. Il n'existe par exemple aucune mesure standardisée du taux de colonisation et invasion biologique des cours d'eau par des espèces non endémiques — non seulement pour les écrevisses, mais pour les nombreuses espèces qui circulent désormais, des microbes aux mammifères en passant par les plantes. On voit la difficulté de faire coïncider des approches technocratiques qui figent la connaissance à un instant donné avec la réalité du progrès rapide des observations et des connaissances.

Référence : Galib SM et l (2021), Strong impacts of signal crayfish invasion on upland stream fish and invertebrate communities, Freshwater Biology, 66, 2, 223-240

14/12/2020

Les silures dévorent les grandes aloses de la Garonne (Boulêtreau et al 2020)

Jadis, les saumons, aloses et autres migrateurs formaient les poissons de plus grande taille (avec le brochet) dans leur milieu d'eau douce. Mais ce n'est plus le cas avec l'introduction du silure, une espèce venue du Danube qui s'est étendue en Europe occidentale et méridionale. Une étude de chercheurs français menée sur la Garonne montre que ces poissons-chats géants consomment des grandes aloses, et qu'ils sont capables de repérer le comportement particulier de frai de ce migrateur pour profiter d'opportunités alimentaires. On peut certes essayer de réguler le silure dans nos eaux. Mais cela doit nourrir aussi une réflexion sur les objectifs de conservation des poissons migrateurs, qui ne rencontrent plus du tout à l'Anthropocène les conditions de leur expansion maximale voici quelques millénaires, en raison de causes multiples dont la plupart ne vont pas disparaître à court terme. 


Le silure européen Silurus glanis fait partie des 20 plus gros poissons d'eau douce au monde, et c'est le plus gros poisson d'Europe (jusqu'à 2,7 m de longueur totale, deux fois plus que des prédateurs indigènes en France comme le brochet). Sa taille extrême en a fait une espèce populaire pour les pêcheurs sportifs, ce qui a entraîné leur introduction intentionnelle dans certains pays d'Europe de l'Ouest et du Sud.

Mais comme toute espèce introduite, le silure a des effets sur les assemblages d'espèces qui pré-existent à son arrivée dans les rivières. 

De nombreuses espèces de poissons dites "anadromes" migrent entre l'eau de mer et l'eau douce pour frayer. Elle sont généralement protégées de la prédation par d'autres poissons lors de leur migration vers l'amont par leur grande taille à l'âge adulte. Mais les introductions et invasions de nouvelles espèces ont perturbé cette règle ayant émergé de l'évolution, car certaines espèces de poissons prédateurs sont plus grandes que les migrateurs. Dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, l'établissement du silure Silurus glanis expose les poissons anadromes adultes à la prédation en augmentant le seuil de taille corporelle auquel les proies deviennent invulnérables. 

Stéphanie Boulêtreau et ses collègues ont analysé le comportement de prédation du silure sur les grandes aloses (Alose alosa), un poisson migrateur jadis commun en Europe, mais aujourd'hui menacé.

Voici le résumé de leur travail : 

"Le silure Silurus glanis est un grand prédateur opportuniste non indigène capable de développer une stratégie de chasse en réponse aux proies nouvellement disponibles là où il a été introduit. La migration de proies anadromes reproductrices comme la grande alose Alosa alosa pourrait représenter cette ressource alimentaire disponible et riche en énergie. Ici, nous rapportons un comportement impressionnant de chasse au silure lors de la reproduction de l'alose dans l'une des principales frayères d'Europe (Garonne, sud-ouest de la France). 

La reproduction de l'alose se compose d'au moins un mâle et une femelle nageant côte à côte, battant la surface de l'eau avec leur queue, ce qui produit un bruit d'éclaboussement audible depuis la rive du fleuve. Le comportement de chasse du silure lors de la reproduction de l'alose a été étudié, la nuit, pendant les mois de printemps, en utilisant à la fois une enquête auditive et vidéo. Simultanément, des individus de poisson-chat ont été pêchés pour analyser le contenu de leur estomac. 

Le silure a perturbé 12% des 1024 actes de frai nocturnes que nous avons entendus, et cette proportion est passée à 37% parmi les 129 actes de frai lorsqu'elle est estimée avec un enregistrement par caméra en basse lumière. Les analyses du contenu stomacal de 251 gros silure (longueur du corps > 128 cm) capturés dans le même tronçon de rivière) ont révélé que l'alose représentait 88,5% des proies identifiées dans le régime alimentaire du silure. 

Ces travaux démontrent que la prédation du silure doit être considérée comme un facteur important de mortalité des aloses. Dans un contexte d'extension de l'aire de répartition européenne du silure dans les eaux douces d'Europe occidentale et méridionale, ce nouvel impact trophique, avec d'autres précédemment décrits pour le saumon ou la lamproie, doit être pris en compte dans les plans européens de conservation des espèces anadromes."

Discussion
Ces travaux confirment d'autres recherches faites dans les eaux françaises sur la prédation des saumons remontants par les silures. Ils soulignent les causes multifactorielles de déclin des migrateurs : outre des barrières physiques, ceux-ci sont confrontés à la pollution, la surpêche et le braconnage, la prédation par de nouvelles espèces, le changement climatique et ses effets océaniques comme fluviaux. 

La stratégie évolutive de la migration permet des gains alimentaires (croissance dans un milieu favorable) mais elle est coûteuse, puisque les animaux y ayant recours parcourent de longue distance, ce qui représente une dépense en énergie et une exposition à divers risques. Le changement progressif des conditions des rivières et des océans à l'Anthropocène est particulièrement défavorable à ces espèces. Cela suggère que si les stratégies de conservation de ces migrateurs visent à juste titre à éviter l'extinction des espèces, elles auront sans doute le plus grand mal à revenir aux quantités d'individus observées avant l'ère moderne. Une discussion des objectifs des politiques publiques en ce domaine serait bienvenue.

Référence : Boulêtreau S et al (2020), ‘The giants’ feast’’: predation of the large introduced European catfish on spawning migrating allis shads, Aquatic Ecology, doi.org/10.1007/s10452-020-09811-8

A lire en complément

25/09/2020

Influence des seuils et écluses sur la progression du crabe chinois et de l'écrevisse signal (Robinson et al 2019)

Des chercheurs anglais ont étudié l'effet des ouvrages humains de rivière sur la progression de deux des espèces invasives aquatiques les plus actives au monde : l'écrevisse signal et le crabe chinois. La première ne montre pas de variation de répartition en présence d'ouvrages, notamment car elle tend à migrer par dévalaison depuis les points où elle est introduite. En revanche, le crabe chinois, qui progresse par montaison, se trouve davantage bloqué au pied des ouvrages. Cette recherche montre aussi l'intérêt des analyses par ADN environnemental, des brins de gènes circulant dans l'eau et permettant d'identifier la présence d'espèces. Les chercheurs soulignent que les analyses par ANDe doivent être calibrées pour donner des résultats corrects dans l'étude des rivières fragmentées.

Crabe chinois (à mitaines) mâle Eriocheir sinensis. Photo par Vassil, CC BY-SA 4.0

L'écrevisse nord-américaine du Pacifique, ou écrevisse signal (Pacifastacus leniusculus) et le crabe chinois, ou crabes à mitaines (Eriocheir sinensis), représentent deux des espèces aquatiques envahissantes les plus performants au monde, mais les facteurs déterminant leur succès de dispersion sont largement inconnus. Le crabe chinois est porteur du même pathogène que l'écrevisse signal (Aphanomyces astaci, la peste de l'écrevisse) qui entraîne le déclin des espèces natives d'écrevisses en Europe. 

Lorsqu'ils sont confrontés à des conditions défavorables ou à des obstacles, les écrevisses comme les crabes sortent de l'eau pour trouver des habitats plus appropriés ou contourner les barrières. Des barrières artificielles ou naturelles (rapides, cascades) peuvent dans certains cas restreindre la dispersion en amont des écrevisses, mais celles-ci se dispersent plutôt vers l'aval à partir de lieu où elles sont introduites. En revanche, des barrières comme les barrages sont susceptibles d'entraver la migration des crabes chinois, qui se fait dans le sens de la montaison.

Chloe Victoria Robinson et deux collègues ont étudié la répartition de ces deux espèces dans trois rivières anglais (Medway, Dee et Stour), en utilisant la nouvelle technologie de l'ADN environnemental (ADNe), qui permet de détecter des espèces grâce à des fragments de leurs gènes circulant dans l'eau (ou stockés dans les sédiments). 

Voici la conclusion des auteurs : 

"La présence des écluses et des vannes de crue dans la rivière Medway semble avoir une influence sur la détection ADN du crabe chinois dans cette rivière. La probabilité de détection du crabe chinois a augmenté avec le nombre de barrières en amont du site d'échantillonnage, ce qui indique que les barrières dans le Medway limitent le mouvement en amont de cette espèce. Au cours de leur migration en amont, les crabes chinois sont connus pour s'agréger au niveau des barrières, en particulier lorsque les berges sont trop raides pour contourner les barrières terrestres et que la présence de grandes structures telles que des barrages et des vannes d'inondation ralentit considérablement sa migration vers l'amont. Cette congrégation d'individus est susceptible d'entraîner un signal d'ADNe plus fort plus en aval, car la densité est connue pour être le principal facteur contribuant au succès de la détection de l'ADN dans de nombreuses espèces aquatiques. Le record le plus en amont de crabes mitaines a été enregistré dans la rivière Beult, un affluent de la rivière Medway, qui bifurque de la rivière principale ~ 5 km avant une série de six écluses consécutives. Nos détections d'ADN de crabe chinois à partir d'échantillons d'eau prélevés dans cet affluent suggèrent que cette espèce est présente ici par opposition à la rivière principale car aucune détection n'a été trouvée plus en amont de la rivière Medway. Contrairement au crabe chinois, nous avons constaté que les barrières n'affectaient pas la présence de l'écrevisse signal, probablement en raison du fait que les écrevisses grimpantes se dispersent principalement en aval. (...)

Un succès de détection significativement plus élevé pour les écrevisses signal dans la rivière Medway par rapport à la rivière Dee pourrait être le résultat de conditions hydrologiques variables, de l'abondance des écrevisses ou de la différence de saisonnalité entre la période d'échantillonnage pour chaque rivière. Certaines études ont rapporté une réduction de la détection de l'ADN pour les écrevisses signal pendant les mois d'hiver (de novembre à février) en raison de la torpeur hivernale qu'elles subissent au cours de leur cycle de vie annuel. La température est considérée comme le principal facteur de réduction de l'activité des écrevisses, ce qui peut correspondre directement à la quantité d'ADNe libérée dans l'environnement local. Cependant, nos travaux antérieurs sur l'ADNe d'écrevisses signal en octobre ont abouti à la détection de l'espèce dans tous les sites signalés, suggérant un niveau de détection substantiel pendant l'automne. De plus, les températures dans les rivières Medway et Dee n'étaient pas très différentes entre juillet (16,1°C en moyenne sur tous les sites d'échantillonnage) et octobre (en moyenne 14,1°C sur tous les sites d'échantillonnage), et par conséquent, nous nous attendions aux niveaux comparables d'activité et de taux d'excrétion d'ADNe. (...)

La détectabilité de l'ADNe dans une rivière qui coule dépend à la fois de facteurs biotiques et abiotiques tels que la distance de la source, la vitesse de l'eau et la température. La présence d'une série d'écluses le long d'une section de rivière, comme on le voit dans la rivière Medway, pourrait avoir le potentiel de créer des "systèmes mini-lentiques" en amont de chaque obstacle, et par conséquent, l'ADNe est plus susceptible de s'installer et de se lier à sédiments, plutôt que d'être transporté en aval. Des recherches supplémentaires sur le sort de l'ADN dans les systèmes fluviaux fragmentés devraient être menées pour aborder ce concept.

Dans l'ensemble, l'évaluation de l'influence des barrières sur la présence et la répartition des espèces envahissantes est importante pour éclairer les stratégies de gestion. La persistance à long terme des crabes chinois dépend de la capacité des juvéniles à migrer vers l'amont et à coloniser les habitats d'eau douce appropriés, par conséquent les obstacles fluviaux peuvent avoir une grande influence sur le succès de la colonisation. De plus, il est important de pouvoir détecter les sites de chevauchement des aires de répartition entre les écrevisses signal et les crabes chinois à l'aide de l'ADNe pour éclairer les stratégies de gestion des zones critiques pour le contrôle des espèces envahissantes, en particulier pour les espèces qui subissent des interactions trophiques complexes et sont potentiellement synergiques."

Référence : Robinson CV et al (2020), Effect of artificial barriers on the distribution of the invasive signal crayfish and Chinese mitten crab, Scientific Reports 9, 7230

13/08/2020

Les lamproies marines victimes d'une prédation élevée, probablement par les silures (Boulêtreau et al 2020)

Dans les rivières Dordogne et Garonne, les lamproies marines subissent une baisse notable de population observée en vidéo-comptage depuis 10 ans. Quelle peut en être la cause? Une expérience de radio-suivi sur une cinquantaine d'individus adultes montre un taux très élevé de prédation, à 80%. Principal suspect en absence de loutres et de brochets: le silure, qui s'est installé dans les rivières ouest-européennes. Cette pression sur la lamproie marine s'ajoute à celle de la pêche commerciale, comme à d'autres plus anciennes.


Population remontante de lamproies aux stations de vidéo-comptage de la Dordogne et de la Garonne. On observe la chute au cours de la dernière décennie. Extrait de Boulêtreau et al 2020, art cit.

La lamproie marine (Petromyzon marinus) est une espèce anadrome qui migre dans les rivières pour atteindre les zones de frai. Son aire de répartition géographique s'étend des deux côtés de l'océan Atlantique Nord. Les populations les plus importantes sont observées dans les estuaires et fleuves d'Europe occidentale, notamment au Royaume-Uni, dans la péninsule ibérique et en France. Les deux principales populations de lamproie marine de France (les rivières Garonne et Dordogne) montrent des tendances préoccupantes à la baisse de migrations annuelles de lamproie, le nombre s'effondrant depuis la dernière décennie (image ci-dessus).

Trois campagnes de marquage et de suivi radiométrique, d'une durée de 25 à 50 jours, ont été réalisées par Stéphanie Boulêtreau et ses collègues: deux dans la Dordogne et une dans la Garonne. Le signal ID émis par le dispositif visait à identifier les poissons victimes de prédation.

Résultat : "À la fin de la session de suivi, 39 lamproies sur 49 (80%) ont été consommées, 2 sont restées vivantes, 1 a été perdue (car jamais détectée) et 7 ont un statut inconnu. (...) Les premiers événements de prédation se sont produits dans les 2 à 7 jours suivant la libération de la lamproie. Près de 50% des lamproies marquées (24/49) et 65% des lamproies à statut identifié (24/37) ont été consommées après 8 jours. Plus de 70% du total des lamproies ont été consommées après 18 jours de suivi. La plupart des lamproies consommées ont été détectées en amont du point de rejet; seules 2 lamproies ont été détectées en aval du point de rejet (...) Seules 4 lamproies sur 39 ont été détectées comme consommées à plus de 10 km du point de rejet."

Les auteurs ajoutent : "Bien que nous n'ayons pas réussi à confirmer l'identité exacte du prédateur, nous avons supposé que cette prédation était principalement due au silure. En dehors du silure, le seul autre prédateur dont les plus gros spécimens peuvent consommer la lamproie marine est le brochet, mais l'espèce est très rare dans les rivières étudiées (...) De nombreuses caractéristiques pourraient expliquer pourquoi la lamproie marine est fortement consommée par le silure européen pendant la migration de ponte. Les lamproies marines adultes en migration représentent une grande proie (longueur du corps> 85 cm) - par rapport à d'autres poissons généralement plus petits - qui peuvent satisfaire les besoins énergétiques des grands silures européens après une période de faible activité trophique. En Europe, la migration vers l'amont de la lamproie est stimulée par l'augmentation quotidienne de la température de l'eau au début du printemps, correspondant également à la reprise de l'activité du silure après l'hiver. Les principaux moments de l'activité du cycle quotidien sont également similaires pour les deux espèces. Les lamproies adultes entreprennent des migrations nocturnes, se déplaçant en amont dans les eaux douces principalement au crépuscule et l'obscurité et cherchant refuge avant l'aube. Bien que certains individus puissent synchroniser leur période d'alimentation autrement, le silure montre généralement des pics d'activité alimentaire la nuit. De plus, les lamproies sont de mauvais nageurs avec de faibles capacités de propulsion".

Enfin, les auteurs remarquent : "Cette cause de mortalité ajoute à la mortalité par pêche, le système Garonne-Dordogne hébergeant la plus grande pêcherie commerciale de lamproie marine d'Europe. En effet, entre 50 000 et 90 000 lamproies marines sont déclarées comme capturées par les pêcheurs en amont de la zone étudiée chaque année. Les lamproies qui réussissent à échapper à la pêche doivent donc faire face à un risque de prédation massif pour rejoindre la zone de frai du système Garonne-Dordogne."

Référence : Boulêtreau S et al (2020), High predation of native sea lamprey during spawning migration, Sci Rep, 10, 6122