Dans sa
brochure grand public sur la continuité écologique (Onema 2010), l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques compte parmi les effets négatifs des seuils «
une diminution de la capacité auto-épuratrice du cours d’eau ». Cette assertion est appuyée par une référence à un travail de Namour 1999 (une thèse de doctorat, que nous n'avons pu nous procurer). Cet argument des seuils, glacis, radiers et autres petits barrages empêchant l'auto-épuration des cours d'eau est assez fréquemment entendu. Il avait été opposé l'an dernier à la Commune de Semur-en-Auxois par le
syndicat de rivière Sirtava et son bureau d'études Cariçaie.
Qu'en est-il au juste ?
Pour répondre à cette question, on dispose d'une référence intéressante : trois chercheurs de l'Onema et du Cemagref (aujourd'hui Irstea) ont produit en 2011 une
synthèse des références disponibles sur cette question de l'auto-épuration en lien avec l'hydromorphologie (Oraison et al 2011). Leur travail s'adosse à plus de 70 références scientifiques dont la grande majorité date des années 2000. Il est donc plus complet et plus à jour que la référence choisie par l'Onema pour s'adresser au grand public.
Auto-épuration, eutrophisation : quelques rappels
L'auto-épuration désigne la capacité d'un cours d'eau à éliminer des substances nocives pour la vie aquatique. Le phénomène concerne principalement des nutriments, et notamment les molécules dérivées de l'azote et du phosphore qui sont les principaux responsables de l'eutrophisation. Cette eutrophisation s'inscrit dans le cycle normal de certains plans d'eau. Par exemple un lac totalement naturel sera initialement oligotrophe (pauvre en nutriments), avec une eau très pure et une biomasse faible. Ce lac accumule des matières organiques, qui le feront passer au stade mésotrophe, puis eutrophe. En fin de vie, il devient un marécage et se comble définitivement. (Pour une approche générale voir, outre l'article commenté, Dégrémont 1989 ou Schriver-Mazzuoli 2012).
L'eutrophisation désigne cependant le forçage artificiel et d'origine humaine du contenu en nutriments azotés et phosphorés des rivières. L'excès provient principalement de l'agriculture pour l'azote (engrais, lisier), de l'agriculture, de l'industrie et des effluents domestiques d'épuration pour le phosphore (chimie, parachimie, agro-alimentaire). Si azote, phosphore et matière organique sont indispensables à la vie (base de la chaîne trophique), leur excès induit un déséquilibre en cours d'eau et notamment un excès de végétation (prolifération algale) qui diminue l'oxygène disponible, produit parfois des toxines et nuit globalement à la biodiversité des milieux aquatiques. La charge en nutriments tend à se transporter vers l'aval, et les zones estuariennes et littorales souffrent souvent d'accumulations importantes.
On observe par exemple dans la courbe ci-contre extraite de l'étude que la biodiversité des macro-invertébrés d'un cours d'eau (ordonnées, le nombre de genres) connaît un maximum pour une certaine concentration de phosphore (entre 0,1 et 0,3 mg/l, en abcisses) : le défaut comme l'excès ne seront pas des conditions optimales.
Les trois voies
de l'auto-épuration
Comme on le sait, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme dans la nature. Une rivière peut éliminer des excès de molécules par trois voies d'auto-épuration :
- l'échange physique, qui peut être un transfert gazeux vers l'atmosphère ou un transfert solide vers le sol (sédimentation et adsorption des particules en suspension) ;
- l'échange biologique et chimique, par voie bactérienne ou végétale, aboutissant à la minéralisation des substances concernées ou à leur transformation (absorption par des racines d'arbes en berge, nitrification et dénitrification bactériennes) ;
- l'exportation, qui peut être naturelle (par exemple les émergences d'éphémères qui ont consommé des communautés bactériennes dans leur première phase de vie) ou humaine (faucardage, curage).
Les auteurs rappellent ainsi les travaux de Newbold sur le cycle de vie des molécules, ayant montré qu'en moyenne et sur un petit cours d'eau forestier, une molécule dissoute va parcourir moins de 200 mètres.
Cycles de l'azote et du phosphore
Les cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore sont assez différents. L'azote se caractérise par une phase gazeuse (di-azote atmosphérique) importante dans son cycle, que l'on peut résumer très sommairement ainsi : di-azote > ammoniaque > nitrites > nitrates > di-azote. Un moyen très efficace d'éliminer l'azote en excès des rivières est donc de le transformer en gaz, ce que font des bactéries spécialisées dans la consommation de nitrites et de nitrates (outre le di-azote gazeux, ces bactéries produisent des oxydes nitrique et nitreux). Le processus est appelé dénitrification. L'azote peut aussi être assimilé, adsorbé ou exporté.
Le phosphore en revanche ne connaît pas la phase gazeuse de l'azote, et son élimination est donc plus difficile. Il peut se minéraliser et se sédimenter en phosphates par réactions avec divers ions (fer, aluminium, calcium, etc.), mais ce processus demande des conditions complexes : une eau à la fois calme (pour ne pas transporter rapidement le phosphore) avec de l'oxygène disponible (pour nourrir l'oxydoréduction), deux conditions qui sont rarement remplies de façon simultanée (les eaux stagnantes sont plutôt hypoxiques ou anoxiques, c'est-à-dire pauvres en oxygène dissous). Pour le phosphore (et en partie pour l'azote), l'auto-épuration la plus efficace se fera au niveau des berges, des lits majeurs et des plaines inondables : les rivières y déposent une partie de leurs nutriments en excès lors des crues, et le retrait des eaux permet des processus d'infiltration, adsorption et sédimentation.
Mécanismes complexes,
résultats parfois négatifs de la restauration hydromorphologique
Qu'il s'agisse d'études de terrain ou de modèles, les chercheur de l'Onema et d'Irstea soulignent l'extrême complexité des cycles de l'azote et du phosphore, avec une grande diversité de conditions pour comprendre la capacité auto-épuratrice des rivières. Outre la charge imposée par les activités humaines en intrants, entrent en ligne de compte des facteurs aussi divers que les variations de débit, la nature du substrat, la présence et la largeur de la ripisylve, la nature de la couverture du sol et de la végétation, la forme des écoulements latéraux et longitudinaux, le climat, l'occupation anthropique des sols.
La conséquence en est que l'intervention humaine pour accroître les capacités auto-épuratrices des rivières n'a aucune garantie de résultats, d'autant qu'azote et phosphore demandent des conditions assez différentes voire antagonistes d'élimination. Federica Oraison et ses collègues observent ainsi : «
L'évaluation des bénéfices apportés du point de vue des nutriments par la restauration hydromorphologique reste difficile : on observe des variations importantes des résultats obtenus positifs ou négatifs, parfois pour une même méthode. Les expériences montrent tout de même des voies d'exploration à approfondir».
Parmi ces voies, on peut citer : la triple bande en berge (zone arborée non exploitée, zone arbustive exploitée, zone herbacée) formant une zone tampon, la reconnexion des voies secondaires et plaines alluviales, la ralentissement du débit par restauration de méandres améliorant la sédimentation, le retour des arbres et végétations sur une bande rivulaire ou plus large (ripisylve) permettant un stockage direct et un apport organique. Mais ces solutions restent dans une large mesure expérimentales et, comme le rappellent les auteurs, sans garantie de résultat à ce jour.
La meilleure solution reste donc de ne pas sur-solliciter les capacités auto-épuratrices des rivières, c'est-à-dire de limiter avant tout la pollution chimique à la source. Hélas, la France est loin du compte comme en témoigne
la procédure de la Commission européenne contre notre pays pour sa mauvaise application de la directive nitrates.
Seuils et barrages : des effets négatifs sur l'auto-épuration observés après arasement
Qu'en est-il des seuils et barrages? Le thème est abordé dans un court paragraphe de l'étude – ce qui ne témoigne pas vraiment du caractère central de la question pour l'auto-épuration des cours d'eau – et il se trouve que dans la seule étude de suivi citée par les auteurs (Ahearn et Dahlgren 2005), le résultat a été négatif.
L'effacement d'un seuil de 3 m formant une retenue de 13.000 m^2 a ainsi rendu la zone exportatrice de phosphore et d'azote par remobilisation des sédiments. Federica Oraison et ses collègues sont donc obligés de conclure : «
Les études post-arasement sont souvent trop récentes ou de trop courte durée pour observer un retour à un fonctionnement non influencé par les travaux». Une conclusion rejointe dans un autre travail récent de Jean-René Malavoi et Damin Salgues : «
La cinétique d’épuration est modifiée sans que l’on sache réellement aujourd’hui si les conséquences sont positives ou négatives sur la qualité de l’eau.» (Malavoi et Salgues 2011).
On peut cependant observer que rien, dans le travail des chercheurs, n'indique que les seuils pourraient avoir un effet aggravant sur l'auto-épuration.
Dans le cas de l'azote, c'est même le contraire qui paraît probable au regard de la description physico-chimique et biologique de la dénitrification. Celle-ci demande des écoulements variés, des débits plutôt lents que rapides et des zones anaérobies, trois conditions qu'apportent justement les seuils, glacis et petits barrages de rivière au droit de leur retenue. Le gain est moins manifeste pour le phosphore car si le dépôt particulaire en eaux calmes est favorable, les conditions anoxiques de fond ne le sont pas pour l'oxydoréduction.
Il faut ajouter qu'une retenue de bief bien entretenue conduit à l'exportation de la rivière des nutriments lors des travaux de curage des sédiments. (Sur ce point, il est tout à fait exact que certains propriétaires d'ouvrages manquent à leur devoir d'entretien et la "reconquête des bonnes pratiques hydrauliques" aurait un effet plus directement bénéfique que certains choix de "reconquêtes des milieux aquatiques" à l'assise scientifique encore fragile et au résultats inégaux, voire contreproductifs.)
Inversement, une accélération du débit consécutive à l'arasement systématique des seuils (moindre dissipation de l'énergie cinétique dans les turbulences) formerait une condition défavorable, puisque les nutriments rejoindraient plus rapidement les fleuves et les estuaires, avec une moindre opportunité de métabolisation ou sédimentation.
En conclusion
Si l'on résume les enseignements de cette publication Onema / Cemagref permettant de répondre à la question posée en titre, à savoir le rôle des seuils dans l'auto-épuration :
• les biefs et retenues semblent jouer le rôle d'une "zone tampon" contribuer à stocker des effluents et à en éliminer certains par échanges gazeux / sédimentaires (ou extraction) ;
• leur effacement peut conduire à une aggravation de l'eutrophisation à court terme, éventuellement à long terme ;
• la vitesse d'écoulement du flot est un facteur déterminant de l'auto-épuration et son accélération par suppression des obstacles transversaux à l'écoulement aggraverait plutôt les choses ;
• les opérations de restauration hydromorphologique sont encore à ce jour très expérimentales et la littérature scientifique montre qu'elles donnent parfois des résultats négatifs sur l'auto-épuration ;
• la diminution des intrants (pollution chimique à la source) reste le principal enjeu pour les rivières.
Comme nous avons déjà pu le déplorer à plusieurs reprises (
ici et
ici), l'Onema tient un double discours selon qu'il s'adresse au grand public et aux décideurs d'un côté, aux chercheurs et ingénieurs de l'autre. Toute autorité en charge de l'environnement a un devoir d'information impartiale, exhaustive et pluraliste des citoyens : on observe que dans le cas de la suppression des seuils et barrages à fin de continuité écologique, ce devoir est manifestement sacrifié à la justification purement politique de mesures précipitées.
Bien qu'il n'existe à ce jour aucune démonstration scientifique du rôle négatif des seuils dans l'auto-épuration des rivières, et même quelques indices d'un rôle positif, les syndicats de rivière reprennent souvent sur le terrain ce message qu'ils ont entendu sous sa forme simplifiée et non-argumentée. De la même manière, sur les fonds publics des Agences de l'eau et des communes, ces syndicats promettent fréquemment de renforcer l'auto-épuration de la rivière par sa restauration hydromorphologique, alors que les études de terrain comme les modèles incitent à la prudence et la modestie. Ainsi qu'au discernement et à la bonne hiérarchie des priorités dans la dépense d'argent public. (Pour un exemple parmi d'autres en Côte d'Or d'un enthousiasme auto-épurateur un peu déplacé au regard des travaux que nous venons de commenter, voir par exemple Smeaboa 2010 pour le plan Ouche, p.34).
Sur le fond, et c'est bien cela qui importe, le principal problème reste la qualité de nos rivières.
La France n'est pas aujourd'hui en état de la garantir, et si l'on en croit
le jugement des experts européens, elle n'est pas même en état de la mesurer correctement. Sur les masses d'eaux analysées, les pollutions chimiques restent un problème majeur, malgré les efforts consentis pour les combattre (voir par exemple le diagnostic des bassins
Armançon et
Haute-Seine). Les Agences de l'eau viennent d'annoncer, avec leur 10e Programme 2013-2018, une dépense de 1,9 milliard d'euros pour la continuité écologique : au regard du retard français dans les conditions de base de qualité chimique et écologique que l'Union européenne juge prioritaires pour l'eau, cet arbitrage doit faire de toute urgence l'objet d'un débat démocratique.
Références citées
Ahearn DS, RA Dahlgren (2005), Sediment and nutrient dynamics following a low-head dam removal at Murphy Creek, California,
Limnol. Oceanogr., 50, 6, 1752-1762.
Dégrémont (1989),
Memento technique de l'eau.
Malavoi JR, D Salgues (2011),
Arasement et dérasement de seuils. Aide à la définition du cahier des charges pour les études de faisabilité. Compartiments hydromorphologie et hydroécologie, Onema-Cemagref.
Namour P. (1999).
Auto-épuration des rejets organiques domestiques. Nature de la matière organique résiduaire et son effet en rivière, Lyon 1, Université Claude Bernard, 164
Onema (2010),
Pourquoi rétablir la continuité écologique ?, Journées d'information du 5 mai 2010.
Oraison F, Y Souchon, K Van Loy (2011),
Restaurer l'hydromorphologie des cours d'eau et mieux maîtriser les nutriments : une voie commune ?, Onema-Cemagref.
Schriver-Mazzuoli L (2012),
La gestion durable de l'eau, Dunod.
Smeaboa (2010),
SAGE et contrat de rivière de la vallée de l'Ouche, Diagnostic.