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05/03/2023

Le déclin des zones humides depuis 1700 (Fluet-Chouinard et al 2023)

Une nouvelle étude scientifique estime à 21% la surface mondiale de zones humides ayant disparu depuis 1700. Cette estimation est revue à la baisse, mais la recherche confirme que l'Europe fait partie des régions où les pertes sont les plus importantes, dépassant les trois-quarts de la surface humide ayant été asséchés en France par exemple.


Marais et marécages, prairies et forêts régulièrement inondées, tourbières... depuis des millénaires, les zones humides ont été considérées comme des «terres improductives» ayant vocation à être valorisées pour l'agriculture et l'urbanisation. Le drainage des sols gorgés d'eau a produit certaines des terres agricoles les plus fertiles de la planète. Il a aussi servi pour empêcher la salinisation ou la paludification du sol, contrôler les maladies à transmission vectorielle, extraire la tourbe comme énergie ou les amendements pour le sol. Les zones humides figurent de ce fait parmi dans les écosystèmes les plus menacés au monde. Leur conservation est reconnue comme priorité internationale depuis la Convention de Ramsar (1971), et elle a été réaffirmée dans les objectifs de développement durable des Nations Unies. 

Toutefois, les estimations globales (planétaire) des pertes de zones humides sont encore imprécises. Etienne Fluet-Chouinard et ses 20 collègues viennent de se livrer à cet exercice d'inventaire sur trois siècles, à partir des archives disponibles. Leur travail est publié dans Nature

Voici le résumé de cette recherche :
"Les zones humides ont longtemps été drainées pour l'utilisation humaine, affectant ainsi fortement les flux de gaz à effet de serre, le contrôle des inondations, le cycle des nutriments et la biodiversité. Néanmoins, l'étendue mondiale de la perte de zones humides naturelles reste remarquablement incertaine. Ici, nous reconstruisons la distribution spatiale et le moment de la perte de zones humides par la conversion en sept utilisations humaines des terres entre 1700 et 2020, en combinant des enregistrements nationaux et infranationaux de drainage et de conversion avec des cartes d'utilisation des terres et des étendues de zones humides simulées. Nous estimons que 3,4 millions de km2 (intervalle de confiance 2,9–3,8) de zones humides intérieures ont été perdues depuis 1700, principalement pour être converties en terres cultivées. Cette perte nette de 21 % (intervalle de confiance de 16 à 23 %) de la superficie mondiale des zones humides est inférieure à celle suggérée précédemment par des extrapolations de données disproportionnées à partir de régions à forte perte. La perte de zones humides s'est concentrée en Europe, aux États-Unis et en Chine et s'est rapidement étendue au milieu du XXe siècle. Notre reconstruction élucide le moment et les moteurs de l'utilisation des terres des pertes mondiales de zones humides, fournissant une base historique améliorée pour guider l'évaluation de l'impact de la perte de zones humides sur les processus du système terrestre, la planification de la conservation pour protéger les zones humides restantes et la hiérarchisation des sites pour la restauration des zones humides."
Cette illustration montre l'évolution historique et géographique des pertes de zone humide (cliquer pour agrandir). On note la forte accélération au 20e siècle. 


L'estimation des pertes de zones humides dans ce nouveau travail est plus faible que les chiffres (très disparates) circulant dans la littérature scientifique ou experte, chiffres qui allaient de 28% à 87%. C'est plutôt une bonne nouvelle à échelle globale. En revanche, à échelle régionale, l'étude confirme que l'Europe a massivement fait disparaître ces milieux. 


Le graphique ci-dessus montre la comparaison entre les reconstructions moyennes régionales (axe des x) et la reconstruction du nouveau travail (axe des y). On y voit que la France aurait perdu entre les deux-tiers (travaux antérieurs) et les quatre-cinquièmes (présent travail) de ses zones humides. 

Discussion
Les zones humides jouent des rôles importants pour réguler l'eau et elles forment des réservoirs de biodiversité. Ces milieux ont souvent été négligés dans les politiques de conservation ou de restauration au profit des fleuves, rivières et estuaires. Pire encore, on a vu en France la reprise de la vieille politique d'assèchement des eaux stagnantes à travers le choix de "continuité écologique" donnant une importance disproportionnée aux milieux et espèces d'eaux vives, arbitrant pour des assèchements de zones humides d'origine anthropiques qui avaient souvent remplacé les zones humides naturelles.  Il faut souhaiter une modification rapide de ces choix et une ré-allocation de l'argent public de la restauration écologique, d'autant que la pression du réchauffement climatique sur la ressource indique la nécessité de mieux retenir l'eau dans les milieux propices à cette rétention. 

Référence : Fluet-Chouinard E et al (2023), Extensive global wetland loss over the past three centuries, Nature, 614, 7947, 281-286

01/12/2022

Comment les grands barrages ont bloqué l’accès des deux-tiers des rivières européennes aux poissons migrateurs (Duarte et al 2021)

Si les barrages des moulins, forges et autres sites de l’hydraulique traditionnelle ont été partiellement franchissables aux poissons migrateurs en phase de montaison, il n’en va pas de même pour les grands barrages massivement construits au 20e siècle. Une publication de chercheurs analyse pour la première fois l’évolution spatiale et temporelle de la discontinuité fluviale par grands barrages sur le réseau hydrographique européen. Elle conclut qu’en l’espace de 60 ans, les deux-tiers de ce réseau ont été bloqués. Dans la mesure où les barrages voient leur importance plutôt renforcée en situation de réchauffement climatique et de transition énergétique, cela pose question sur les objectifs des politiques européennes de restauration et leur niveau de réalisme.


Les grands bassins européens analysés par Duarte et al 2021, art cit, classés selon leur exutoire maritime. 

Les rivières sont fragmentées de longue date par des barrages de toutes dimensions. Cela pose problème en particulier au comportement migratoire de certaines espèces de poissons diadromes (par exemple saumon, anguille), dont le cycle de vie passe d’une phase océanique à une phase continentale ou inversement, avec besoin de nager sur de grandes distances. Mais on manque de donnée concernant la dynamique spatiale et temporelle de la construction des barrages en lien à la connectivité, en particulier ceux de grandes dimensions qui bloquent totalement le franchissement des poissons. Dans quelle mesure la construction de ces grands barrages a-t-elle altéré la connectivité longitudinale des réseaux fluviaux européens? Comment le phénomène a-t-il évolué en Europe tout au long du XXe siècle? 

Gonçalo Duarte et ses collègues ont analysé l’histoire des barrages et leur  implantation spatiale dans le grands bassins fluviaux pour répondre à ces questions. Un grand barrage est défini comme un ouvrage mesurant plus de 15 m de sa fondation à sa crête, ou mesurant de 5 à 15 m mais stockant plus de 3 millions de m3 d'eau. Voici le résumé de leur travail :
« La connectivité longitudinale du fleuve est cruciale pour que les espèces de poissons diadromes se reproduisent et grandissent, sa fragmentation par de grands barrages pouvant empêcher ces espèces d'assurer leur cycle de vie. Ce travail vise à évaluer l'impact des grands barrages sur la connectivité longitudinale structurelle à l'échelle européenne, du point de vue des espèces de poissons diadromes, depuis le début du 20e siècle jusqu'au début du 21e siècle. 

Sur la base des emplacements des grands barrages et de l'année d'achèvement, une multitude de paramètres de dégradation des rivières ont été calculés à trois échelles spatiales, pour six régions océaniques européennes et douze périodes. Le nombre de bassins touchés par les grands barrages est globalement faible (0,4 %), mais pour les grands bassins fluviaux, qui couvrent 78 % de la superficie de l'Europe, 69,5 % de tous les bassins, 55,4 % des sous-bassins et 68,4 % de la longueur du fleuve sont altérés. La dégradation de la connectivité du réseau fluvial est devenue de plus en plus importante au cours de la seconde moitié du 20e siècle et est aujourd'hui spatialement répandue dans toute l'Europe. À l'exception de l'Atlantique Nord, toutes les régions océaniques ont plus de 50 % de la longueur des rivières touchées. Si l'on considère les grands bassins fluviaux, les régions de la Méditerranée (95,2 %) et de l'Atlantique Ouest (84,6 %) sont les plus touchées, tandis que les régions Mer Noire (92,1 %) et Caspienne (96,0 %) se distinguent comme celles dont la longueur fluviale est la plus compromise. 

En 60 ans, l'Europe est passée d'une altération réduite à plus des deux tiers de ses grands fleuves avec des problèmes structurels de connectivité dus aux grands barrages. Le nombre de ces barrières a considérablement augmenté dans la seconde moitié du 20e siècle, en particulier les barrages majeurs à distance décroissante de l'embouchure de la rivière. Actuellement, la connectivité longitudinale structurelle des réseaux fluviaux européens est gravement touchée. Cela concerne toutes les régions considérées, et celles du sud de l'Europe seront confrontées à des défis encore plus importants, étant donné qu'il s'agira d'un futur point chaud pour le développement de l'hydroélectricité et, de manière prévisible, d'une zone plus affectée par le changement climatique. »


Ces graphiques montrent l’évolution de la détérioration de la connectivité structurelle des fleuves européens décennie par décennie depuis la fin du 19e siècle jusqu'au début du 21e siècle. Graphique A, le nombre de grands barrages et la distance moyenne à l'embouchure du bassin pour les barrages principaux (# Mst Dams ; avg_dist_mouth_Mst) et les barrages présents dans les affluents (# Tb dams ; avg_dist_mouth_Tb) tout au long des intervalles de temps considérés. Graphique B, analyse à l'échelle du segment en utilisant trois métriques, le pourcentage de longueur de rivière affectée par un, deux à quatre et cinq barrages ou plus dans le chemin vers le segment de l'embouchure du bassin (%S_aff_length_1, %S_aff_length2-4 et %S_aff_length5+) et à échelle de sous-bassin utilisant deux métriques (%SB_Taff et %SB_Taff). Graphique C, pourcentage de longueur de rivière (%S_aff_length-1, colonnes) altérée et pourcentage de grands bassins altérés (B_aff_Lr, lignes pointillées) dans six régions océaniques. (La France est située pour partie dans le bassin Ouest Atlantique en rouge, pour partie dans le bassin Méditerranée en  orange.)

Discussion
Cette étude permet de situer le poids relatif de la fragmentation des cours d’eau entre la grande hydraulique du 20e siècle et la petite hydraulique qui l’a précédée. On observe que l'impact de la première est nettement plus important que ne le fut celui de la seconde. Ce travail est à mettre en parallèle avec une précédente publication des chercheurs qui, analysant l’histoire de la régression de certains espèces migratrices de poissons (en France), trouvaient que le phénomène s’accélérait surtout au 20e siècle (Merg et al 2020). Il est aussi à lire en complément de la recherche récente montrant que les rivières européennes sont probablement fragmentées par 1,2 million de barrières de toute dimension (Belletti et al 2020).

Gonçalo Duarte et ses collègues assument dans leur publication un angle plutôt naturaliste, qui place la question de la conservation des poissons migrateurs comme principal élément de réflexion sur l’avenir des barrages. Toutefois, leur travail et d’autres permettent d’interroger le réalisme et la désirabilité de cet horizon d’interprétation.

Ces recherches posent en effet question sur le sens que l’on donne aujourd’hui à la politique de restauration de continuité longitudinale en Europe. Les barrages de diverses dimensions sont utiles à la société et ne vont pas disparaître, d’autant que le réchauffement climatique risque de renforcer leur demande en stockage d’eau ou production d’énergie bas-carbone (Kareiva et Caranzza 2017). Même s’il est possible de rendre en partie franchissables des ouvrages, les poissons migrateurs ne pourront probablement pas retrouver l’expansion qu’ils avaient à l’époque où les ouvrages étaient de petite dimension, encore moins à celle du début du Holocène avec des rivières n’ayant que des barrières  naturelles de type barrages de castors, embâcles, chutes, cascades ou torrents. D'autant que les fleuves et rivières ont aujourd'hui bien d'autres impacts, allant de la pollution chimique à la sécheresse hydrologique en passant par l'altération sédimentaire ou l'introduction d'espèces exotiques. Il faut noter que le cycle océanique des poissons diadromes est également perturbé, même si le sujet est moins bien connu étant donné les difficultés d'observation. 

La politique de restauration de continuité longitudinale a des coûts non négligeables. Elle soulève des oppositions sociales, politiques et judicaires quand elle prétend démolir les ouvrages, leurs usages et leurs services écosystémiques. La France a été pionnière dans ce domaine de restauration du fait du fort soutien apporté par l'Etat, mais elle est aussi pionnière dans le retour critique sur l'expérience : les poissons migrateurs ne justifient pas tout du point de vue des populations riveraines ; et la protection de la part endémique de la biodiversité est aussi obligée de composer avec d'autres enjeux des politiques d'intérêt général. Il paraîtrait sage de définir une écologie de conservation des espèces menacées qui se limite à des axes où la continuité est moindrement impactée et plus facile à restaurer. Mais sans espoir à court terme de rendre à nouveau parfaitement transparent à la migration un très vaste linéaire hydrographique. D'autant que le rythme du changement climatique en Europe, plus rapide qu'attendu selon certains chercheurs, est susceptible de redéfinir substantiellement les conditions d'efficacité et faisabilité de la conservation écologique des espèces aquatiques. 

Référence : Duarte G et al (2021), Damn those damn dams: Fluvial longitudinal connectivity impairment for European diadromous fish throughout the 20th century, Science of The Total Environment, 761, 143293

A lire sur le même thème : 

22/10/2022

Comprendre les rivières comme artefacts culturels

Nous publions une traduction du manifeste de l’archéologue Matt Edgeworth, auteur d’un livre paru voici une dizaine d’années déjà sur la réalité archéologique des modifications des flux d’eau par les sociétés humaines. Loin d’être analysable comme une anomalie industrielle récente,  la relation transformative de l’humanité à l’eau a commencé dès la préhistoire. L’ignorer, c’est entretenir une représentation fausse des fleuves et rivières, une incompréhension du devenir hybride de l’eau, entre puissance sauvage et appropriation sociale.  Ce texte est d’une actualité manifeste à l’heure où les politiques publiques en France et en Europe s’entichent d’un naturalisme amnésique, réducteur voire naïf, faisant comme si le destin culturel et naturel de l’eau n’était pas enchevêtré depuis des millénaires. Et appelé à le rester dans le flux incessant des eaux, des sédiments et des destinées humaines. Une écologie de l’Anthropocène ne pourra pas être une nostalgie d’un paradis perdu, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan imaginaire.


Un détail de la série de 15 cartes de la plaine inondable du Mississippi inférieur par le géologue Harold Fisk (Fisk 1944, United States Army Corps of Engineers), montrant les cours actuels et anciens de la rivière. 

Manifeste pour l’archéologie du flot*

par Matt Edgeworth

La matière peut être dans l'un des trois états principaux suivants : solide, liquide ou gazeux. Dans l'étude archéologique des paysages, la matière solide est prioritaire. Procurez-vous presque n'importe quel livre sur l'archéologie du paysage britannique et vous trouverez des matériaux solides mis en évidence, avec des matériaux fluides  liquides et gazeux laissés dans l'ombre. Les fleuves et les rivières sont la matière noire de l'archéologie du paysage (mais pas moins vibrante pour autant). Traversant le cœur des paysages, changeant de formes et d'états au fur et à mesure, ils sont rarement soumis au type d'analyse culturelle appliquée aux matériaux solides. L'eau qui coule a tendance à être considérée comme faisant partie d'un arrière-plan naturel sur lequel l'activité culturelle passée apparaît, à côté duquel se trouvent des sites, auquel une signification culturelle est appliquée ou dans lequel des éléments culturels sont placés, plutôt que comme ayant une dimension culturelle en soi. Or l'activité humaine, sous forme de modification des cours d'eau, est inextricablement liée au cycle dit «naturel» de l'eau. En tant qu'enchevêtrements dynamiques de forces naturelles et culturelles, les rivières ont le potentiel de remodeler le paysage et notre compréhension de celui-ci. Ce manifeste présente six raisons interdépendantes d'amener cette matière noire des paysages dans le domaine de l'étude archéologique.

1. Les rivières sont des artefacts culturels
Les rivières, en particulier dans les pays densément peuplés comme la Grande-Bretagne, sont parmi les caractéristiques du paysage les plus culturellement modifiées. Mais en utilisant le terme artefact, je ne veux pas seulement dire que les rivières et leur débit ont été façonnés artificiellement. Je veux dire aussi que, étant manipulés et contrôlés dans une certaine mesure, leur flux est utilisé pour façonner d'autres choses. À travers les moulins à eau, le flux a été déployé dans le passé pour façonner de nombreux matériaux et les transformer également en artefacts. Plus récemment, l'électricité produite par les centrales hydroélectriques sur les rivières a été transformée en d'innombrables utilisations pour façonner tous les aspects du monde industrialisé moderne. Le débit des rivières a même été utilisé en temps de guerre comme une arme. Les rivières modifiées et manipulées ont également changé la forme des deltas, des plaines inondables et d'autres reliefs à grande échelle.

2. Les rivières sont partiellement sauvages
Aussi façonnées, contrôlées et gérées soient-elles, les rivières ont aussi un aspect sauvage qui n'est pas entièrement prévisible, peuvent agir de manière inattendue et surprenante, et ont la capacité d'échapper au moins temporairement aux formes culturellement appliquées. Cette nature sauvage signifie que toute tentative de contrôler le flux ne sera pas simplement l'application d'une force culturelle sur une substance inerte et passive, car l'eau qui coule est un type de matière particulièrement vibrant, qui peut agir ou répondre de manière parfois imprévue et surprenante, nécessitant des contre-mesures. Cela fait de toute implication humaine avec les rivières davantage une lutte, un entrelacement, une confluence, un maillage, un assemblage ou un enchevêtrement. Quelle que soit la métaphore utilisée, c'est cette fusion dynamique de matériaux et d'agents naturels et culturels, se formant et déformant à travers le temps, qui rend l'étude archéologique des rivières si intéressante.

3. L'activité humaine et l'activité fluviale sont imbriquées
Auparavant, on supposait que l'activité fluviale et la formation des plaines inondables étaient principalement des processus naturels, donc non soumis à une analyse archéologique (culturelle). Mais il s'avère que bon nombre des modèles hydrologiques standard de l'érosion et de la sédimentation des rivières sont basés sur des études de cours d'eau qui - loin d'être naturels comme on le pensait - avaient en réalité fait l'objet de modifications humaines importantes dans le passé. Les preuves d'une intervention humaine extensive dans la morphologie des rivières et des plaines inondables sont claires pour le monde moderne, pas si évidentes pour les périodes antérieures. Pourtant, on le trouve, par exemple, dans l'Europe médiévale et le long des oueds du Proche-Orient ancien, comme des digues monumentales et des plaines inondables surélevées du fleuve Jaune en Chine. Pour leur part, les rivières se sont frayées un chemin dans le tissu même de l'existence humaine - traversant le centre des villes, sous les ponts, le long des parcs et des jardins, dans les écluses, les ponceaux et les tours de refroidissement. Les rivières coulent aussi à travers les rêves, les chansons, les dessins, les projets, les poèmes, les souvenirs et les mythes. Ils font partie de l'histoire humaine.

4. Comprendre les rivières implique de comprendre les activités humaines passées (et vice versa)
Il est maintenant temps d'en finir avec ces vieilles leçons de géographie physique et ces diagrammes omniprésents qui présentent le cycle hydrologique (évaporation → condensation → précipitations → débit → évaporation → etc.) comme des processus entièrement naturels, en quelque sorte séparés de l'activité humaine. En intervenant dans les schémas d'écoulement des rivières - soit directement (par la construction de barrages, la dérivation, le dragage, l'endiguement, le drainage, l'irrigation, etc.) ou indirectement (par la déforestation, les pratiques agricoles, etc.) - les humains ont fait partie du cycle de l'eau pendant des milliers d'années, affectant les flux de sédiments et les formations paysagères. Les rivières et les ruisseaux ont longtemps été des cyborgs (Haraway 1985) ou des hybrides (Latour 1993) – des assemblages dynamiques de matériaux, de flux et de forces, humains et non humains – tout en faisant partie d’autres cyborgs et hybrides. Les interventions humaines dans les cours d'eau sont aujourd'hui d'un ordre de grandeur beaucoup plus important, il est vrai, mais celles-ci restent sur des trajectoires historiques d'enchevêtrement homme-fleuve originaires d'un passé plus ou moins lointain. On pourrait se demander comment comprendre les fleuves et comment mettre en place des stratégies efficaces pour traiter les fleuves si ces trajectoires historiques ne sont pas prises en compte ?

5. Les rivières sont dangereuses, il est donc bon de penser avec elles
Comme lorsqu'un fleuve en crue détruit ou franchit ses rives artificielles et se creuse un nouveau chemin, l'écoulement menace toujours de rompre l'ordre culturel des choses. C'est précisément cet aspect dangereux et sauvage des rivières qui fait qu'elles sont bonnes à penser. Le flux a sa propre logique, qui fonctionne dans les tourbillons, les courants, les lignes de courant, les vortex et les turbulences, circulant autour et au-dessus de la logique des matériaux solides. Elle nous encourage à briser les polarités de pensée, telles que les oppositions rigides entre nature et culture, et à ne pas trop respecter les frontières entre différentes disciplines. Adopter une approche multidisciplinaire, s'appuyer à la fois sur les sciences naturelles et les études culturelles, passer d'une échelle d'analyse à l'autre, rechercher toujours des façons différentes de voir les choses, serait tout à fait conforme à l'archéologie des flots. Le flux lui-même nous met au défi d'adopter des formes d'investigation plus fluides et dynamiques. Penser en termes de flux conduit à mettre davantage l'accent sur les continuités – moins sur les discontinuités. Le simple fait d'introduire le flux dans le champ d'étude a le potentiel de changer radicalement notre façon de penser les choses.

6. L'eau qui coule fournit des modèles pour comprendre d'autres types d'écoulements paysagers
L'eau et la boue ne sont pas les seuls types de matériaux qui traversent les paysages archéologiques. Les personnes, les biens, l'argent, les véhicules, les troupeaux d'animaux et de nombreuses autres entités présentent des modèles de comportement fluides, laissant des traces dans les archives archéologiques. Les rivières et les ruisseaux ne sont pas non plus les seuls éléments matériels à canaliser l'écoulement. Sentiers, chemins creux, voies de procession, escaliers, halls de gare, panneaux de signalisation, berges de rue, câbles à fibres optiques, tourniquets de terrains de football, tracés de rues dans une ville et ainsi de suite – tous les flux de matériaux de chenal  d'un type ou d’un autre, l'un de ces flux étant le déplacement des archéologues eux-mêmes. Même les animaux peints dans les grottes de Lascaux attirent un flux vers eux, lorsqu'ils sont considérés à la lumière de la perspective d'un spectateur incarné se déplaçant à travers les grottes, au lieu de les étudier d'un point de vue fixe.
Que se passe-t-il si nous appliquons des modèles de flux à des preuves archéologiques qui n'étaient auparavant comprises que comme des matériaux solides ?

Références citées
Fisk, HN (1944) Enquête géologique de la vallée alluviale du fleuve Mississippi inférieur, rapport pour le US Army Corps of Engineers, Vicksburg, MS.
Haraway, D. (1985) « Un manifeste pour les cyborgs : science, technologie et féminisme socialiste dans les années 1980 », Socialist Review 80 : 65-108.
Latour, B. (1993) Nous n'avons jamais été modernes (Cambridge MA, Harvard University Press).

(*) NDT :  L’anglais « flow » est difficile à traduire ici. Le même terme signifie le débit et l’écoulement, mais ces mots ne sont pas toujours évocateurs en français. Le mot flux aurait pu être choisi, mais il a une dimension physique un peu détachée de la matérialité de l’eau (nous l’utilisons dans le corps du manifeste quand il est mieux approprié dans une phrase). Nous avons donc opté pour « flot » dans le titre, qui est aussi phonétiquement évocateur du « flow » anglais.

Remarques
Cet article est composé d'extraits d'un livre intitulé Fluid Pasts: Archaeology of Flow  de Matt Edgeworth, publié en septembre 2011 par Bristol Classical Press (Bloomsbury Academic). Le livre a commencé sa vie sous la forme d'un article intitulé «Rivers as Artifacts» écrit pour Archaeolog en 2008. Le «manifeste» a d'abord été présenté sous forme d'article lors de la session «Manifestos for Materials», TAG, Université de Bristol, 2010.

08/10/2022

Profiler et reprofiler le delta du Rhin, entre guerre et inondation (Mosselman 2022)

Saviez-vous que le profil actuel du delta du Rhin a été influencé par l’arrivée des troupes de Louis XIV en 1674 et l’humiliation hollandaise de n’avoir pu les stopper ? A travers quelques exemples, un chercheur néerlandais rappelle dans une publication récente que les aménagements fluviaux suivent les aléas de l’histoire humaine, avec des fenêtres d’opportunité qui permettent de réaliser des projets.  En dernier ressort et même quand ils prennent la forme de «renaturation», ces choix sont évalués à leurs résultats tels que les apprécient les sociétés.


Le passage du Rhin, peinture d'Adam Frans Van der Meulen

Le delta du Rhin aux Pays-Bas, parfois appelé delta Rhin-Meuse-Escaut, est une zone modifiée par les interventions humaines depuis l’époque romaine. Erik Mosselman (Université Delft de Technologie) publie un article intéressant sur les entrelacements des choix hydrauliques et des événements historiques à l’Anthropocène. 

Au 17e siècle, les jeunes Pays-Bas ont émergé comme association de provinces unies après le traité de Westphalie (1648). Mais la province de Gueldre et la province de Hollande ont un différend. Près du delta, le bras du Rhin se sépare, avec le Waal méridional vers l’Ouest qui prend la plus grande part, le Rhin septentrional qui tend à avoir moins d’eau. L’excès d’eau dans le Waal brisait les digues et créait les inondations. Les habitants de Gueldre proposèrent de réduire son débit par une dérivation, mais la Hollande refusa, craignant de perdre la navigabilité de cette voie essentielle pour desservir Rotterdam,  Dordrecht et l’arrière-pays rhénan. 

Las, tout le monde fut mis d’accord… par les armées françaises de Louis XIV lorsqu’elles envahirent le pays en 1674. Les troupes traversèrent sans peine les branches du Rhin à niveau bas. L’événement créa un choc dans les esprits (même si les Provinces-Unies ouvrirent finalement grandes leurs digues et noyèrent le plat pays pour repousser les Français). La Hollande et la Gueldre se mirent d’accord pour réaménager la zone et construire le canal de Pannerden (1701-1709) qui servait à la fois à la répartition des eaux, en ligne de défense et en raccourcissement des transports dans le Rhin inférieure. Un peu plus tard, la gestion de cette région deltaïque qui restait très instable donna naissance au Rijkswaterstaat (1798), organe public de gestion de l’eau et des infrastructures. «Sans cette guerre, le système fluvial des Pays-Bas aurait pu se développer d’une manière complètement différente», souligne Erik Mosselman.

Au 20e siècle, le chercheur prend un autre exemple, dont l’événement fondateur n’est pas une guerre mais une catastrophe naturelle : les grandes inondations de 1953. L’ampleur des dégâts provoque la naissance d’un Comité Delta qui décide de protéger les populations et de réduire le coût économique des aléas par un système d’endiguement des branches du delta du Rhin et de barrage évitant les remontées d’eaux salines. Mais dans les années 1970, la mémoire de la catastrophe s’est estompée et les habitants manifestent de plus en plus d’hostilité à l’endiguement, notamment du fait de démolition de patrimoine historique. Dans les années 1980, un groupe d’écologue propose une option novatrice à l’époque, consistant à élargir les lits plutôt qu’à les endiguer. Malgré un prix d’architecture du paysage, le projet n’est pas retenu. 

C'est alors que survient la grande crue de 1995 (le Rhin atteint 12000 m3/s) qui occasionne le déplacement de 250 000 personnes et de nombreux dégâts dans les zones où l’endiguement avait été stoppé. Un programme appelé « Espace pour la rivière » est lancé, avec un budget de 2,3 milliards, reprenant les idées du projet de 1980 : «les plaines inondables ont été abaissées, les obstacles ont été enlevés, les épis ont été arasés ou remplacés par des murs d’entraînement longitudinaux, des canaux latéraux et des canaux de dérivation ont été creusés et des digues ont été reculées. Ces interventions visaient non seulement à réduire les niveaux d’eau de crue, mais aussi à améliorer la ‘qualité spatiale’, un amalgame de nature, de paysage et de patrimoine culturel». 

Erik Mosselman souligne que les normes de résistance aux crues ont encore changé dans les années 2010 et que la politique publique se ré-oriente vers la consolidation de digues, les options impliquant la «renaturation» répondant moins bien aux nouvelles exigences des évaluations. Il y a donc eu une fenêtre étroite pour modifier le profil du delta du Rhin dans le sens d’un espace de liberté en lit majeur.

Discussion
Si la nature fixe ses conditions d’entrée géologiques et hydrologiques, les rivières sont tout autant les filles de l’histoire et des actions humaines. S’en aviser permet de prendre quelque recul par rapport aux «modes» qui se succèdent dans l’inspiration des politiques publiques. En dernier ressort, ce sont les heurs et malheurs des sociétés humaines qui vont guider l’urgence d’agir, et c’est l’obtention de résultats espérés qui sera l’arbitre de l’intérêt de l’action. 

Ce siècle nous promet de nombreux aléas hydrologiques, en particulier les sécheresses et les crues dont l’intensité devrait augmenter avec le changement climatique. Qu’ils prennent l’argument de la renaturation ou de la maîtrise, les aménagements hydrologiques et hydrauliques seront d’abord jugés à leurs effets, et notamment leurs effets socio-économiques en lien aux aléas. Les aménageurs public doivent s’en souvenir, car la perte de mémoire historique de l'eau, le défaut de culture hydraulique et le manque de vision sur les objectifs de l’action peuvent perdre un temps et un argent précieux dans la course à l’adaptation climatique.

18/03/2022

Détruire des ouvrages de moulin sans comprendre la dynamique de la rivière peut mener à des erreurs (Maaß et al 2021)

Dans un passage en revue de la littérature scientifique sur la morphologie des bassins versants européens et sur leurs tentatives de restauration écologique, trois chercheurs soulignent que les actions aujourd'hui entreprises manquent souvent d'informations solides sur le passé et la dynamique des rivières et des lits majeurs. En fait, les bassins versants sont modifiés depuis des millénaires, la notion d'état "naturel" est mal documentée, et certaines interventions peuvent avoir des effets contraires à la conséquence espérée. Les chercheurs citent longuement le cas particulier des destructions d'ouvrages de moulin et de petite hydraulique, en montrant que de telles opérations amènent aussi souvent une incision du lit de la rivière, ce qui contrarie la connexion avec le lit majeur, la rétention d'eau ou l'idée d'une recharge plus active des sédiments. Espérons que cette prudence scientifique prenne le pas sur le dogme administratif et militant de la suppression aveugle du maximum d'ouvrages. 



Histoire et diversité des impacts d'activité humaine sur les systèmes fluviaux, extrait de Maaß et al 2021, art cit

Les actions humaines sur les bassins versant ont commencé à partir du néolithique. Elles sont nombreuses : changement d'utilisation des terres, incluant l'agriculture, la déforestation, le reboisement et l'urbanisation, qui affectent le ruissellement et la charge en sédiments, mais aussi régulation des rivières, barrages, réservoirs, prélèvement d'eau, extraction de granulats, canalisation, dragage, remblai ou enrochement, qui modifient directement le chenal et sa connectivité avec les plaines inondables du lit majeur. Si ces activités durent depuis des millénaires, elles ont connu une accélération à l'ère moderne et en particulier au 20e siècle, en raison de la hausse démographique et des moyens technologiques de mener des travaux lourds. 

La restauration écologique de rivière et de bassin versant vise à corriger des dysfonctionnements physiques (ou des pertes de biodiversité) liés à certains aménagements. Mais elle est confronté à l'ubiquité des transformations anciennes et à la difficulté de définir ce que serait encore un état "naturel" du chenal ou de son bassin, ainsi qu'à la prédiction exacte de ses effets. 

Anna-Lisa Maaß, Holger Schüttrumpf et Frank Lehmkuhl passent en revue ces sujets. Voici le résumé de cette analyse :

Le climat, la géologie, la géomorphologie, le sol, la végétation, la géomorphologie, l'hydrologie et l'impact humain affectent les systèmes rivière-lit majeur, en particulier leur charge sédimentaire et la morphologie du chenal. Depuis le début du Holocène, l'activité humaine est présente à différentes échelles, du bassin versant au chenal, et a une influence croissante sur les systèmes fluviaux. Aujourd'hui, de nombreux systèmes rivière-lit mejeur sont transformés à l'occasion de restaurations vers des conditions hydrodynamiques et morphodynamiques "naturelles" sans impacts humains. Il manque des informations sur la situation historique ou "naturelle" ainsi que pour la situation actuelle. Les changements des flux sédimentaires "naturels" au cours des derniers siècles entraînent des changements de la morphologie fluviale. Le succès des restaurations de rivière dépend d'une connaissance approfondie de la morphodynamique fluviale historique et actuelle. Par conséquent, il est nécessaire d'analyser les conséquences des impacts historiques sur la morphodynamique fluviale ainsi que les implications futures des impacts humains actuels au cours des restaurations. L'objectif de cette revue est de résumer les impacts des bassins versants et des chenaux depuis le début du Holocène en Europe sur la morphodynamique fluviale, d'étudier de manière critique leurs conséquences sur l'environnement et d'évaluer la possibilité de revenir à un état de rivière morphologiquement "naturelle"

Plus particulièrement, les auteurs soulignent que les opérations de restauration sont elles aussi des chantiers et qu'elles doivent elles aussi répondre des impacts qu'elles vont créer. Un passage très intéressant pour nos lecteurs concerne les ouvrages transversaux et particulièrement les moulins, nous le traduisons ici.

"Les restaurations de rivières d'aujourd'hui sont toujours des impacts humains !

Depuis les 50 dernières années, des restaurations fluviales sont réalisées pour transformer les systèmes rivière-plaine inondable dans un état hydrologique et morphologique plus «naturel», mais ces projets de restauration sont à nouveau un impact anthropique.

La gestion des rivières, qui tient compte d'intérêts souvent conflictuels, nécessite une prise de conscience et une compréhension des processus morphodynamiques «naturels» tels que la migration latérale (Vandenberghe et al 2012). Par conséquent, la compréhension des conditions hydrodynamiques et morphodynamiques historiques des rivières, la surveillance des processus actuels et l'évaluation du développement futur sont essentielles pour la bonne gestion des rivières d'aujourd'hui.

Au XXIe siècle, les lois et directives nationales (par exemple, la loi allemande sur les ressources en eau) et internationales (par exemple, la directive-cadre sur l'eau de l'UE) mettent l'accent sur un développement hydrologique et morphologique naturel. Les caractéristiques «naturelles» d'un système rivière-plaine inondable sont résumées et formulées dans un principe directeur prédéfini, qui tient également compte des impacts anthropiques irréversibles (Patt 2016). Les objectifs de développement prédéfinis doivent être réalisés dans le cadre des restaurations de rivières et sont évalués en comparant l'état actuel d'une rivière et son principe directeur. Lors des restaurations fluviales, des zones inondables sont générées, les longueurs d'écoulement sont augmentées, les barrières anthropiques sont réduites et un développement fluvial «naturel» est initié (Gerken et al 1988).

La motivation derrière les projets de restauration des rivières varie selon la propriété foncière, l'agence de financement et le cadre culturel (James et Marcus 2006), et on rencontre souvent le problème de présenter au public ce que serait un système rivière-plaine inondable «bon et sain» (Wohl et al 2015). Pour le public, une rivière est saine si l'eau est claire et si les berges ne s'érodent pas rapidement (Wohl 2005).

Aujourd'hui, de nombreuses restaurations de cours d'eau s'accompagnent de la suppression d'ouvrages transversaux pour assurer une meilleure franchissabilité aux poissons et/ou un transport continu des sédiments. Mais la synergie de la construction et de l'enlèvement de ces structures transversales se traduira toujours par l'incision du lit de la rivière, par exemple, Buchty-Lemke et Lehmkuhl (2018) ont analysé les impacts de l'abandon des moulins à eau historiques (comme exemple de structures transversales) de la rivière Wurm en Allemagne occidentale. Ils ont conclu que l'abandon du moulin et l'enlèvement du déversoir ont déclenché un processus d'ajustement morphologique qui a créé des terrasses en amont du moulin et équilibré le point de rupture induit par le moulin dans le profil longitudinal. Cependant, un tel processus d'ajustement peut être superposé à des influences anthropiques qui contrôlent la disponibilité des sédiments et les conditions de débit ; les changements de forme de canal et de plan sont différents dans les tronçons rectilignes, sinueux et fixes. Les activités humaines du chenal de la rivière et la manière dont l'abandon du moulin a été effectué contrôlent en outre la morphodynamique fluviale. De plus, les effets de l'instabilité du chenal et des variations de la largeur des rivières sont analysés, par exemple, par Downward et Skinner 2005, Chang 2008 ou Bishop et al. 2011.

En ce qui concerne la restauration des cours d'eau, il est important et indispensable de considérer que l'abandon des moulins (ou en général la suppression des ouvrages transversaux) conduit à l'incision en amont. Si le but d'un tel retrait est de conduire à une plus grande connectivité entre le chenal et ses plaines inondables ou d'entraîner un comportement morphodynamique transversal plus élevé de la rivière, le retrait pourrait manquer son objectif.

En général, l'incision des rivières n'est pas prévue par les gestionnaires des rivières en raison de ses effets négatifs sur l'écologie des plaines inondables, mais après la suppression d'une structure transversale, une rivière vise à rétablir son profil longitudinal avant la construction de l'usine. Par conséquent, le "simple" enlèvement n'est peut-être pas toujours la solution pour une meilleure franchissabilité pour les poissons et/ou un transport continu des sédiments. (...)

Dans la littérature, seuls quelques résultats controversés de l'impact des moulins à eau (toujours à titre d'exemple pour les ouvrages transversaux) sur la morphodynamique fluviale peuvent être trouvés (voir par exemple Walter et Merritts 2008). Par exemple, Donovan et al. 2016 ont concentré leurs recherches sur la région médio-atlantique et ont déclaré que les rives du chenal à proximité des barrages de moulin rompus servaient de points chauds (hot spots) d'érosion et de dépôt locaux, mais que tous les points chauds de sédiments ne sont pas des barrages de moulin et que tous les barrages de moulin ne sont pas des points chauds. Bien que les barrages de moulins historiques et les sédiments hérités soient répandus, ils n'ont pas nécessairement des impacts uniformes sur le rendement en sédiments"

Référence : Maaß AL et al (2021),  Human impact on fluvial systems in Europe with special regard to today’s river restorations, Environmental Sciences Europe, 33, 119 

06/03/2022

Le patrimoine hydraulique exceptionnel de Clairvaux sera-t-il détruit?

L’Etat va fermer la prison de Clairvaux, construite sur le lieu d’une abbaye cistercienne. Or, de premiers travaux de diagnostics montrent une ignorance complète de la dimension hydraulique fondatrice du site de Clairvaux, voire envisage la destruction pure et simple des ouvrages répartiteurs créant un vaste réseau annexe de biefs et sous-biefs. L’Etat laisse par ailleurs un site lourdement pollué faute de politique d’assainissement des effluents de la prison. Est-ce le comportement d’exemplarité que l’on attend de la puissance publique? Notre association et ses consoeurs montreront la plus grande vigilance sur ce dossier : la maîtrise de l’eau a fait naître Clairvaux et doit présider à sa renaissance.
 

La prison centrale de Clairvaux, où sont enfermés des détenus à longues peines, va fermer début 2023. La décision avait été annoncée en 2016 par le ministre de la Justice, et ce, malgré de récents travaux de rénovation d’un montant de 12 millions d’euros. 

Ce départ de l’administration pénitentiaire a suscité un projet de reconversion du site de Clairvaux, animé par un comité de pilotage regroupant l’État et les collectivités locales. Le site comprend une trentaine de bâtiments protégés au titre des monuments historiques, sur une surface totale de 27 000 m². La seule restauration du clos et du couvert de ces bâtiments est estimée à 150 millions € : l’enjeu est donc conséquent. Il a donné lieu à de premiers travaux de diagnostics culturels.

Pourtant, une dimension structurante du site semble oubliée : son statut de patrimoine hydraulique cistercien, où l’eau n’est pas un détail mais le guide même de l’édification des lieux. Cet oubli est d’autant plus dommageable que la France compte un réseau d’historiens de l’hydraulique monastique de réputation internationale, notamment à travers les recherches animées par Paul Benoit (voir par exemple Benoit dir 1997Benoit et Berthier dir 1998). 

Bernard de Clairvaux et l’hydraulique cistercienne
L'ordre cistercien est une branche réformée des bénédictins dont l'origine remonte à la fondation de l'abbaye de Cîteaux par Robert de Molesme, en 1098. Communauté vivant à l’intérieur d’une enceinte, les Cisterciens ont  grand besoin d’eau : pour la boisson des moines, pour la cuisson des aliments servis sans graisse, pour évacuer les déchets et les déjections, pour user de la puissance de l’eau à des fins de production de fer avec la première trace de forge hydraulique connu , mais aussi de farine, huile, textile (foulon), tannage (tan). La maison mère Cîteaux et ses quatre premières filles La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond se trouvent en Bourgogne et en Champagne. 

Au milieu du XIIe siècle, un peu plus de cinquante ans après la fondation de Cîteaux, les abbayes se reconnaissant dans l’idéal cistercien constituent un ordre très solidement établi. Il connaît une extraordinaire expansion entre 1129 et 1150, au moment où l’action de Bernard de Clairvaux (1090-1153) s’impose en Europe. En 1153, à la mort de Bernard, il existe environ 350 monastères rattachés à l’ordre cistercien, dont une moitié en France (180). Depuis les sites de Bourgogne et Champagne, les abbayes disposent d’équipements hydrauliques.

Paul Benoit rappelle comment l’hydraulique a structuré le travail des cisterciens à Clairvaux (extrait de Benoit 2012) :
« Faute d’eau, ou manque d’eau en quantité suffisante, plusieurs abbayes ont dû déplacer leurs bâtiments, à commencer par Cîteaux implantée tout d’abord en un lieu qui deviendra la grange de la Forgeotte. 
L’exemple le mieux connu est celui de l’abbaye de Clairvaux. Bernard et ses compagnons arrivent en 1115 dans le Val d’Absinthe, vallon parcouru par un ruisseau affluent de l’Aube. Ils construisent sur place un monastère, appelé par la suite Monasterium vetus, qui se révèle dès les années 1130 trop petit pour une communauté en pleine croissance, tant le rayonnement de l’abbé Bernard est alors grand. Les différentes vies du saint montrent le conflit qui naît alors entre une majorité de moines souhaitant se rapprocher de l’Aube et Bernard qui estime l’opération trop coûteuse. La question est traitée sans détour par Arnaud de Bonneval dans la partie de la Vita prima qu’il rédige. Les questions financières mises en avant par l’abbé paraissent à la communauté insuffisantes face aux arguments des compagnons de Bernard, dont celui du cellérier Gérard, frère de Bernard, et selon le Grand Exorde de Cîteaux un véritable technicien. 
Un des aspects majeurs, et sans doute des plus coûteux du projet, consistait à faire venir une dérivation de l’eau de l’Aube dans l’abbaye. Déjà un bief sur l’Aube alimente alors en énergie un moulin situé à Ville-sous-la-Ferté en amont de Clairvaux. Les sources manquent de précision et les vestiges archéologiques s’avèrent peu lisibles du fait de l’entretien pluriséculaire de la dérivation qui alimentait les différents moulins situés dans l’abbaye. On ne sait si l’énorme débit qui conduit l’eau à Ville-sous-la-Ferté dont une part très importante retourne à l’Aube grâce à des vannes avant même d’actionner la roue du moulin, est dû à un travail des moines désireux de s’assurer une quantité suffisante d’eau en période de sécheresse. L’hypothèse est séduisante mais reste une hypothèse. »

Un héritage toujours vivant
Aujourd’hui et comme le montre ces cartes, le complexe hydraulique de Clairvaux est l’héritier de ces travaux commencés par les cisterciens et poursuivis pendant près d’un millénaire, ayant redessiné l’écoulement et la morphologie de la rivière et de ses biefs, afin d’alimenter entre autre une usine hydroélectrique construite à l’intérieur même de la prison.  


 Carte des archives départementales, réseaux hydrauliques de Ville sous la Ferté et Clairvaux.

 

Réseau hydraulique sur base du Plan de dom Milley, 1708

Un avant-projet a été  réalisé pour la communauté de communes de la région de Bar-sur-Aube par le cabinet SEGI en février 2020 (phase 2) avec 5 scénarios : effacement de l’ouvrage de répartition (baisse de 1,5m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; démantèlement des vannes de l’ouvrage de répartition (baisse de 1,2m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; démantèlement des vannes de l’ouvrage de répartition et ouverture sous le moulin (baisse de 1,7m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; contournement de l’ouvrage ; remise en production de l’usine hydroélectrique (moulin). Une étude complémentaire est demandée par le syndicat de rivière SDDEA en  juin 2021.

En l’état, ces travaux diagnostiques posent de graves problèmes légaux.

Depuis 2021, la loi interdit de détruire l’usage actuel ou potentiel des ouvrages hydrauliques dans la restauration de continuité écologique des rivières en liste 2. En particulier les ouvrages de moulins. Donc l’ensemble des solutions visant à l’arasement ou au dérasement des ouvrages du complexe hydraulique de Clairvaux sont hors-la-loi et ne doivent plus faire l’objet du moindre financement public, y compris en études diagnostiques. 

Avant même cette interdiction, en 2016, la loi a introduit la notion de patrimoine dans la gestion durable de l’eau. L'article L 211-1 Code de l'environnement a intégré la disposition suivante : «III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme.» 

En conséquence, une circulaire (18 septembre 2017) commune entre le ministère de la transition écologique et celui de la culture, a demandé d’établir un socle commun de connaissances, pour notamment intégrer le patrimoine culturel dans les études préparatoires aux travaux de restauration. Le document «Grille d’analyse de caractérisation et de qualification d’un patrimoine lié à l’eau»  ne semble pas avoir été établi et n’apparait pas dans le CCTP de juin 2021. 


Sources : photos SEGI (étude SEGI 2020, décembre 2018)

Indifférence au patrimoine… et à la pollution
Outre son désintérêt pour le patrimoine hydraulique, l’administration d’Etat a montré un manque total d’attention à la pollution. Le ruisseau qui sert d’exutoire à la prison s’appelle «la Merdeuse» : et pour cause, il fonctionne encore comme au temps des moines, n’ayant jamais été raccordé à un assainissement (Ville-sous-la-Ferté dispose pourtant d’une station d’épuration depuis 1992). 

Les riverains témoignent des matières fécales, des déchets, des médicaments. «En 2009, Jean-Jacques Skiba a commencé l'exploitation hydroélectrique du barrage des forges de Clairvaux, en aval de l'endroit où "la Merdeuse" débouche dans l'Aube. Très vite, il fait de drôles de découvertes. "Cela fait dix ans que je ramasse des médicaments, comme de la Dépakine, mais aussi des préservatifs, des milliers de cotons-tiges, des sachets de thé ou de café lyophilisé", énumère-t-il, en précisant que son ouvrage n'arrête pas tout. Cet écologiste revendiqué n'en "revient pas" que franceinfo se penche sur le problème : "J'avais écrit à un média national il y a quelques années et il ne s'était rien passé.» (voir cet article). 

Notre association, l’ARPOHC, la CNERH et la FFAM sont aujourd’hui mobilisées pour suivre ce dossier. La tentative de destruction du patrimoine hydraulique de Clairvaux ou d’assèchement de ses milieux aquatiques ferait évidemment l’objet d’une plainte en justice. Nous souhaitons que les ouvrages hydrauliques soient rattachés, protégés et entretenus pour leurs miroirs d’eau  au même titre que les bâtiments classés monuments historiques du site. L’eau doit être la clé de la renaissance du site comme elle a été la clé de sa fondation cistercienne.

08/12/2021

D'eau et de feu, comment l'énergie hydraulique industrialisa la France (Benoit 2020)

Dans un ouvrage dense et érudit, l'historien Serge Benoit montre que l'industrialisation de la France dans la période 1750-1880 fut largement fondée sur l'exploitation de l'énergie mécanique de l'eau et et l'énergie thermique du charbon de bois. Ces énergies renouvelables classiques ont su alors montrer la "modernité de la tradition" issue de la période médiévale. Une réflexion qui nourrit les débats actuels, puisque la fin du fossile conduit chaque territoire à exploiter ses sources naturelles d'énergie. 


Serge Benoit, normalien, maître de conférences à l’université d’Evry à la retraite, a mené pendent 40 ans un travail prodigieux d'érudition permettant de renouveler l’histoire des techniques en France. Son nom connu des spécialistes est sans doute familier à un public un peu plus large chez les amoureux du patrimoine industriel de Bourgogne, où Serge Benoit a accompagné la revalorisation patrimoniale des forges de Buffon et plus généralement de la métallurgie cote-dorienne (Chatillon-sur-Seine, Vanvey, Chenecières, Saint-Colombes, etc.). Hélas, son grand projet d'un musée du fer et de l'eau en Bourgogne n'a pas encore vu le jour.

Les textes rassemblés dans ce livre, à l’initiative de Stéphane Blond et Nicolas Hatzfeld, alternent des considérations générales sur les transitions énergétiques dans la phase d'industrialisation de la France et des monographies érudites sur ces transitions en Bourgogne, en Normandie et dans l'Est de la France. Serge Benoit montre qu'à rebours des "fresques simplificatrices" faisant coïncider la modernité avec la houille et la vapeur diffusant depuis l'Angleterre, il exista en France une "modernité de la tradition" observable dans la place que l’hydraulique et le charbon de bois ont conservée jusque vers les années 1880. Ces technologies de l'eau et du combustible végétal, plongeant leur racine dans la période médiévale, ne furent pas des résistances passives au changement, mais ont bel et bien connu des cycles d'amélioration continue dans la période 1750-1880. Soucieux d'inscrire les techniques dans le temps et l'espace, dans l'histoire sociale et environnementale, Serge Benoit montre qu'il était rationnel de développer ces savoir-faire là où les alternatives fossiles n'étaient pas réellement disponibles à coût et usage intéressants. Sinon, comme dans le cas des plus grosses usines hydrauliques, en force d'appoint pour les périodes d'étiage. 

Evidemment, les amoureux du patrimoine hydraulique liront avec un plaisir particulier les chapitres faisant la part belle à ce sujet. Un de ces chapitres détaille toutes les ressources que le chercheur (et aussi l'association!) peut mobiliser afin de trouver l'origine et l'histoire des sites hydrauliques. 

Serge Benoit rappelle le processus de modernisation des roues, avec les modèles du mathématicien Poncelet (1824-1825) et de l'ingénieur amiénois Sagebien (1859-1850), mais aussi l'essor des turbines hydrauliques, dont la France fut un foyer de conception et d'expansion majeure, suite aux travaux de Burdin, Fourneyron, Girard, Callon, mais aussi un peu plus tard de nombreux constructeurs en échange avec des homologues de l'aire anglo-saxonne ou germanique (Fontaine, Jonval, Koechlin, Laurent et Collot). L'hydraulique eut le soutien très pragmatique de l'Etat à travers le corps des Ponts et Chaussées, là où les Mines poussaient à l'abandon du charbon de bois au profit du charbon de terre. L'hydraulique bénéficia aussi d'un aller-retour permanent entre l'amélioration de la conception par la théorie (notamment la puissante école française de mécanique des fluides, dont Navier est la figure la plus connue) et par l'expérimentation (les progrès incrémentaux dans les usines des fabricants connectés aux usagers). Les progrès concernent aussi les matériaux (le métal remplace le bois), les transmissions, l'organisation des espaces de travail.

Au final, "la ruée" vers l'énergie de l'eau fut le véritable moteur de l'industrialisation française dans la première partie du 19e siècle et même un peu au-delà. La connexion avec l'électricité se fit par la suite. Serge Benoit rappelle incidemment que d'autres pays ou régions ont connu ce cas de figure, notamment les Etats-Unis et la Catalogne. Comme tout développement industriel, celui-ci ne fut pas sans conséquence. Certaines passages de l'ouvrage rappelle les conflits d'usage dans des rivières surexploitées par les moulins et nouvelles usines hydrauliques. D'autres analysent l'histoire sociale de ce développement autour des entreprises de métallurgie, de textile, de minoterie.

Le travail de Serge Benoit montre que loin d'une révolution énergétique avec le passage rapide d’un système technique renouvelable à un autre fossile, la modernité connut une transition multiforme avec coexistence et complémentarité des différentes sources d’énergie mécanique ou thermique.

Les technologies énergétiques ont souvent été popularisées dans l'histoire avec des perspectives enthousiastes et utopiques de la part des acteurs privés ou publics. Le fossile, le nucléaire, l'hydrogène, le solaire ont pu être promus comme des solutions "universelles" qui allaient libérer l'humanité du souci de trouver en quantité et qualité l'énergie nécessaire aux machines qui l'accompagnent et la soulagent dans son travail. La réalité est plus modeste, plus complexe et plus prosaïque. Les sources d'énergie tendent à s'accumuler sans disparaître, tant les humains ont pris l'habitude de déléguer leurs tâches pénibles et répétitives à des machines qui convertissent cette précieuse énergie en services. Les trajectoires technologiques améliorent lentement le rendement jusqu'au moment où les gains sont marginaux, puis les innovations peuvent viser l'optimisation des contextes d'usage ou la réduction des impacts indésirables. 

L'énergie hydraulique doit certainement son statut exceptionnel (et la fascination qu'elle exerce) à 2000 ans de perfectionnement et de présence dans les sociétés humaines. Une aventure qui n'est pas achevée, puisque la réduction programmée des énergies fossiles impose de déployer à nouveau des énergies renouvelables extraites de l'eau comme du vent, du soleil et de la biomasse.  

Référence : Serge Benoit (2020), D’eau et de feu : forges et énergie hydraulique. XVIIIe-XXe siècle. Une histoire singulière de l’industrialisation française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 450 p. Préface de Denis Woronoff et Gérard Emptoz, postface de Liliane Hilaire-Perez et François Jarrige, Textes réunis par Stéphane Blond, édition coordonnée par Nicolas Hatzfeld.

28/11/2021

Estimation des forces hydrauliques des moulins dans les années 1820 (Dupin 1827)

Le polytechnicien Charles Dupin (1784-1873) s'est passionné pour l'estimation des forces productives des nations, y voyant leur source de richesse ainsi qu'un moyen utile pour évaluer l'avance ou le retard des pays. Cela l'amène à estimer les moulins à eau en activité. Dupin évoque le chiffre de 66 000 moulins à eau en mouture, auquel il faut ajouter des forges et autres fabriques.


Le moulin de Charenton au 19e siècle, source

Charles Dupin, né le 6 octobre 1784 à Varzy (Nièvre) et mort le 18 janvier 1873 à Paris, est un mathématicien, ingénieur, économiste et homme politique français. Polytechnicien, on lui doit divers travaux en mathématiques et en génie maritime. Charles Dupin se passionne à partir des années 1800 pour la statistique économique, alors embryonnaire. Il entreprend notamment de comparer la France et la Grande-Bretagne en s'attachant d'abord aux sources physiques de la richesse, qu'il s'agisse de l'énergie ou des matières premières. Ses travaux seront publiés dans la série Le petit producteur français, ainsi que dans une synthèse sur les "forces productives et commerciales", ici examinée.

Un intérêt du travail de Dupin est que celui-ci procède à un inventaire des forces motrices, notamment des moulins : "on fera le recensement exact de toutes les usines et de tous les moulins qui sont mus par l’eau, par le vent et par la vapeur, en réduisant à des calculs rigoureux et faciles la force de chaque genre de moteurs. On obtiendra de la sorte les totaux des diverses espèces de forces motrices que la France possède, et l’on connaîtra dans son ensemble la véritable puissance productive de notre nation", écrit Charles Dupin. De tels travaux permettent de disposer de statistiques sur l'évolution de ces moulins et de mesurer leur importance dans l'économie nationale à diverses périodes.

Dupin écrit : "On a calculé que le nombre total des moulins de la France est de 76,000, parmi lesquels il faut compter environ 10,000 moulins à vent. Il reste donc 66,000 moulins à eau et il est facile de se former une idée du travail que ces moulins peuvent opérer. Le poids total des grains de toute espèce livrés à la mouture est de 7 milliards de kilogrammes par année commune. On sait d’ailleurs que la force nécessaire pour moudre 1000 kilogrammes équivaut au travail journalier de 56 hommes. Il faut donc multiplier 7 millions par 56, ce qui donne pour la force totale que représente la mouture de tous les grains de France, 392,000,000 de journées divisées par 3oo jours de travail, elles donnent 1,3o6,666 hommes.

Charles Dupin précise que le moulin à mouture n'est pas le seul usage de l'énergie de l'eau, mais sans donner de chiffre précis: "On peut demander quelle est la force totale des machines hydrauliques consacrées à des forges, à des fourneaux, à des usines de toute espèce. Il serait facile de démontrer que cette force n’est pas supérieure au tiers de la force des moulins à mouture." Cela suggérait environ 20000 sites hydrauliques supplémentaires dédiés à d'autres travaux que la transformation des produits agricoles.

Cette équivalence humaine de toutes les forces motrices (assez pédagogique) permet ensuite à l'auteur de comparer avec la Grande Bretagne la répartition des diverses capacités productives:


On voit que la France de l'Empire et de la Restauration surpassait la Grande-Bretagne en puissance hydraulique, mais était très en retard en équipement de machines à vapeur. L'ère fossile démarrait, pour le meilleur et pour le pire...

En 1841, Nadault de Buffon totalisera pour sa part plus de 80000 moulins, auxquels il ajoute les fabriques diverses et les forges pour atteindre un total de 108000 sites de production hydrauliques. Cette évolution est cohérente, puisque la France va développer ses sources d'énergie de manière continue au 19e siècle (et au-delà). 

On rappellera qu'aujourd'hui, nombre de ces ouvrages hydrauliques sont encore présents sur les rivières, mais seuls quelques milliers produisent de l'énergie en injection réseau et en autoconsommation. A l'heure de la transition énergétique fondée sur l'exploitation des ressources renouvelables comme l'énergie de l'eau, il serait avisé de relancer tous les sites qui permettent une production locale et très bas-carbone

Sources :  Dupin, Charles (1784-1873), Forces productives et commerciales de la France, Bachelier (Paris), 1827

23/11/2021

Près de la moitié des espèces de poisson du bassin de Seine sont d'origine exotique (Belliard et al 2021)

Une équipe de chercheurs montre qu'en l'espace de moins d'un millénaire, 46% des espèces de poisson présentes dans le bassin de la Seine sont devenues non-indigènes au bassin, en raison d'introductions répétées, surtout depuis le 19e siècle. Cette tendance devrait se poursuivre à horizon prévisible. Ces travaux posent la question du rapport que nous entretenons avec ces nouvelles espèces. Faut-il forcément y voir une "atteinte à la biodiversité" alors que le nombre total d'espèces de poisson est plus grand aujourd'hui qu'hier? Faut-il espérer un retour à l'état des espèces d'il y a un millénaire, alors que rien n'indique que c'est possible? Et serait-ce de toute façon souhaitable? L'écologie de la conservation doit davantage clarifier les coûts et bénéfices attendus dans la gestion des espèces exotiques, mais aussi préciser pourquoi telle ou telle représentation de la nature serait un objectif en soi pour notre société.


Vivier représenté sur une fresque du 14e siècle source.

Le bassin versant de la Seine s'étend sur plus de 76 000 km2, sous un régime hydrologique pluvial/océanique. Plus de 95 % de cette superficie se trouve dans un grand bassin sédimentaire à faible altitude (moins de 500 m), ce qui a été favorable au développement précoce d'une importante population humaine : environ 3 millions de personnes vers 1300, 8 millions vers 1900 et à 17 millions aujourd'hui. Les cours d'eau du basin de Seine ont été modifiés et artificialisés de multiples manières: moulins à eau étangs piscicole, plan d'eau d'irrigation, puis chenalisation pour la navigation, régulation pour les crues, constructions de canaux pour relier la Seine aux autres voies d'eau de l'Europe occidentale, méridionale et centrale. 

De manière directe pour l'alimentation ou le loisir, de manière indirecte par ces créations de nouveaux habitats, l'occupation de la Seine a conduit à l'introduction de nouvelles espèces, en particulier de poissons. Jérôme Belliard et ses collègues ont analysé des sources historiques et contemporaines les plus variées pour analyser l'apparition de nouvelles espèces dans le bassin (dites exotiques ou non-indigènes, car implantées par l'action humaine). 

Voici le résumé de leur recherche :

"La propagation d'espèces non indigènes est aujourd'hui reconnue comme une menace majeure pour la biodiversité des écosystèmes d'eau douce. Cependant, depuis très longtemps, l'introduction et l'acclimatation de nouvelles espèces ont été perçues principalement comme une source de richesse pour les sociétés humaines. 

Ici, nous avons examiné l'établissement d'espèces de poissons non indigènes dans le bassin de la Seine d'un point de vue historique en adoptant une double approche. Dans un premier temps, à l'échelle du bassin entier, à partir de diverses sources écrites et archéologiques, nous avons retracé la chronologie, au cours du dernier millénaire, des implantations d'espèces allochtones. Dans un deuxième temps, en analysant le suivi des poissons de plusieurs centaines de sites couvrant la diversité des rivières et des ruisseaux, nous avons examiné les changements de nombre et d'abondance des espèces non indigènes dans les communautés de poissons locales au cours des trois dernières décennies. 

La première introduction d'espèce documentée remonte au XIIIe siècle mais c'est à partir du milieu du XIXe siècle que les tentatives d'introduction se sont accélérées. Aujourd'hui, ces introductions ont atteint un niveau sans précédent et 46% des espèces recensées dans le bassin sont allochtones. Au cours des trois dernières décennies, les espèces non indigènes ont continué à augmenter au sein des communautés de poissons à la fois en termes de nombre d'espèces et d'abondance d'individus. Les augmentations les plus prononcées sont notées sur les grands fleuves et les sites où les pressions anthropiques sont fortes. Les voies navigables reliant les bassins européens, la mondialisation des échanges et le changement climatique en cours fournissent un contexte général suggérant que l'augmentation de la proportion d'espèces non indigènes dans les communautés de poissons du bassin de la Seine devrait se poursuivre pendant plusieurs décennies."

Au total, au moins 37 espèces de poissons ont été introduites dans le bassin de Seine. Certaines ne se sont pas acclimatées ou ont été extirpées, il en reste 28 aujourd'hui. Parmi ces 28 espèces, 6 semblent maintenues par des empoissonnements, les 22 autres sont naturalisées et connaissent un maintien autonome. 

Ce graphique montre que la plus grande partie des nouvelles espèces sont d'apparition assez récente à échelle historique (depuis 1900). 


Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Cet autre graphique montre la progression décennie par décennie des années 1850 à nos jours.

Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Les auteurs observent que dans les plus petites rivières, on a pu observer localement des déclins d'espèces exotiques, indiquant que la tendance n'est pas inévitable en soi, même si les causes de variation à la baisse (donc de sa possible persistance) ne sont pas clairement établies.

Discussion
La période moderne, que certains auteurs proposent de nommer Anthropocène, a connu un brassage sans précédent (sur une si courte durée) des espèces au niveau planétaire en raison de la multiplication des échanges entre les pays et les continents. Cela contribue à l'évolution des écosystèmes en place, puisque les réseaux trophiques sont modifiés et de nouveaux lignages apparaissent un peu partout. Nous ne sommes qu'au début du phénomène en terme évolutif. Certaines des espèces exotiques sont invasives ou proliférantes car, n'ayant pas de prédateurs et étant bien adaptées au nouveau milieu, elles se répandent très rapidement au détriment des espèces en place. D'autres n'ont pas cette expansion foudroyante et se contentent de se maintenir en occupant une niche.

En écologie et biologie de la conservation, l'accent est plutôt mis sur le caractère négatif des espèces exotiques. Celles-ci ne sont pas toujours comptabilisées dans les inventaires de biodiversité, et des débats existent à ce sujet (voir par exemple Velland et al 2017, Primack et al 2018). La raison en est que l'espèce exotique plus banale (plus répandue) peut menacer l'existence d'espèces indigènes plus rares. 

Cependant, ce point de vue du naturaliste pose question quand il s'agit de définir des politiques publiques. Autant les espèces invasives peuvent représenter des coûts, autant les espèces exotiques non proliférantes ne posent pas de problèmes particuliers au plan économique et social. Extirper une espèce déjà installée est complexe, voire parfois impossible. En outre, il reste de lourdes incertitudes sur notre avenir climatique et hydrologique, donc sur les communautés d'espèces qui seront les mieux adaptées aux conditions de l'Europe dans un siècle. 

Ce choix est aussi discutable sur le fond du problème, c'est-à-dire selon les représentations que l'on a de la nature et du vivant : si l'on ne considère pas que la nature est figée et si l'on voit l'évolution du vivant à l'Anthropocène comme un épisode après d'autres de sa longue histoire, en quoi l'espèce exotique est-elle nécessairement un problème en soi? On peut comprendre une politique de conservation d'un stock minimal de certaines espèces endémiques menacées, afin de préserver un potentiel adaptatif, mais une tentative de régulation stricte de la composition du vivant paraît utopique. Et d'une utopie dont le caractère désirable et utile pour tous les citoyens reste à démontrer.

doi: 10.3389/fevo.2021.687451

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31/05/2021

Le gharat, moulin à eau traditionnel de l'Himalaya (Bhatt et al 2021)

Il existe plus de 200 000 moulins à eau traditionnels dans la région de l'Himalaya, connus sous le nom de Gharats. Trois chercheurs analysent leurs usages et livrent quelques réflexions sur leur avenir. 


Extrait de Bhatt et al 2021, art cit, cliquez pour agrandir.

Trois chercheurs indiens (Anupam Bhatt, Dipika Rana, Brij Lal) publient une intéressante étude sur les moulins à eau traditionnels de l'Himalaya indienne. En voici quelques extraits de ce travail :

"La région himalayenne est une plaque tournante de diverses ressources naturelles et ses habitants présentent une grande diversité de cultures, de traditions, d'utilisation des ressources et de pratiques d'intendance avec d'importantes interdépendances entre les écosystèmes et les humains en raison de l'inaccessibilité et de l'hétérogénéité des systèmes de montagne (Bhatt et al. , 2018; Everard et al., 2020; Huddleston et al., 2003). Malgré la richesse des ressources naturelles, la région est habitée par environ 175 millions de personnes qui vivent toujours en dessous du seuil de pauvreté (FAO, 2005; Sharma et al., 2010). Cela est principalement dû aux terrains difficiles, aux risques environnementaux, à la mauvaise communication, aux transports et au faible niveau d'interventions scientifiques et technologiques dans les zones de montagne (Körner et al., 2005; Lal et al., 2019; Rao, 1997). Les habitants des régions de haute montagne ont développé plusieurs technologies indigènes en utilisant les ressources naturelles disponibles localement et leur sagesse traditionnelle. Cela inclut le Charkha (rouet), le Takali (broche) en bois ou en métal, le Khaddi (machine à tisser en bois) et le Gharat (Panchakki / moulin à eau) (Lal et al., 2019; Rana et al., 2020). L'eau est l'une des ressources naturelles très utiles que l'on trouve en abondance dans la région himalayenne (Xu et al., 2009). Cette ressource naturelle est utilisée pour conduire le Gharat et utilisée dans la transformation des céréales alimentaires par les habitants des villages reculés de l'Himalaya. Environ 200 000 moulins à eau ont été signalés dans la région indienne de l'Himalaya, qui reposent encore sur une conception ancienne d'une turbine à impulsion (Anonyme, 2001; Sharma et al., 2008). Le moulin à eau est connu sous différents noms comme "Chuskor" dans l'Arunachal Pradesh, "Rantak" au Ladakh, "Gharat" ou "ghat" dans l'Uttarakhand, mais il est plus populairement connu sous le nom de Gharat dans toute la région indienne de l'Himalaya (Behari & Bhardwaj, 2014; Slathia et al. ., 2018). Aujourd'hui, les moulins à eau traditionnels ont survécu à petite échelle dans les régions rurales du monde comme l'Himalaya, qui desservent les habitants des montagnes jusqu'à ce jour (Vashisht, 2012). Cette technologie simple est encore une source de revenus pour de nombreuses personnes dans les zones reculées qui sont utilisées pour transformer une farine de bonne qualité (Sinha et al., 2008)."

Les auteurs concluent :

"Les Gharats ont toujours été une source de revenus pour les personnes vivant dans les zones reculées de la région himalayenne et une partie intégrante du patrimoine culturel. La présente étude a révélé que bien que nombre de Gharat fonctionnent dans la région de Pangi, ce nombre a considérablement diminué dans la région de Tissa. Plusieurs facteurs environnementaux à technologiques sont responsables de l'augmentation ou de la diminution. Par conséquent, il est urgent de faire revivre les moulins à eau pour sauver la technologie indigène et respectueuse de l'environnement pratiquée depuis des siècles par les peuples autochtones. En cette période de pandémie où le monde se bat contre le covid-19, les gens ont migré vers leurs villages, villes et pays d'origine. Conformément à la résolution adoptée par le Gouvernement indien, communément appelée "Fabriquer en Inde", il est important de trouver d’éventuelles sources de subsistance autochtones pour la population. Il faut en outre restaurer et raviver les techniques traditionnelles en déclin pour la région himalayenne et ses populations autochtones, en plus de prendre d'autres projets à petite échelle pour stimuler l'économie de la nation. (...) La popularisation des produits de montagne de niche en tant que produits de grande valeur et le développement de chaînes de valeur peuvent tirer d'énormes avantages pour les communautés montagnardes. Ainsi, un effort concerté est requis collectivement par le gouvernement, les institutions et le public pour œuvrer à la restauration de ce patrimoine historique."

Référence : Bhatt A et al (2021), Gharat: an environment friendly livelihood source for the natives of western Himalaya, India, Environment, Development and Sustainability, doi: 10.1007/s10668-021-01455-4