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10/08/2019

Voici un siècle, la controverse du barrage de Hetch Hetchy

Voici exactement un siècle commençait aux Etats-Unis la construction du barrage O'Shaughnessy dans la vallée de Hetch Hetchy (Sierra Nevada). Cet ouvrage, destiné à fournir de l'énergie et de l'eau potable à la ville de San Francisco, fut l'objet d'une vive controverse lancée par le naturaliste John Muir et le Sierra Club. De cette époque date une opposition politique aux barrages, mais aussi une division du mouvement de protection de la nature entre "préservationnistes" et "conservationnistes". Un siècle plus tard, des groupes continuent de demander la destruction du barrage et du lac réservoir de Hetch Hetchy, ce que les procédures judiciaires et les référendums locaux ont pour le moment rejeté. Retour sur cet épisode peu connu en France, qui aide à situer le jeu des acteurs sur la question des barrages, et qui rappelle combien certains thèmes pouvant paraître nouveau ne le sont pas du tout. 


Hetch Hetchy Side Canyon, I par William Keith (1838–1911), vers 1908.

Hetch Hetchy : ce nom peu familier aux lecteurs francophones est celui d'une controverse qui a marqué l'histoire du mouvement environnementaliste nord-américain et qui a fait des barrages un objet de contestation socio-politique.

La vallée de Hetch Hetchy est située en Californie, dans la partie nord-ouest du célèbre parc national de Yosemite (Sierra Nevada). La vallée est issue de l'érosion post-glaciaire et la rivière Tuolumne y coule pour rejoindre ensuite le fleuve San Joaquin, qui se jette dans la baie de San Francisco. Hetch Hetchy est une vallée par endroit profonde, avec des canyons à encaissement de 550 à 910 m dans des formations granitiques, pour un fond de vallée large de 200 à 800 m selon les lieux. Des chutes impressionnantes (Wapama, 330m; Tueeulala, 260m) et de nombreux ruisseaux nourrissent la rivière Tuolumne. Les tribus indiennes Miwok et Paiute y pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette pendant quelques millénaires avant l'arrivée des colons européens, vers 1850. Selon les journaux des colons, les tribus indiennes étaient aussi en conflit régulier pour l'usage des ressources de la vallée. Le nom Hetch Hetchy proviendrait de "hatchhatchie", mot indien miwok signifiant les herbes comestibles.

Bien qu'appréciée par des naturalistes, géologues, peintres (Charles F. Hoffman, Albert Bierstadt, Charles Dorman Robinson, William Keith) pour la beauté de ses paysages, la vallée de Hetch Hetchy ne fut pas très populaire. D'une part, elle subissait la concurrence de la vallée de Yosemite, protégée dès 1864 dans un premier parc (au niveau de l'Etat californien), plus scénique et plus accessible. D'autre part, elle était infestée de moustiques en été en raison de nombreuses zones humides.

Le naturaliste américain John Muir, père des grands parcs nationaux, président de l'association environnementaliste Sierra Club, était un ardent partisan de l'aile radicale de la conservation écologique (appelés alors les "préservationnistes") visant à chasser tout usage humain des réserves naturelles. Il batailla avec ses amis influents à Washington pour que la vallée de Hetch Hetchy, pâturée par des moutons qui dégradaient la flore locale, soit intégrée au parc fédéral de Yosemite, officiellement créé le 1er octobre 1890.

Malgré cette protection de la vallée de Hetch Hetchy, le sort décida autrement de son avenir. La ville de San Francisco avait exprimé dès les années 1890 son souhait d'y construire une réserve d'eau potable, compte tenu de la proximité (260 km), de la pureté de l'eau ne demandant aucun traitement (rapport United States Geological Survey en 1900) et de l'absence de peuplement hors quelques chercheurs d'or et éleveurs. Le tremblement de terre de 1906 révéla la vétusté du système d'eau potable de la ville et accéléra la décision. San Francisco obtint en 1908 du secrétaire d'Etat James E. Garfield l'autorisation de construire un barrage. La décision d'autorisation stipule que "Hetch Hetchy n'est pas unique, un lac serait même encore plus magnifique que ses prairies, et l'énergie hydro-électrique produite pourrait éventuellement payer le coût de la construction". Cette position avait le soutien de Gifford Pinchot, autre figure de l'histoire de l'environnementalisme nord-américain, responsable du service fédéral des forêts et partisan d'une conservation écologique avec exploitation des sites plutôt que d'une interdiction pure et simple d'occupation et d'usage (position dite des "conservationnistes" dans le débat nord-américain).

Une bataille procédurale et médiatique s'ensuivit pour essayer d'empêcher le projet. Mais le président Woodrow Wilson signa l'autorisation définitive par le Raker Act du 19 décembre 1913, ratifié par 43 voix pour et 25 voix contre. John Muir mourut le 24 décembre 1914 sans avoir pu bloquer la construction du site, même si à sa suite le Sierra Club batailla vainement pendant encore 10 ans pour stopper le chantier.


Le site avant et après la construction du barrage de Hetch Hetchy.

Après préparation des accès au chantier, la construction du barrage proprement dit fut lancée le 1er août 1919. Elle s'acheva par un remplissage pour mise en service le 24 mai 1923. Dans ses dimensions finales, le barrage désormais appelé O'Shaughnessy (du nom de son ingénieur maître d'oeuvre) s'élève à 130 m au-dessus du socle de la vallée. Le lac réservoir fait 13 km de long, avec une capacité totale de 444,5 millions de m3 d'eau. La puissance hydro-électrique, exploitée sur deux sites en contrebas (Kirkwood, Moccasin), a été portée à 234 MW au total, pour environ un milliard de kWh annuels. Les habitants de la baie de San Francisco consomme 895.000 m3 d'eau par jour provenant du réservoir de Hetch Hetchy (85% de l'approvisionnement).

La controverse de Hetch Hetchy ne s'est jamais éteinte depuis un siècle - c'est à partir d'elle que les barrages sont devenus un thème symbolique d'opposition riveraine par des coalitions rassemblant aux Etats-Unis des naturalistes, des écologistes, des pêcheurs de poissons migrateurs et parfois des tribus indiennes. L'écrivain Edward Abbey a notamment popularisé ces luttes dans son roman le Gang de la clé à molette, paru en 1975, inspiré de l'opposition au barrage de Glen Canyon et ayant participé à la naissance du groupe radical Earth First. Concernant Hetch Hetchy, les opposants n'ont eu de cesse de proposer de détruire le barrage et de restaurer la vallée dans son état antérieur. Aucune de leurs actions en justice ou consultations populaires n'a toutefois eu le succès espéré. La dernière consultation publique (novembre 2012) a vu l'échec de la proposition écologiste d'étudier la destruction de l'ouvrage par 77% voix contre. Encore en octobre 2018, la cour suprême de Californie a rejeté une procédure du groupe Restore Hetch Hetchy.

La controverse de Hetch Hetchy creusa le schisme entre préservationnistes et conservationnistes aux Etats-Unis, ce que nous pourrions appeler des écologistes radicaux ou réformistes aujourd'hui. Elle conduisit les juristes à préciser le sens de l'intérêt public, dans une interprétation favorable à l'exploitation des ressources utiles par les populations locales plutôt qu'à la sanctuarisation de site. Une analyste a fait observer qu'en essayant de proposer une alternative de valorisation touristique de la vallée intacte, John Muir et le Sierra Club ont finalement perdu la bataille de "l'utilité sociale", car l'eau et l'énergie sont des biens perçus comme plus utiles que la contemplation de la nature par des touristes (Oravec 1984). Ce point est toujours présent dans les controverses récentes, et il s'est même retourné : des partisans de la conservation du barrage O'Shaughnessy font ainsi observer que la vallée de Hetch Hetchy reste peu visitée, donc finalement préservée hors du lac artificiel, alors que la vallée de Yosemite est devenue l'objet d'une forte concentration de touristes n'ayant plus grand chose d'un espace naturel vierge. Mais les principaux arguments des partisans du barrage restent ceux avancés pour sa construction, et qui se révèlent toujours exacts un siècle après : une énergie pas chère et propre (le climat est entre temps devenu un enjeu, sensible en Californie), une eau potable de remarquable qualité qu'aucune autre solution ne peut apporter au même prix et avec la même économie de moyens.

Pour le lecteur européen de 2019, en particulier pour le lecteur français qui assiste à des campagnes d'administrations et de lobbies pour la destruction des barrages au nom de la "continuité écologique", la controverse de Hetch Hetchy rappelle quelques enseignements. Il est vain d'espérer un consensus sur la question des ouvrages en rivière : on doit admettre qu'il s'agit d'un sujet de désaccord social et politique, avec nécessité d'organiser ce désaccord de manière transparente, d'étudier les avantages et les inconvénients avec sincérité intellectuelle, de laisser en dernier ressort aux riverains la capacité de s'exprimer pour décider ce qui relève ou non de l'intérêt général. Les Etats-Unis ont depuis une trentaine d'années une tradition de destruction de barrages que n'a pas l'Europe (voir Lespez et Germaine 2016), mais malgré un arrière-plan culturel plus favorable au "sauvage" outre-Atlantique, ce choix de démolition reste controversé là-bas aussi (voir Cox et al 2016Magilligan 2017Kareiva et Carranza 2017). L'opposition morale et philosophique entre une nature laissée à elle-même et une nature modifiée par l'humain – avec évidemment beaucoup de nuances possibles dans chaque position – doit être acceptée comme une donnée des débats démocratiques de l'Anthropocène.

02/04/2018

Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017)

Une trentaine de biologistes et écologues de la conservation viennent de publier un livre critique sur ce qu'ils estiment être des défauts ou des dérives de leur spécialité, la préservation de la biodiversité : pauvreté des données, faiblesse des modèles, excès de confiance dans certains principes devenant des dogmes, difficultés de gouvernance avec les autres parties prenantes, manque d'analyse économique des stratégies, inefficacité dans les résultats. Deux d'entre eux, Peter Kareiva et Valerie Carranza, analysent notamment le cas des saumons du bassin du fleuve Columbia et de son affluent principal, la Snake River. Depuis 20 ans, et encore aujourd'hui puisque des contentieux sont en cours, une coalition de riverains (dont la tribu des Nez-percé), d'environnementalistes, de kayakistes et de pêcheurs milite pour la destruction de 4 grands barrages sur la Snake River. Les chercheurs rappellent l'historique de cette situation et expriment quelques pensées critiques à ce sujet, montrant que la destruction de barrage devient chez certains un symbole et une fin en soi, au lieu de viser des solutions concrètes plus consensuelles et parvenant elles aussi à des résultats.


Le bassin du fleuve Columbia, dans la région Pacifique Nord-Ouest des Etats-Unis, a été jadis le plus productif pour le saumon royal, aussi appelé chinook ou quinnat (Oncorhynchus tshawytscha) et d'autres espèces migratrices de poissons anadromes. Dans les années 1990, il a été l'objet d'une campagne de conservation par l'Agence de protection de l'environnement (EPA), avec la désignation de 13 "unités significatives d'évolution" (evolutionarily significant units, ESU) dont 4 dans la Snake River, le plus long affluent du fleuve Columbia. Les ESU sont des populations d'organismes dont la protection est considérée comme d'intérêt pour la biodiversité.

La bassin du Columbia a vu la construction de 172 barrages de plus de 10 m au cours du XXe siècle. La Snake River est arrivée dans les années 1990 au centre de l'attention car ses populations de saumons ont été abondamment étudiées par les gestionnaires de barrages, avec des centaines de millions de dollars dépensés dans des travaux à long terme. Le saumon chinook pouvait être à l'époque "la mieux étudiée, la mieux suivie, la plus profondément modélisée et la plus ardemment défendue des espèces protégées dans le monde", soulignent les chercheurs. Les barrages les plus iconiques de la Snake River (Lower Granite, Little Goose, Lower Monumental, Ice Harbor) sont récents (construits entre 1962 et 1975) et de grande dimension (plus de 30m).

A partir des années 1980, un modèle du saumon appelé PATH (Plan for Analyzing and Testing Hypotheses) avait été développé en mode participatif, permettant à toutes les parties prenantes (tribus indiennes, environnementalistes, pêcheurs, chercheurs, usagers) d'y ajouter des critères d'intérêt pour sa conservation. Ce modèle pouvait tourner avec plus de 5000 permutations sur ses paramètres. Curieusement, personne ne se souciait plus de savoir si les trajectoires proposées par ce modèle à différentes hypothèses avaient encore le moindre sens en dynamique des populations réelles. Une des bizarreries découvertes par P. Kareiva (alors directeur scientifique du National Marine Fisheries Service) était que si l'hypothèse d'effacement des barrages prédisait davantage de saumons, toutes les sorties du modèles prévoyaient de toute façon une tendance à l'accroissement de la population! "PATH obscurcissait la biologie des populations, était sur-paramétrisé par rapport aux données, et était impossible à pénétrer, plus encore à expliquer".

Malgré cette confusion dans les connaissances, à la fin des années 1990, le saumon de la Snake River a été transformé en cause nationale par un collectif rassemblant des pêcheurs et environnementalistes (Sierra Club, Trout Unlimited, American Rivers, National Wildlife Federation). L'opération a culminé avec des pleines pages de publicité dans le New York Times en octobre 1999, annonçant notamment que sans la destruction rapide des barrages "le saumon chinook sauvage de la Snake River, un jour l'une des plus grandes courses de ce type dans le monde, sera éteint 2017" (image ci-dessus, DR)

Peter Kareiva et Valerie Carranza font observer : "nous sommes en 2017 au moment où nous écrivons, les barrages sont toujours en place, et les nombres de saumons chinook de printemps / été sont bien plus élevés qu'à l'époque où cette prophétie sûre d'elle-même a été publiée" (graphique ci-dessous).



Dévalaison du saumon chinook au Lower Granite Dam 1980-2016, illustration in Kareiva et Carranza 2017, art cit, droit de courte citation

Peter Kareiva et Valerie Carranza ne doutent pas que le collectif de défense du saumon chinook était bien intentionné et que les barrages du bassin de Columbia ont causé un déclin historique des saumons. Mais "le problème est qu'un enjeu complexe de management d'une espèce et d'une rivière a été réduit à une simple bataille symbolique - une bataille impliquant le choix entre des barrages diaboliques et la perte d'une espèce iconique".

En fait, s'il est indéniable que les grands barrages de la Snake River ont dégradé la condition des saumons, celle-ci était déjà affaiblie par de nombreuses autres causes : excès de prélèvement, prédation des juvéniles par des espèces exotiques, dégradation d'habitats, précédents barrages, sans parler des conditions dans l'estuaire et dans l'océan. Les gestionnaires de la Bonneville Power Authority ont investi lourdement pour obtenir une survie maximale des pré-smolts et smolts dévalant - 1,8 milliards de $ entre 2001 et 2013. Le taux de survie en dévalaison atteint ainsi 86 à 100% selon les techniques employées. Un nouveau modèle en remplacement de PATH, le Cumulative Risk Initiative, plus centré sur la biologie des populations, a par ailleurs désigné sur le bassin du fleuve Columbia les zones où des améliorations à moindre coût étaient susceptibles de produire le maximum d'effet. Aucune action à échelle de bassin n'a cependant été programmée pour le moment, en partie parce que l'attention reste centrée sur le conflit "pour ou contre" les barrages.

Le débat scientifique depuis une quinzaine d'années s'est pour sa part orienté sur le thème de la "mortalité différentielle retardée" (delayed differential mortality), une nouvelle hypothèse selon laquelle les difficultés de dévalaison par rapport à des conditions naturelles entraîneraient une mortalité supérieure en mer. Manière de dire, à nouveau, que détruire les barrages serait quand même mieux. Mais cette hypothèse ne fait pas consensus en recherche et elle est difficilement testable, étant donné les autres perturbations de la phase océanique du saumon et les faibles connaissances à leur sujet.

Pour Kareiva et Carranza, "les procès sans fin, les publicités environnementales catastrophistes, la controverse scientifique sur la mortalité différentielle retardée reflètent un problème mal posé. La question plus large est de savoir ce que le public veut pour les rivières du Nord-Ouest, et comment on parvient alors au mieux à cet objectif. Au lieu d'avoir cette discussion de manière transparente et inclusive, le décret sur les espèces menacées (Endangered Species Act) est instrumentalisé comme un moyen de se débarrasser des barrages - peut-être parce qu'il est vu comme le seul moyen disponible. Si à la fin le saumon est vraiment sauvé, alors l'effort sera un succès au point de vue de la conservation. Mais il est devenu clair que la conservation du saumon est utilisée comme "moyen d'une fin" (effacement de barrage) et non comme une "fin" en soi".

Le problème évident sur la Snake River comme ailleurs est la diversité des visions de la rivière : "La rivière est importante pour le loisir, la pêche, le transport, l'irrigation, l'hydro-électricité et bien sûr le saumon. Il est hors de doute que la folie des barrages construits au XXe siècle a décimé des populations de saumons et déséquilibré les fonctions naturelles de la rivière. Les barrages ont transformé des rivières sauvages et spectaculaires en systèmes hautement aménagés mettant en danger une espèce iconique. Mais ils ont aussi produit des réservoirs pour l'irrigation, des transports peu coûteux pour le blé, de l'énergie propre et bon marché."

"On a besoin de solutions, pas de symboles", concluent les chercheurs. Tous les barrages ne disparaîtront pas, de nouveaux seront probablement construits, le choix manichéen "des poissons ou des barrages" n'est pas une manière durable d'aborder la conservation et d'obtenir des résultats.

Discussion
Les Etats-Unis ont lancé une politique de démantèlement des barrages à visée écologique bien avant l'Europe, à partir des années 1970 et 1980, dans le sillage de plusieurs engagements fédéraux. Environ un millier de chantiers ont été menés depuis, la plupart concernant des ouvrages de dimension petite ou moyenne (2 à 15 m), avec quelques grands ouvrages comme sur l'Elwha.

Le retour critique de la recherche américaine est donc intéressant à l'heure où la France prétend copier ce choix dans le cadre de sa réforme dite de "continuité écologique" et dans l'exécution de programmes publics sur les grands migrateurs (saumon, anguille), avec notamment en matière de grand barrage un projet en cours et contesté sur la Sélune. Ce retour est aussi utile alors que sur certains chantiers eux aussi très symboliques, comme la sauvegarde du saumon de l'axe Loire-Allier, 40 ans d'efforts publics ne semblent pas porter des fruits très convaincants, sans que les acteurs éprouvent le besoin d'un recul et d'une analyse scientifique serrée sur les prédictions faites, les mesures prises et les résultats observés.

Plusieurs travaux récents (voir en fin d'article) montrent que les destructions d'ouvrages sont conflictuelles aux Etats-Unis et que le suivi de leurs effets est souvent défaillant - ce dernier point fait partie des reproches régulièrement adressés à la conservation de la biodiversité, à l'heure où elle demande d'engager des efforts publics, mais doit produire en face un degré raisonnable de certitude sur les résultats attendus. Hélas, on a montré qu'en France aussi, les travaux sur la morphologie des rivières ne font pas l'objet d'évaluation sérieuse alors même qu'ils prennent des parts croissantes dans le financement public de l'eau (Morandi 2014) ; de même que l'appréciation de l'intérêt des effacements de barrage est le fait d'une expertise technique et scientifique limitée à certaines spécialités, ce qui ne reflète pas l'ensemble des enjeux écologiques, a fortiori sociaux (Dufour et al 2017).

Le contexte socio-culturel nord-américain est plus favorable que celui de l'Europe à la destruction des barrages. D'abord, les acteurs sociaux n'ont pas le même poids, les pêcheurs de salmonidés comme les kayakistes, canyoners et adeptes de l'outdoor sont plus nombreux, organisés et donc puissants, les peuples premiers des tribus indiennes réclament des droits sur les usages traditionnels des rivières (dont les pêches). Ensuite, au plan symbolique, les enjeux de conservation du patrimoine et d'historicité du paysage sont moins à l'esprit d'une société nord-américaine beaucoup plus jeune que la nôtre. De surcroît, il existe un mythe états-unien de la nature sauvage (wilderness), co-développé dès le XIXe siècle avec celui de la frontière de l'Ouest, populaire chez les élites aussi bien que dans des classes modestes. Cette wilderness est à la fois la représentation valorisée d'une nature libre où l'homme ne fait que passer, en même temps qu'elle s'appuie sur la mise en scène esthétique de certains paysages grandioses. On ne trouve pas beaucoup cette culture du sauvage en Europe, dont l'idéal pluriséculaire est plutôt celui de la nature maîtrisée, aménagée ou cultivée. Enfin, même si les projets de démantèlement sont beaucoup soutenus par les incitations fédérales (comme en France par l'administration centrale), les Etats-Unis ont une culture de l'efficacité économique qui les rend plus pragmatiques : davantage que l'écologie en soi, ce sont souvent des risques de sécurité ou des coûts d'assurance qui motivent les gestionnaires à abandonner des ouvrages non rentables ou trop cher à entretenir. De même, les choix politiques plutôt favorables à la poursuite du fossile comme l'abondance de couloirs venteux (favorables à l'éolien) et de régions très ensoleillées (favorables au solaire) ne font pas de l'hydro-électricité un enjeu de même portée aux Etats-Unis qu'en Europe, où les politiques publiques favorisent toutes les ressources renouvelables, y compris si elles sont modestes.

Quelles que soient les différences entre les Etats-Unis et l'Europe, la critique de Kareiva et Carranza s'adresse d'abord aux chercheurs, techniciens, planificateurs et gestionnaires de la biodiversité. L'écologie étant devenue une politique publique parmi d'autres, ce n'est plus avec des symboles que l'on doit raisonner, mais avec des connaissances, des objectifs et des contraintes. Cela suppose une rigueur dans les diagnostics, dans les choix, dans les suivis. Egalement une recherche de solutions pragmatiques avec les parties prenantes. Cela vaut pour toutes les politiques de conservation ou de restauration qui seront engagées en France.

Référence : Kareiva P, Carranza V (2017), Fealty to symbolism is no way to save salmon in Kareiva P, Marvier M, Silliman B (2017), Effective Conservation Science: Data Not Dogma, Oxford UP, 98-103

A lire sur le même thème :
Effacements de barrages aux Etats-Unis: une réalité conflictuelle (Magilligan et al 2017) 
Etats-Unis: le suivi des effacements de barrage est défaillant (Brewitt 2016) 
L'opposition à la destruction des barrages aux Etats-Unis (Cox et al 2016) 
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016) 
Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016) 

17/03/2017

Effacements de barrages aux Etats-Unis: une réalité conflictuelle (Magilligan et al 2017)

L'effacement des petits barrages aux Etats-Unis rencontre souvent l'opposition des communautés locales. C'est en particulier le cas dans les régions rurales de Nouvelle-Angleterre, où les ouvrages sont antérieurs au milieu du XIXe siècle: ils représentent alors une valeur historique ou paysagère forte pour les habitants, comparable à la patrimonialisation des rivières aménagées en Europe. F.J. Magilligan et deux collègues ont étudié 6 projets de démantèlement pendant 5 ans, afin de comprendre les positions en présence. Leurs recherches sont intéressantes: plus le profil de la destruction de barrages aux Etats-Unis s'affine grâce aux travaux des sciences sociales, plus il est manifeste que les mêmes travers provoquent les mêmes conflits de part et d'autre de l'Atlantique. Derrière ses effets de communication visant à fabriquer du consensus superficiel, la gestion écologique de la rivière a en réalité perdu son innocence : elle est aussi un dispositif de pouvoir et de contrainte au service d'une certaine vision des territoires, en compétition avec d'autres visions. 'Pourquoi devrait-on détruire notre environnement pour le vôtre?', demandent ainsi les opposants aux effacements. Une question qui dérange...

En Nouvelle Angleterre (Maine, Massachusetts, New Hampshire, Vermont, Rhode Island, Connecticut), 125 ouvrages de taille modeste ont été supprimés depuis deux décennies. Mais, comme l'observent les auteurs de cette recherche, "un nombre surprenant de ces effacements, incluant des chantiers encore en cours, a produit des conflits entre les tenants de la restauration et les communautés locales". Nous sommes donc dans un cas de figure assez similaire à ce qui peut s'observer en France depuis la réforme de continuité écologique de la fin des années 2000.


Carte des ouvrages de Nouvelle Angleterre (à gauche)
et des ouvrages étudiés (à droite), art cit, droit de courte citation.

Les chercheurs ont sélectionné pour un examen plus approfondi 6 expériences d'effacement, 2 avec succès (Homestead Woolen Mills sur l'Ashuelot, Bartlett Rod Co. sur l'Amethyst Brook), 2 suspendus (Swanton sur le Missisquoi, Warren sur la Mad River) et 2 en échec (Wiley & Russell sur la Green River, Mill Pond sur l'Oyster). Ces barrages ont des traits similaires :
  • moins de 6 m de hauteur,
  • construits avant 1850, donc inscrits dans un patrimoine historique et paysager, 
  • n'ayant plus leur usage originel aujourd'hui, 
  • situés dans un monde rural (moins de 20% de zones urbanisées).
Des entretiens semi-directifs ont été menés avec 30 personnes pour comprendre les facteurs économiques, politiques ou culturels les amenant à défendre leur position. Une observation participante (avec interaction) a été menée entre 2009 et 2015 dans les réunions publiques et sessions d'information rassemblant les parties prenantes.

On peut retenir les éléments suivants :
  • les institutions de protection du patrimoine bâti (State Historical Preservation Office, SHPO) ont des positions variables selon les Etats, mais un rôle important quand leur avis sur la suppression des ouvrages est négatif (cas du New Hampshire), car cela donne une légitimité aux défenseurs des rivières aménagées;
  • la propriété du barrage est un facteur facilitant dans le cas d'une propriété privée avec un maître d'ouvrage ne souhaitant pas assumer les coûts économiques d'entretien et sécurisation. C'est au contraire plus complexe pour les ouvrages appartenant à des collectivités, car le débat y devient public avec davantage de participants;
  • le fait que des agences d'Etat ou des agences fédérales proposent un effacement comme la partie d'un plan plus vaste est mal perçu, car cela donne l'image d'une programmation lointaine, sans intérêt authentique pour chaque cas particulier;
  • de la même manière, la notion de "fait accompli" (en français dans le texte des chercheurs nord-américains) permet de susciter facilement l'opposition car les communautés locales n'apprécient pas qu'un projet soit déjà défini dans ses grandes lignes, sans avoir la possibilité de débattre. Les reproches de processus "injustes", "déséquilibrés en faveur d'un camp", "évitant le débat ouvert" sont formulés;
  • la notion d'environnement n'est pas tant rattachée à l'écologie qu'au cadre de vie, donc les oppositions se cristallisent sur des conflits d'intérêt dans la perception de la nature, non pas pour ou contre la rivière mais "eux contre nous" ("pourquoi devrait-on détruire notre environnement pour le vôtre?");
  • les conditions géographiques et écologiques ont une influence sur la perception de l'enjeu, soit que le barrage est situé à un endroit impactant pour les poissons (proche de la confluence et bloquant l'accès au bassin amont) soit au contraire que d'autres barrages sur le même cours d'eau sont intouchables (l'enjeu est alors perçu comme moindre);
  • en Nouvelle Angleterre, les arguments esthétiques et historiques sont très puissants car beaucoup de barrages sont en fait rattachés à des moulins et usines à eau datant de l'arrivée des colons européens, donc sont vus comme un "paysage historique vivant" (living historical landscape) très caractéristique de la région;
  • l'hydro-électricité peut être invoquée comme une ressource, quoique cela soit davantage un effet d'opportunité pour trouver un usage actuel et des revenus permettant d'entretenir le barrage;
  • la politique locale joue enfin un rôle de premier plan, et il est difficile de mener à bien un effacement lorsque les autorités municipales ne sont pas associées au portage du projet.  
Leur conclusion : "l'attention à tous les thèmes qui caractérisent les conflits autour des effacements de barrage mis en lumière dans cet article – contingences historiques et géographiques, dynamique et structure institutionnelle, politique locale – est cruciale et nécessaire, mais même la préparation de ces facteurs et les options pour les surmonter peuvent ne pas être suffisantes pour parvenir à un effacement réussi". Les auteurs soulignent en particulier qu'en raison du caractère local de chaque opération, une opposition pas forcément nombreuse, mais influente et bien dirigée, suffit à bloquer les chantiers.

Discussion
Pour quelques suppressions de grands barrages très médiatisées, comme récemment l'Elwha dans le parc national Olympique, les Etats-Unis connaissent tout comme l'Europe de nombreux projets de nettement moindre envergure, portant sur des ouvrages hauts de quelques mètres seulement. Cette évolution a débuté à partir des années 1960-1970 dans un mouvement de contestation des constructions de barrages par des groupes de pression valorisant l'écologie, la vie sauvage, les activités de plein air dont la pêche  (Sierra Club, American Rivers, Trout Unlimited, des centaines de mouvements locaux), par des lois et réglementations (Wild & Scenic Rivers Act de 1968, Endangered Species Act de 1973), par l'implication de plus en plus forte de structures fédérales (EPA Environmental Protection Agency) y compris jadis hostiles ou indifférentes (comme l'Army Corps of Engineers).

La défense de la "nature sauvage" de l'Ouest avait été le thème fondateur des luttes contre la création de barrages – thème fantasmé, car la nature en question était en réalité déjà modifiée de longue date par les premiers habitants, c'était davantage la dimension scénique des paysages grandioses qui interpellaient les esprits. Par la suite, le retour des poissons migrateurs a souvent été le porte-drapeau de l'évolution en faveur de la destruction des ouvrages. Avec en arrière-plan un raisonnement économique sur les coûts d'entretien excédant leurs bénéfices – aux Etats-Unis, le principal aiguillon n'est pas l'obligation réglementaire à visée écologique, mais plutôt la question des investissements nécessaires à la sécurité des sites.

En dernier ressort, l'analyse des projets et de leur contestation fait apparaître des luttes politiques plus classiques entre pouvoir central et pouvoir local, entre attentes concurrentes vis-à-vis de l'environnement, entre registres non conciliables de valorisation des cadres de vie. "Les conflits sur les suppressions de barrages, observent les chercheurs, sont aussi fondamentalement reliés à la manière dont les sociétés prêtent sens à leurs paysages et, de plus en plus, à ce que la restauration écologique implique dans un monde de nouveaux écosystèmes, avec peu ou pas de données de référence pour une recréation fidèle d'écosystèmes historiquement spécifiques". En d'autres termes, davantage que la recréation d'une hypothétique naturalité perdue, la mal nommée écologie de la restauration paraît en ce domaine une ingénierie de l'environnement humain au service de certaines représentations et de certains usages.

Référence : Magilligan FJ et al (2017), The Social, Historical, and Institutional Contingencies of Dam Removal, Environmental Management, DOI 10.1007/s00267-017-0835-2

A lire également sur ce thème :
Etats-Unis: le suivi des effacements de barrage est défaillant (Brewitt 2016) 
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)
Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)
L'opposition à la destruction des barrages aux Etats-Unis (Cox et al 2016)

10/02/2017

Etats-Unis: le suivi des effacements de barrage est défaillant (Brewitt 2016)

Peter K. Brewitt, un chercheur californien, a étudié les effacements de barrage dans les trois états côtiers contigus du Pacifique aux Etats-Unis. Son objectif : vérifier le sérieux des suivis piscicoles accompagnant ces chantiers et la qualité des résultats sur le retour des salmonidés. Il en ressort que les effacements des plus grands barrages ont apporté des gains mesurés dans 56% des cas (des gains probables dans 25%, pas de gains dans 19%). En revanche, sur les petits barrages, le gain vérifié plonge à 7% seulement des chantiers (autant de chantiers n'ont pas d'effet observé) et 85% n'ont pas de résultats réellement exploitables. Le chercheur souligne l'urgente nécessité d'accompagner ces travaux d'un contrôle rigoureux, notamment en raison de leur coût et du scepticisme de l'opinion sur leur intérêt. Quand on sait que la France a classé plus de 20.000 ouvrages hydrauliques (de taille modeste pour la plupart) à fin de mise en conformité à la continuité écologique, on comprend le besoin immédiat d'imposer à tout gestionnaire de rivière un contrôle de qualité de son action. Et déjà de proposer aux citoyens et à leurs élus un bilan quantifié des résultats obtenus sur les premières opérations, bilan devant montrer aussi bien la réponse exacte des espèces cibles que celle des autres habitants de la rivière, dont on ne sait pas à ce jour s'ils profitent ou souffrent de la destruction des ouvrages. 



"Les hypothèses de base sur les effets écologiques de l'effacement des barrages demeurent des hypothèses non testées", observe en introduction de son article Peter K. Brewitt (Département des études environnementales, Université de Californie Santa Cruz). Aux Etats-Unis, 716 barrages ont été effacés depuis 1999 et 417 sur l'ensemble du XXe siècle. Les états côtiers du Pacifique (Californie, Oregon et Washington) abritent 4% de l'ensemble des barrages, mais représentent 11% de l'ensemble des effacements. La principale motivation écologique réside dans le retour des poissons migrateurs anadromes, en particulier les salmonidés du Pacifique du genre Oncorhynchus (une dizaine d'espèces de saumons et de truites). Ces salmonidés ont été privés de 44% de leur habitat historique par les barrières à la migration et 60% des lignées (evolutionarily significant units) ont été considérés comme en danger, menacées ou à intérêt en conservation.

L'effacement de barrage a été une solution choisie par les gestionnaires états-uniens de rivière dès le XXe siècle, et la tendance a plutôt connu une accélération au début du XXIe siècle. Mais, comme le remarque Brewitt, "les effacements de barrages continuent sans beaucoup d'information sur la réponse des poissons après. En un sens, la disette d'information sur la réponse des salmonidés après destruction de barrage n'est pas remarquable; l'écologie de la restauration est souvent mise en question pour un manque de suivi systématique (Ruiz-Jaen and Aide 2005, Wortley et al. 2013), particulièrement pour les rivières (Bash and Ryan 2002; Roni et al. 2005, 2008; Kondolf et al. 2007; Bernhardt et al. 2007; Lindenmayer and Likens 2010)." On retrouve ici une critique désormais très répandue sur le manque de données fiables concernant les effets de la restauration.

Qu'a fait le chercheur ? Une recherche systématique des effacements de barrage a été menée sur les états de Californie, Oregon et Washington depuis 1999. En absence de données quantitatives publiées dans de nombreux cas, Brewitt a contacté les gestionnaires en charge de l'opération afin de collecter les informations disponibles. Les ouvrages ont été divisés en 2 catégories : totalement infranchissables, partiellement infranchissables (moins de 2 m ou présence d'un dispositif de franchissement). Ces deux cas de figure répondent à deux impacts différents (soit extirpation soit raréfaction de l'espèce à l'amont) et à deux objectifs eux aussi différents (retour des salmonidés disparus ou simple hausse de leur population).


Analyse du passage des salmonidés après effacement des barrages qui formaient des obstacles partiels à la migration. 85% des sites n'ont soit aucune information, soit des informations anecdotiques. Extrait de Brewitt 2016, art cit, droit de courte citation

Voici les principaux résultats de l'étude:
  • 40 chantiers d'effacement de barrage ont été retrouvés;
  • 13 étaient des barrières totales, 24 des barrières partielles, 3 des barrières mixtes (totales ou partielles selon espèces);
  • la hauteur des ouvrages variait de 1 à 38 m;
  • 56% des effacements de barrière totale (9/16) ont permis d'observer un retour des poissons à l'amont, 19% n'ont pas donné de résultats et 25% des résultats incertains;
  • 52% des barrières partielles (14/27) n'ont pas produit d'information exploitable, 33% (9/27) ont donné des preuves seulement anecdotiques de succès, les chantiers avec contrôle rigoureux donnant autant (2/27 à chaque fois) de hausse des populations que d'absence de changement. 
Peter K. Brewitt observe que les effacements de barrage obtiennent bel et bien des résultats en matière de migration de salmonidés, mais que la rigueur de leur suivi n'est pas à la hauteur des attentes que l'on y place ou des doutes que certains émettent : "Les effacements de barrages devraient recevoir un meilleur contrôle. Les effacements sont des investissements significatifs –ils coûtent souvent des centaines de milliers de dollars (AR 2013) – et il est important de s'assurer que les investissements dans ces projets, comme dans d'autres à l'avenir, sont efficaces". Il ajoute : "Le succès de la restauration écologique est souvent jugé à travers l'opinion publique (Bernhardt et al. 2007) et l'effacement de barrage en particulier est remise en question par le scepticisme populaire et par des préoccupations sur ses coûts (Buchal 1998, Crane 2011)". Pour mémoire, il y a un total estimé de 2,5 millions de barrages aux Etats-Unis.

Parmi les recommandations du chercheur, on retiendra : dresser un état des paramètres biotiques et abiotiques de la rivière avec inventaire des populations d'intérêt avant tout chantier ; définir un protocole de bilan avant-après (before-after-control-impact) aux bonnes échelles spatiales et temporelles.

Discussion
Que la destruction de barrage permette à certains poissons de migrer vers l'amont après suppression de la barrière physique est une évidence, et ce type de chantier est devenu un outil de l'écologie de la restauration depuis plusieurs décennies. Le questionnement s'est déplacé depuis le milieu des années 2000 vers la nécessité d'un bilan critique beaucoup plus précis de ces travaux, comme de l'ensemble des investissements consentis pour restaurer des cours d'eau.

Le problème de la mauvaise qualité du suivi des effacements de barrages aux Etats-Unis a déjà été souligné l'an passé par J. Ryan Bellmore et ses collègues, dans une publication montrant que 9% seulement des destructions ont donné lieu à une étude scientifique ; un bilan là aussi pointé comme médiocre pour les chantiers sur les ouvrages modestes, pourtant les plus nombreux (Bellmore et al 2016). Le constat est plutôt inquiétant, d'autant que les Etats-Unis sont parfois cités de ce côté-ci de l'Atlantique comme un modèle ayant entrepris assez tôt le désaménagement de ses rivières. En fait, les Etats-Unis effacent relativement peu par rapport à leur parc installé et, là-bas aussi, les chantiers rencontrent des oppositions locales fortes (voir le travail de Cox et al 2016 sur la Nouvelle-Angleterre).

En France, le référentiel des obstacles à l'écoulement recense environ 80.000 ouvrages à date, avec une estimation d'un chiffre possible de 120.000 à la fin de l'inventaire. Plus des deux-tiers de ces obstacles sont formés par des vannes, écluses, seuils ou barrages (dont un patrimoine historique et paysager beaucoup plus ancien qu'aux Etats-Unis, soit une problématique un peu différente dans ce cas). Une très large majorité de ces ouvrages entre dans la catégorie des barrières partielles en raison de leurs dimensions modestes (ennoiement ou contournement en crue), mais cette notion de barrière est bien sûr dépendante des espèces considérées comme d'intérêt pour leur migration ou leur mobilité. Le classement des rivières à fin de continuité écologique a engagé l'obligation de traiter environ 20.000  de ces ouvrages (initialement d'ici 2017-2018, délai désormais porté à 2022-2023).

Au regard du coût global important que représentent ces chantiers en très grand nombre (20 fois ce que les Etats-Unis ont réalisé en plusieurs décennies…), la nécessité d'un protocole national rigoureux d'évaluation paraît évidente. Chaque rivière classée à fin de continuité écologique doit procéder à un état initial de ses populations de poissons-cibles (présence / absence, densité, biomasse) et des autres espèces (pour faire un bilan de richesse spécifique), ainsi que de l'ensemble des données de contrôle de qualité déjà exigibles par la directive cadre européenne sur l'eau. Cela n'a pas été fait avec rigueur à ce jour, les recueils d'expérience étant largement subjectifs et incomplets (voir cette critique du recueil Onema, voir cette analyse de Morandi et el 2014 sur la restauration en général). Un certain nombre de chercheurs français ont déjà observé le caractère ambivalent des politiques de restauration écologique, du point de vue de leur motivation, de leur perception ou de leurs résultats (voir par exemple en publications récentes Lespez et al 2016Lespez et Germaine 2016, Le Calvez 2015)

Les pratiques doivent donc évoluer de toute urgence si la restauration française de continuité écologique veut répondre aux exigences de rigueur rappelées à de multiples reprises par la littérature scientifique en écologie comme aux nombreuses critiques sur la disproportion entre les résultats espérés et les désagréments causés par les chantiers sur les ouvrages (coût public, perte d'aménités, manque de transparence, gouvernance fermée).

Référence : Brewitt PK (2016), Do the Fish Return? A Qualitative Assessment of Anadromous Pacific Salmonids' Upstream Movement After Dam Removal, Northwest Science, 90, 4, 433-449

Illustration (en haut) : le sockeye ou saumon rouge (Oncorhynchus nerka), un salmonidé du Pacifique Nord. Image by Cacophony CC BY 2.5

13/11/2016

L'opposition à la destruction des barrages aux Etats-Unis (Cox et al 2016)

Pour les partisans de la destruction des ouvrages hydrauliques, les Etats-Unis apparaissent parfois comme un pays de Cocagne : celui où l'on démantèlerait petits et grands barrages dans un grand enthousiasme collectif face à l'évidence des bienfaits de la "nature renaturée". Le travail de trois chercheurs, géographes au Dartmouth College, sur l'opposition à la destruction des ouvrages de Nouvelle Angleterre vient opportunément rappeler qu'il n'en est rien. Les Etats-Unis effacent peu (par rapport au parc installé) et ces effacements rencontrent des oppositions, poussant au report ou à l'abandon d'un nombre non négligeable de projets. Les opposants revendiquent l'esthétique, l'histoire, la vie sociale et même l'écosystème d'une nature anthropisée, avec la ferme volonté de la transmettre comme telle aux générations futures. Outre-Atlantique comme en France, la micropolitique de la contestation pointe l'attitude lointaine des administrations et ONG apportant leurs projets  de destruction des cadres de vie locaux au nom d'enjeux environnementaux peinant à convaincre qu'ils représentent un quelconque bien commun pour les populations concernées. Analyse des mobilisations citoyennes en marche.

En 2008, après 8 ans d'études, la ville de Greenfield (Massachusetts) accepte d'effacer deux barrages (Wiley et Russell, Mill Street) sur la rivière Green. Le second chantier se révèle trop coûteux, les efforts se concentrent sur le premier. Un plan, soutenu par 17 administrations et organisations non gouvernementales (de la NOAA à Trout Unlimited), propose de dépenser 500.000 $ sur 5 ans pour la suppression du barrage de Wiley et Russell. En août 2014, après une campagne locale des habitants, le maire de Greenfield prend la décision unilatérale d'arrêter le projet.

Cette anecdote introduit l'article de Coleen A. Fox, Francis J. Magilligan et Christopher S. Sneddon, trois géographes du Dartmouth College. Leur objectif : comprendre la manière dont s'articulent les oppositions aux effacements de barrage en Nouvelle Angleterre.

La région de la Nouvelle-Angleterre, au Nord-Est des États-Unis, est composée de six États (Maine, Massachusetts, New Hampshire, Vermont, Rhode Island et Connecticut). C'est une de régions dont les cours d'eau sont le plus fragmentés,avec 14.000 ouvrages. Certains datent de la Révolution industrielle. D'autres, plus anciens, coïncident avec de premiers moulins et sont contemporains de la colonisation des Etats-Unis d'Amérique par les Européens.

A date, 127 ouvrages ont été démantelés volontairement dans cette région, plus d'une cinquantaine sont en étude de démantèlement. L'objectif écologique principal est de restaurer la connectivité des cours d'eau, en particulier pour les poissons migrateurs. L'argument le plus souvent avancé est que les barrages sont vieillissants, ont perdu leur finalité industrielle originale, présentent des risques et ne font pas l'objet de projet d'investissement en réparation de la part de leur maître d'ouvrage.  Mais environ 50 projets de destructions ont été différés ou annulés en raison de l'opposition locale au chantier, soit plus du quart de l'ensemble.


Exemples de barrages dont le démantèlement fait l'objet de contestation, Cox et al 2016, art cit, droit de courte citation.


Pas hors de mon jardin (NOOMBY) ! Un défi pour une industrie de la renaturation au budget de 1 milliards USD par an...
Au cours de leur enquête, Coleen Fox et ses collègues ont rencontré les parties prenantes des projets d'effacement et analysé leurs argumentaires (réseaux sociaux, documents de campagne). "A l'opposé du phénomène longtemps observé 'pas dans mon jardin' (NIMBY, not in my backyard), 'pas hors de mon jardin' (not out of my backyard, NOOMBY) est en train de devenir rapidement le cri de ralliement informel des individus et des groupes hostiles à la suppression de barrage dans la région", soulignent les chercheurs. Et ils précisent: "Les enjeux politico-économiques sont importants: aujourd'hui aux Etats-Unis, la restauration de rivière est une industrie à 1 milliard $ par an".

Voici quelques exemples de citations exprimant le ressenti des citoyens hostiles à la suppression des barrages :

  • "vous tuez le barrage, vous tuez une part de moi-même"
  • "ce serait une honte de perdre cette magnifiique ressource naturelle"
  • "vous saviez, vous saviez à leur attitude, à leur posture, que leur stratégie était de le détruire"
  • "sauvez le barrage et son écosystème unique pour que les générations futures en profitent"
  • "mes parents l'ont apprécié. Je l'apprécie. Mes enfants l'apprécient et, espérons-le, mes petits-enfants pourront l'apprécier"
  • "sauver le barrage, sauver la nature, sauver le plaisir"
  • "une fois que l'histoire a disparu, elle a disparu pour toujours"
  • "c'est une super aire de loisir et même temps qu'un écosystème établi. Drainer cette ressource affectera non seulement la communauté, mais aurait aussi des effets drastiques sur la faune et la flore du coin"

Comment se structure l'opposition aux destructions de barrage?

Le premier angle est l'attachement au cadre de vie formé par l'histoire, l'identité et l'esthétique du territoire. Les ouvrages sont décrits par leurs défenseurs comme "une part de l'histoire", "une part de la culture", qui a toujours été présente de mémoire d'homme. La communauté locale s'articule autour d'eux. Il y a souvent un simple plaisir esthétique à la retenue "qui a toujours été là", sans qu'il soit besoin de revendiquer un héritage culturel à forte valeur patrimoniale.

Le deuxième angle, pouvant paraître contradictoire, est la défense de la nature. Pour les riverains, l'hydrosystème formé par le barrage s'assimile à un écosystème à fort intérêt, avec des espèces familières et visibles souvent citées (hérons, canards, etc.). Parfois, des espèces invasives sont évoquées comme pouvant coloniser l'endroit si le barrage disparaît (cas particulier des lamproies connues comme espèce invasive nuisible dans les Grands Lacs). Les trois chercheurs prennent soin de souligner que si certaines assertions sont fausses au regard de la connaissance scientifique en écologie des milieux aquatiques, elles montrent néanmoins l'importance critique de "la nature" comme phénomène "socialement construit à travers des institutions et des mentalités scientifiques, culturelles et politiques". La nature anthropisée peut très bien être perçue comme "authentique" voire "sauvage" dans l'expérience des citoyens ordinaires qui la côtoient.

Le troisième angle est celui de la "micropolitique". Cette micropolitique se décline en réflexe de défense "David contre Goliath" (programmes fédéraux lourdement financés et ONG nationales contre citoyens localement mobilisés), en opposition insider versus outsider (les tenants de la destruction ne sont pas des locaux), en ressentiment contre des inégalités ou opacités d'affectation des financements publics (y compris entre territoires), en langage de classe parfois (des fonds de soutien à la nature très bien dotés par des personnalités riches de la région) et enfin en conflits interpersonnels (la destruction de barrage comme outil d'ascension et promotion de certaines personnes localement influentes).

Conclusion des trois géographes : "Ce qui est évident à partir de notre recherche, c'est le besoin de considérer sérieusement comment l'esthétique, le sens du lieu, l'histoire et la connaissance environnementale concourent à influencer les perceptions et l'attachement à ces types de paysages fortement anthropisés qui caractérisent l'Anthropocène. Dans certains effacements de barrage, cela peut être simplement une résistance au changement que l'intervention apporte. Mais, pour sa plus grande part, notre recherche suggère que les raisons à l'opposition sont bien plus complexes".

Il y a des effacements qui se passent bien et d'autres qui se passent mal, des oppositions qui s'atténuent et d'autres qui se renforcent, des opinions qui se figent et d'autres qui évoluent. La diversité et la volatilité des représentations font partie de la complexité de cette question, comme le rappellent Cox et ses collègues.

Discussion
L'approche scientifique de l'effacement de barrage a été essentiellement portée par des disciplines comme l'hydrobiologie ou l'hydromorphologie, en vue de prédire comment des écosystèmes, des fonctionnalités ou des assemblages d'espèces peuvent répondre à des modifications des lits mineurs et majeurs de la rivière. La géographie comme les sciences humaines et sociales apportent un regard différent sur la manière dont les paysages et les environnements ont été modifiés sur la longue durée et sont perçus par les acteurs concernés. En France, des travaux (encore rares) sont menés par certains chercheurs sur ces dimensions (voir par exemple, depuis une dizaine d'années, les publications du groupe de recherche sur les représentations des paysages et de la nature dans les petites vallées de l'Ouest de la France face aux projets de restauration écologique ; voir nos recensions récentes de Le Calvez 2015, de Lespez et al 2016 et de Lespez et Germaine 2016).

La recherche de Fox, Magilligan et Sneddon sur les résistances aux destructions de barrage en Nouvelle Angleterre montre des convergences transculturelles manifestes de part et d'autre de l'Atlantique. Les acteurs sont différents mais les ressorts de l'action et les constructions de l'argumentation empruntent souvent les mêmes voies. Nombre de verbatims reproduits par les géographes états-uniens pourraient se retrouver dans la bouche de défenseurs français des ouvrages hydrauliques.

Sans pouvoir les quantifier précisément (voir le mémoire de stage de N. Defarge sur la perception des propriétaires d'ouvrages de l'Armançon pour un début d'objectivation), des différences apparaissent également. La dimension patrimoniale (histoire, culture) pèse sans doute d'un poids un peu plus lourd dans notre pays, car les moulins (principaux concernés par les effacements) y sont plus anciens et souvent perçus comme des "icônes" sympathiques, à tout le moins inoffensives, du passé des rivières. Un autre aspect est la dimension énergétique, absente des débats rapportés dans la recherche nord-américaine alors qu'elle est en France plus souvent invoquée. Cela tient au fait que la France n'a jamais eu beaucoup de ressources fossiles en sous-sol (inversement, elle a eu une tradition hydraulique précoce), que son modèle nucléaire est aujourd'hui ébranlé et qu'il existe des programmes volontaristes de développement des énergies peu émettrices de carbone, l'ensemble rendant peu compréhensible dans la présente conjoncture la destruction d'ouvrages pouvant produire de l'électricité "verte".

Du côté des partisans de la destruction, si les lobbies sont sensiblement les mêmes (environnementalistes et pêcheurs) avec aux Etats-Unis un arrière-plan culturel spécifique de valorisation du sauvage (wilderness) et des occupants premiers de la terre (Indiens), l'administration montre en France une posture beaucoup plus dirigiste et autoritaire qu'outre-Atlantique, fonctionnant plus volontiers sur le mode de l'injonction et de la contrainte. Ce qui n'est pas pour réduire la conflictualité : il semble que, selon les départements, 5 à 25% seulement du programme (obligatoire) d'effacement ou aménagement d'ouvrage est réalisé à date (au lieu des 100% accomplis en 2017-2018). Les projets les plus simples ont été engagés les premiers, une résistance plus organisée aux effacements se diffuse et le financement public est insuffisant pour des solutions non destructrices : la poursuite du programme devrait être difficile s'il n'est pas amendé. L'échec provisoire des chantiers "pilotes" sur les grands barrages de la Sélune est révélateur du moment de flottement et de doute politique sur le bien-fondé de la réforme (voir nos articles).

La politique des rivières est un de ces topiques où, dans les sociétés industrialisés, l'écologie tente de passer du registre classique de la précaution et de la prévention (limitation de nuisances à la source) à celui, plus ambitieux, de la conservation et de la restauration (mise en avant des espèces et habitats comme d'intérêt général pour la société, de portée possiblement supérieure à d'autres fondements du même intérêt général). Face aux objections et aux contestations des tentatives en ce sens, certains de ses promoteurs sont restés dans un registre assez classique d'interprétation de la résistance à l'innovation politique: les opposants ne comprennent pas (ou représentent des intérêts particuliers résiduels), quand ils comprendront l'évidence du progrès s'imposera, les réformes se généraliseront et la nouvelle communion à la nature apportera une émancipation par rapport aux époques antérieures. La réalité risque d'être plus dérangeante et plus prosaïque que cette sotériologie implicite : la "nature renaturée", bien loin d'avoir pour elle la supériorité d'une quelconque évidence morale, esthétique, politique ou scientifique, bien loin de porter le retour à une authenticité perdue en fermant une parenthèse historique qui aurait créé cette perte, apparaît au même titre que la nature anthropisée comme une option gestionnaire parmi d'autres de l'âge de l'Anthropocène. Une option jugée à des choses relativement banales – ses coûts, ses contraintes, ses bénéfices –, des choses sans doute terriblement banales pour ceux qui y voyaient une manière tout à fait nouvelle d'organiser les rapports de l'homme à son environnement et au vivant.

Référence : Fox CA et al (2016), "You kill the dam, you are killing a part of me": Dam removal and the environmental politics of river restoration, Geoforum 70, 93–104

A lire également sur les effacements aux Etats-Unis
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)
Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)
Les Etats-Unis n'ont effacé que 1000 barrages en un siècle (mais la France prétend en traiter 15.000 en 5 ans…)

10/09/2016

États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)

Certains gestionnaires mettent en avant la politique d'effacement de barrages aux Etats-Unis pour laisser entendre que ces opérations en rivière sont désormais parfaitement calées dans leurs méthodes et leurs résultats. Il n'en est rien, comme le montre une étude venant de paraître. Moins de 10% des effacements font l'objet de suivis scientifiques aux États-Unis. Parmi ces suivis, presqu'aucun ne dépasse 5 ans, les mesures contrôlées avant-après sont minoritaires, la qualité biologique des milieux n'est pas toujours analysée, la qualité chimique de l'eau ne l'est presque jamais. Quant aux petits ouvrages (moins de 2 m), s'ils sont numériquement abondants dans les effacements, ils restent orphelins pour la plupart d'une vraie analyse de leurs enjeux. L'effacement des barrages à fin écologique relève clairement d'une logique d'expérimentation, et n'est en rien une option de routine de l'aménagement des rivières comme le prétendent encore ceux qui nient, ignorent ou minimisent les mises en garde venues de la recherche scientifique.  

On estime qu'il existe aux Etats-Unis plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques en rivière. Au total, 1200 barrages ont été effacés à date, la majorité des opérations ayant eu lieu au cours des deux dernières décennies (voir aussi un bilan chez Fencl 2015). Le premier motif de démantèlement est formé par des considérations de sécurité en fin de concession, quand l'ouvrage n'a plus d'usage mais peut créer des risques de dommage aux biens ou aux personnes. Cette préoccupation s'est renforcée de considérations environnementales, qui d'une part ont rendu plus coûteux le maintien et la réfection des barrages, d'autre part ont promu la restauration de la continuité longitudinale au bénéfice des migrateurs et la restauration du "débit environnemental" (sans pointe, avec variation saisonnière) au bénéfice des milieux, notamment les invertébrés et populations de berge.

J. Ryan Bellmore et ses collègues des administrations états-uniennes en charge de l'environnement ont passé en revue la recherche sur les effacements de barrages. Comme ils le rappellent, l'effacement de barrage n'a pas que des avantages puisqu'il peut occasionner par exemple des remobilisations de sédiments pollués ou des expansions d'espèces invasives vers de nouveaux milieux jusqu'alors épargnés. S'y ajoutent les conflits d'usage et de représentation, qui commencent à intéresser aussi les chercheurs outre-Atlantique (par exemple Fox et al 2016). "Comprendre comment la recherche scientifique peut informer la prise de décision en effacement de barrage va déjà requérir un point sur la quantité, la qualité et la nature de ces recherches", soulignent les auteurs.


Courbe d'évolution des effacements d'ouvrages (marron) et des études (gris). En encart, histogrammes des classes de hauteur par effacement et par étude. Extrait de Bellmore et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Voici leurs principales conclusions :

  • 9% seulement des opérations de destruction de barrage ont donné lieu à une étude scientifique;
  • dans les documents identifiés, 50% sont des articles scientifiques revus par les pairs et 24% des thèses, les autres publications relevant de la "littérature grise";
  • les petits barrages (moins de 2 m) sont sous-étudiés, avec 28% des opérations mais 12% des recherches, alors que des sites plus "visibles" concentrent les moyens d'investigations (12 études pour le seul barrage Marmot en Oregon, par exemple);
  • 80% des études ont réalisé une analyse avant-après, mais souvent sans procédure de contrôle de la significativité du résultat (36% ont procédé à des analyses contrôlés dites BACI, considérées comme plus robustes);
  • la durée du contrôle (avant comme après) est courte, pas plus d'un ou deux ans avant, plus de deux après dans 35% des cas, plus de 5 ans après dans 5% des cas seulement, ce qui est insuffisant pour comprendre la réponse (ou l'absence de réponse) des milieux, garantir la pérennité d'une observation, évaluer la variabilité naturelle des indicateurs (indépendante du chantier);
  • le suivi est avant tout hydrologique et morphologique (réponse de l'écoulement, des sédiments, de la forme du chenal) alors que l'effet biologique est moins contrôlé (poisson dans 30% des cas, invertébrés 19%, végétation 13%), de même que la qualité de l'eau (polluants mesurés dans 6% des études seulement).

Les auteurs font ensuite une série de propositions pour améliorer la rigueur, la qualité et la centralisation des études scientifiques d'effacement de barrage, en vue de mieux répondre aux questions que se posent les décideurs et la société sur les effets prévus des effacements, le temps nécessaire pour l'amélioration des milieux, l'intégration des enjeux écologiques avec les autres dimensions économiques, sociales et politiques de ces projets.

Discussion
Certains en France invoquent l'expérience nord-américaine d'effacement de barrage pour justifier la politique très agressive de continuité écologique mise en place par l'administration à compter de 2009-2010. Ils oublient des précisions utiles pour un débat démocratiquement informé:

  • le nombre de barrages effacés aux Etats-Unis, s'il est en croissance forte (cf courbe ci-dessus), reste bas (1200 ouvrages en un siècle versus par exemple 15000 ouvrages à traiter en 5 ans dans le classement français de continuité) et représente un taux extrêmement faible par rapport au nombre total d'ouvrages hydrauliques sur le territoire nord-américain;
  • la politique nord-américaine s'inscrit dans un contexte particulier qui n'est pas généralisable, la tendance mondiale est à la construction d'ouvrages plutôt qu'à leur destruction (voir LeRoy Poff et Schmidt 2016,  Chen et al 2016), aucun pays soumis à la directive cadre européenne n'a engagé une politique fortement axée sur la continuité comme condition supposée prioritaire d'un bon état chimique et biologique ;
  • les Etats-Unis sont aussi le lieu où, à compter des années 2000, la politique de restauration (particulièrement morphologique) des rivières engagée dans les années 1970-1980 a commencé à produire un retour critique chez les chercheurs (voir cette synthèse), avec un constat de carence généralisée des suivis et de faible confiance dans les résultats (des critiques similaires en France chez Morandi et al 2014 par exemple). 

Finalement, l'analyse de J. Ryan Bellmore et de ses collègues montre que, même dans le domaine formant sa justification par excellence (écologie), la politique d'effacement des ouvrages hydrauliques reste encore trop peu informée scientifiquement. Le défaut de connaissance et d'évaluation est évidemment plus fort dans d'autres domaines d'intérêt de cette politique comme l'archéologie, l'histoire, la sociologie ou la science politique.

Avoir transformé l'expérimentation sur les effacements d'ouvrages hydraulique en politique nationale systématique tout en prétendant avec arrogance que les résultats seront forcément excellents pour l'environnement et que toutes les destructions ont du sens relève décidément d'un exécrable dogmatisme français. Ceux qui s'illustrent aujourd'hui sans précaution ni esprit critique dans cet exercice sectaire devraient s'aviser de la grande prudence dont font preuve les chercheurs, aux antipodes de la précipitation sur des objectifs simplistes et de l'urgence factice pour des rivières anthropisées de bien plus longue date en Europe qu'aux Etats-Unis.

Référence : Bellmore JR et al (2016), Status and trends of dam removal research in the United States, WIREs Water, doi: 10.1002/wat2.1164

04/09/2016

Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)

La restauration de continuité écologique par effacement de seuils et barrages n'est pas un exercice limité à la France, puisque cette tendance a été lancée aux Etats-Unis à partir des années 1980. Il en va de même pour la modification du paysage fluvial, par exemple les recréations de méandres ou les reconnexions du lit majeur. Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine livrent une analyse comparée de ces opérations dans trois pays (Etat-Unis, Royaume-Uni, France). Dans les deux pays soumis à la même directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) et disposant des mêmes enjeux migrateurs du bassin atlantique, on observe que l'acharnement à effacer les ouvrages ne se retrouve qu'en France. Pour des raisons que les chercheurs ne détaillent hélas pas, alors que la généalogie de cette orientation publique est un objet d'étude tout à fait intéressant, et nécessaire. 

Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine analysent la politique des ouvrages hydrauliques à travers "37 démantèlements d’ouvrages dans l’ouest de la France, 14 aux États-Unis et 2 en Angleterre complétés par l’observation d’une dizaine de projets de restauration sans démantèlement d’ouvrages en particulier en Grande Bretagne qui ont fait l’objet d’observations de terrain permettant de dégager certaines tendances dans les opérations en cours". La carte ci-dessous montre les sites analysés (cliquer pour agrandir).

Illustration extraite de Lespez et Germaine 2016, art. cit., droit de courte citation.

Les deux chercheurs distinguent trois types d'opérations selon leurs dimensions spatiale et paysagère:

  • le premier type rassemble les opérations les plus simples: "Elles correspondent à un démantèlement de vannes ou arasement de l’ouvrage en travers suivi d’une libre évolution hydrogéomorphologique du chenal sur la zone d’influence de l’ancien ouvrage";
  • dans le deuxième type d’opération, "l’enlèvement de l’ouvrage fait partie d’un projet plus large aboutissant à une reconfiguration du chenal sur une longueur dépassant au moins une quinzaine de fois la largeur du chenal alors que les berges sont explicitement retravaillées. L’objectif de ces travaux est en général de redessiner le chenal pour augmenter la diversité potentielle des habitats et donc la biodiversité";
  • enfin, le troisième type concerne les projets à plus grande extension : "Ceux-ci proposent de redessiner la forme du chenal à la fois dans son tracé et sa forme en travers : ils s’étendent aux berges mais également à la plaine alluviale qui fait l’objet de différents types de travaux comme la reconnexion d’annexes hydrauliques, la mise en place de plantations ou au contraire l’entretien de milieux ouverts souvent accompagnés de la mise en place de cheminements afin d’organiser la fréquentation du site". 

Les chercheurs observent la domination de la suppression d'obstacle dans les choix publics en France: "L’enlèvement des obstacles à la continuité hydrosédimentaire et écologique domine largement les autres types d’opérations dans l’Ouest de la France (Germaine et Barraud, 2013a et b ; Lespez et al., 2015, in press) (…) Dans le département du Calvados, sur les 50 opérations financées de 2012 à 2015, 46 concernent le démantèlement d’obstacles à la continuité hydrosédimentaire et piscicole de type 1 de notre typologie."

Un mouvement est engagé de manière similaire aux Etats-Unis : "Aux États-Unis, le mouvement amorcé depuis longtemps s’est également accéléré au cours des 20 dernières années. Plus de 1100 barrages ont aujourd’hui été enlevés (Magilligan et al., 2016) dont moins de 4 % avant 1976, environ 45 % entre 1976 et 2005 puis 50 % depuis 2006 (Maclin and Sicchio, 1999 ; O’Connor et al., 2015). L’enlèvement de nouveaux obstacles constitue toujours un objectif prioritaire conjointement aux travaux de reconfiguration des chenaux (Doyle et al., 2015)". Il faut cependant avoir en mémoire qu'il y a plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques aux Etats-Unis, donc que les démantèlements observés concernent de l'ordre de 0,05% de ce parc (ce qui représenterait… 40 ouvrages effacés seulement en France par rapport aux 80.000 du ROE de l'Onema).

Le Royaume-Uni épargne ses ouvrages quand la France les détruit
Mais les chercheurs observent que l'effacement d'ouvrages n'est pas très pratiqué outre-Manche: "En revanche, en Grande-Bretagne, les projets de remise en talweg, de reméandrage et de diversification des faciès d’écoulement par des opérations de recharge sédimentaire ou de remodelage du chenal restent largement mis en avant (RRC, 2013) même si le processus de démantèlement des seuils s’amorce activement depuis les années 2010 (Thomas et al., 2015)."

Le cas du Royaume-Uni est intéressant puisque ce pays est inscrit sous la même contrainte DCE que la France (avant le Brexit du moins): "Au Royaume-Uni, bien que le contexte réglementaire soit proche de celui en vigueur en France du fait de la DCE, les opérations de restauration écologique ont suivi une trajectoire bien différente. À l’inverse de ce que nous avons observé dans l’ouest de la France, l’enlèvement d’ouvrages est rarement le préalable à une opération de reconfiguration du chenal d’écoulement. En effet, sur les 1479 projets enregistrés dans la base de données du RRC en 2016, seuls 114 concernaient le démantèlement d’ouvrages en travers, soit moins de 8 %. Ainsi, elles ont d’abord essentiellement consisté en des projets de remise en talweg, de reméandrage et d’amélioration de la diversité des formes et des faciès d’écoulements. Il est en effet frappant de remarquer que la question des obstacles en travers était absente du manuel des techniques de restauration de rivières édité par le River Restoration Centre (RRC) jusqu’en 2013 (RRC, 2002, 2012)."

Cette différence s'observe quand on compare deux rivières, l'Avon et la Touques: "Dans ce contexte, sur plus de 45 opérations enregistrées dans l’inventaire du RRC (2012), aucune ne concerne le franchissement d’obstacles. À l’inverse et dans le même temps, le long de la Touques, entre 1991 et 2006, 33 ouvrages ont été supprimés, abaissés ou ouverts, et 38 autres équipés de dispositifs de franchissement pour un coût actualisé respectif de 1,2 et 2,5 millions d’euros (Germaine, 2011). (…) Entre 2012 et 2015, la Touques a connu 8 opérations de démantèlement d’ouvrage en travers supplémentaires alors qu’aucun n’a toujours été recensé le long de l’Avon où les structures de franchissement sont toujours privilégiées."

Création de méandres : une image idéalisée de la rivière, une persistance du contrôle hydraulique
Enfin, parmi les observations de leur étude, les deux chercheurs soulignent que les travaux de "reméandrage", parfois présentés à tort comme des opérations de "renaturation", coïncident en fait souvent avec la reproduction d'une image idéalisée, mais récente de la rivière : "Le dessin de la rivière choisi est sans doute également sous-tendu par un imaginaire qui trouve sa source dans des modèles artistiques et dans la rivière rurale aménagée héritée du 18ème siècle et réinterprétée par un imaginaire contemporain marqué par les dégradations industrielles et urbaines de la rivière rectifiée et artificialisée."

Ils constatent également que la "mobilité" du lit, présentée comme objectif morphologique, se heurte assez souvent aux usages humains dans la plaine d'inondation où cette mobilité doit se tenir, de sorte que le nouveau profil est finalement contraint : "Dans des sociétés où les riverains sont propriétaires des berges et responsables de leur gestion, la mobilité est une solution difficile à imposer même si d’un point de vue hydrosédimentaire et biologique, elle est sans doute préférable. L’acquisition foncière est coûteuse et ne peut se décréter. De ce fait, dans la quasi-totalité des projets étudiés du type 2 et 3, les travaux de reconfiguration du chenal s’accompagnent d’un travail de fixation des berges y compris en domaine forestier".

Le réamandrage s'inscrit donc davantage dans le paradigme hydraulique et paysager classique de l'aménagement des rivières que dans une stratégie de renaturation intégrale de leurs cours – renaturation dont Laurent Lespez et ses collègues, dans un autre travail, avait montré le caractère de toute façon assez illusoire et naïf par rapport à plusieurs millénaires de modification anthropique des processus sédimentaires et hydrologiques à l'oeuvre dans les bassins (voir Lespez et al 2015).

Discussion
Les chercheurs soulignent en préambule de leur travail : "Il s’agit d’abord d’examiner des sites vitrines, considérés comme exemplaires par leurs promoteurs pour appréhender la rivière dessinée par la restauration écologique et amorcer une réflexion d’ensemble sur la dimension géographique des projets de restauration."

La réalité n'est hélas pas formée de sites "vitrines" et "exemplaires". En raison du classement massif des rivières à fin de continuité écologique et des milliers de sites à aménager en un délai très court (5 ans), nombre de travaux ont été bâclés en France au plan de leur diagnostic écologique, de leur accompagnement paysager, de leur suivi scientifique. Les recherches de Morandi et al 2014 avaient donné un aperçu de cette faiblesse des protocoles de beaucoup de projets de restauration. Il faut espérer que des travaux de recherche s'attacheront à caractériser aussi cette réalité-là qui, pour être moins brillante, n'en est pas moins très présente dans l'expérience des riverains.

Pour Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine, la défragmentation des rivières est une tendance qui peut être localement ancienne. Ainsi, dans le cas de la rivière Seulles (Ouest de la France), "près de la moitié des ouvrages hydrauliques de la fin du 18ème siècle a été démantelée avant que le processus de restauration ne s’engage". Cette observation suggère que l'impact spécifique des moulins (sur lesquels se focalise l'attention en France) est plutôt en déclin à échelle séculaire. Ce qui devrait inciter à rechercher d'autres causes quand on constate une dégradation récente de la qualité de l'eau et des milieux aquatiques.

La division ternaire des travaux de restauration selon leur emprise spatiale et paysagère a probablement du sens en géographie, mais pas tellement en écologie. Pour ce dernier angle, qui forme la justification publique avancée des réformes et des travaux qu'elles engagent, on souhaiterait plutôt une analyse par fonctionnalités restaurées, avec des indicateurs de résultats sur les effets physiques, chimiques et biologiques à long terme des chantiers. Etant donné l'abondance des retours critiques sur les résultats incertains de la restauration de rivière en littérature scientifique (voir cette synthèse), c'est bien le moins que l'on puisse attendre d'une politique de l'environnement fondée sur la donnée et la preuve. Encore faut-il que la science conserve toute son indépendance dans un tel bilan – on pense à certains "retours d'expérience" ad hoc formatés pour soutenir le discours du gestionnaire davantage que faire progresser la connaissance objective (voir ceux de l'Onema en hydromorphologie – Onema qui est juge et partie de cette restauration d'une part, qui procède à une présélection sans base transparente des travaux présentés d'autre part, au lieu d'un tirage aléatoire de nature à mieux refléter la réalité des "expériences" sur la morphologie des cours d'eau).

Enfin, le principal enseignement que nous retenons de ce travail est la divergence des trajectoires de restauration entre la France et le Royaume-Uni. Nous avions déjà montré que les Pays-Bas ont opéré des choix nettement moins maximalistes que la France en ce qui concerne la gestion des ouvrages hydrauliques (Brevé et al 2014). Il serait intéressant d'avoir des aperçus qualitatifs et quantitatifs d'autres pays européens soumis à la DCE – Allemagne, Espagne, Italie, etc. – en vue de mener une réflexion ouverte sur le dimensionnement et la justification des choix français. Plusieurs parlementaires ont déjà demandé un tel audit européen, qui n'a pas été retenu pour le moment par le gestionnaire français.

Laurent Lespez et Marie-Anne Germaine rapportent le faible nombre d'effacements d'ouvrages au Royaume-Uni à la protection patrimoniale et culturelle plus avancée dans ce pays. Il faut aussi rappeler que l'Environment Agency a identifié 25.935 sites potentiels de développement hydro-électrique en Angleterre et au Pays de Galles (EA 2010, pdf), le même type d'exercice ayant conduit à 36.252 sites équipables pour la seule Ecosse (Anon 2008, pdf). Il existe donc également une volonté britannique de ne pas préjuger de l'avenir en effaçant le potentiel énergétique des rivières et leur contribution future à la décarbonation du mix énergétique. Ces précautions ont été assez largement ignorées en France, où les "petites" productions n'intéressent guère l'Etat traditionnellement habitué à négocier avec des grands opérateurs et où la doctrine de la continuité écologique a été formatée par un milieu assez fermé, à dominante hydrobiologique et halieutique, sans approche multidisciplinaire des enjeux de la rivière.

Référence : Lespez L et Germaine MA (2016), La rivière désaménagée? Les paysages fluviaux et l’effacement des seuils et des barrages de l’Europe de l’ouest et de l’Amérique du Nord-Est, Bulletin de la Société Géographique de Liège, 67

22/11/2015

Les Etats-Unis n'ont effacé que 1000 barrages en un siècle (mais la France prétend en traiter 15.000 en 5 ans…)

Les Etats-Unis, pionniers dans le démantèlement des ouvrages hydrauliques, n'ont effacé que 1000 barrages en un siècle, soit 0,05% de leur parc. En comparaison, la France prétend traiter 20% de ses ouvrages en 5 ans. C'est évidemment absurde : les difficultés signalées par certaines Agences de l'eau montrent d'ores et déjà que le rythme de traitement des dossiers n'est pas au rendez-vous et que le délai ne sera jamais tenu. A dire vrai, nous sommes les seuls en Europe à développer ces pratiques d'apprenti sorcier et de bureaucratie autoritaire à grande échelle. Cela nous rappelle l'incroyable niveau d'amateurisme et d'irréalisme de l'administration française dans le domaine de la continuité écologique : un minimum de préparation et de concertation aurait révélé le problème, conduit à des approches plus prudentes et plus raisonnables, évité la confusion et le conflit au bord des rivières.  

Les Etat-Unis ont engagé, près de 30 ans avant la France, une politique de démantèlement des ouvrages hydrauliques, dans le sillage du Clean Water Act 1972 et de l'Endangered Species Act 1973. Le contexte américain est plus favorable que le contexte français : imaginaire national nourri à l'idéal de la "nature sauvage et vierge" assez éloigné de la sensibilité européenne portée sur la co-évolution nature-culture ; grande majorité d'ouvrages de construction récente (XXe siècle), à vocation utilitaire et donc sans attachement patrimonial ni valeur historique ; espace disponible permettant des expérimentations en gestion de territoire sans trop affecter les populations ; gestion dominée par l'approche économiciste (coût comparé du démantèlement et de la modernisation) dans un contexte où les énergies fossiles en sous-sol sont par ailleurs valorisées et où la transition post-carbone n'a jamais été une priorité nationale.

Du fait de l'ancienneté de l'expérience nord-américaine, et de ses conditions plutôt favorables de réalisation, son bilan quantitatif est intéressant à examiner. Ainsi, un article récent paru dans Science nous apprend que  1086 barrages ont été démantelés aux Etats-Unis entre 1915 et aujourd'hui, avec l'essentiel des effacements menés depuis 1986 (O'Connor et al 2015, voir aussi cette carte interactive). Le rythme s'accélère certes (cf image ci-dessous), mais ne dépasse pas pour le moment la cinquantaine d'ouvrages par an.

Ce chiffre de 1000 barrages peut paraître impressionnant. Mais une autre étude récente (Fencl et al 2015) nous révèle qu'outre les 87.000 grands barrages recensé par corps des ingénieurs de l'armée, les Etats-Unis comptent plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques de moins de 7,6 m sur leurs rivières. Donc, cela signifie que les Etats-Unis ont traité en réalité… 0,05% de la fragmentation de leurs cours d'eau.

En comparaison, la France a classé ses rivières à fin de continuité écologique en 2012-2013 et il a été estimé que le classement concerne entre 10.000 et 20.000 ouvrages (chiffre exact inconnu, prenons 15.000 comme estimation). Si l'on en juge par le Référentiel des obstacles à l'écoulement de l'Onema, il existerait 76 807 ouvrages recensés en rivières. Cela signifie que l'administration française considère comme possible de traiter en 5 ans pas moins de 20% des ouvrages hydrauliques présents sur nos cours d'eau.

Cette prétention est grotesque. Pour prendre un exemple sur un bassin, l'Agence de l'eau Seine-Normandie n'arrive de son propre aveu (projet de SDAGE 2016-2021) à suivre en moyenne qu'une centaine de travaux sur les seuils et barrages par an sur l'ensemble du bassin, admet elle-même que 750 ouvrages seulement seront suivis entre 2016 et 2021, cela alors que le nombre de seuils classés L2 sur le bassin est compris entre 5000 à 7000, ce qui impliquerait un rythme de gestion des dossiers dix fois plus important que celui admis comme réaliste par l'Agence.

Aussi autoritaire que précipitée, cette politique kafkaïenne de continuité écologique est vouée à l'échec. Rappelons que :
  • la France avait déjà classé 1300 ouvrages prioritaires suite Plan d'action pour la restauration de continuité écologique de 2009 et elle n'a pas même attendu le retour d'expérience de cette première tentative (alors qu'une minorité de ces ouvrages a été traitée et que de nombreux problèmes de gouvernance et d'acceptabilité sociale se sont révélés);
  • le soubassement scientifique des classements administratifs de rivière est à peu près nul (aucune modélisation des rivières, aucun diagnostic réellement complet des bassins versants, aucun objectif de résultat, aucune analyse coût-avantage, aucune programmation d'un suivi quantifié des résultats... alors que la littérature scientifique regorge de mises en garde à ce sujet, notamment la littérature nord-américaine faisant le bilan de la politique de restauration des rivières) ;
  • la France est à notre connaissance le seul pays européen à engager une politique autoritaire et systématique de destruction préférentielle des ouvrages en rivière, alors que tous nos partenaires sont soumis à la même directive cadre européenne sur l'eau (laquelle n'a jamais enjoint à détruire le patrimoine hydraulique);
  • la faible corrélation entre les ouvrages hydrauliques et l'état écologique / chimique des rivières, ainsi que les résultats notoirement contrastés des restaurations morphologiques, suggèrent que cette politique coûteuse aura très peu d'effet sur nos obligations européennes;
  • le temps perdu et l'attention détournée sur cet aspect secondaire pour la qualité des rivières n'améliorent évidemment pas notre retard sur les pollutions agricoles et eaux usées, pour lesquelles nous avons été condamnés par la Cour de justice européenne, pas plus qu'il ne nous prépare à la prise en compte croissante des polluants que va exiger l'évolution de la DCE 2000 (doublement des substances prioritaires à surveiller d'ici 2018).
La dérive administrative dans le domaine des ouvrages hydrauliques n'est que la pointe émergée de l'iceberg. Le bilan de la politique française de l'eau est médiocre, sans que ses responsables ne soient le moins du monde inquiétés, et sans que changent les déterminants de cet échec: sous-information scientifique des programmations en rivière, jeu obscur des lobbies en comités de bassin, usages intensifs des sols globalement non compatibles avec le bon état des masses d'eaux, gabegie d'argent public dans des actions désordonnées et précipitées, impotence autosatisfaite d'une administration dont les dérives et les manquements ont été maintes fois pointés, mais jamais substantiellement corrigés (par exemple, pour la seule période récente, défaut de concertation cf CGEDD 2013, problème de gouvernance et de fonctionnement de certains établissements publics comme l'Onema cf Cour des Comptes 2013 ou les Agences de l'eau cf Cour des Comptes 2015, manque d’efficacité dans l’action cf Rapport Lesage 2013,  Rapport Levraut 2013, rapportage européen de qualité douteuse cf European Commission 2015)

Elus, associations, personnalités, une seule solution pour sortir de l'impasse sur la question des ouvrages hydrauliques :
appel à moratoire sur la mise en oeuvre du classement des rivières