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02/01/2021

250 ans d'évolution des poissons migrateurs en France (Merg et al 2020)

Des chercheurs français livrent une intéressante analyse de l'évolution de 1750 à nos jours de huit taxons de poissons grands migrateurs, identifiés en archives sur 555 points du territoire. Sur 45% des sites, les poissons diadromes ont disparu en deux siècles et demi. Leur zone d'expansion s'est réduite de 18% à 100% selon les espèces. Les auteurs de l'étude pointent une multitude de causes, parmi lesquelles les obstacles physiques à la migration formés par les ouvrages hydrauliques qui barrent transversalement la rivière. Leur modèle montre que la hauteur des ouvrages est le premier prédicteur de blocage des bassins versants aux migrateurs, ainsi que leur densité sur la distance entre la mer et les sites de frai. Cela explique aussi que les migrateurs étaient répandus en France en 1750 alors qu'il existait de l'ordre de 100 000 moulins à la fin de l'Ancien régime — mais des moulins à ouvrages de dimensions modestes et à gestion active. Pour autant, les chercheurs soulignent que la restauration de continuité écologique ne peut prendre les références passées comme critère des choix futurs: outre que les rivières ont changé au fil des siècles et que les bénéfices pour les migrateurs sont associés à des coûts pour la société, le changement climatique va modifier le régime des cours d'eau. 

Marie-Line Merg et ses collègues (INRAE, OFB, Université de Lorraine, UMS PatriNat) ont publié dans la revue PLoS ONE une étude historique sur les poissons migrateurs diadromes, présents sur les bassins français de 1750 à nos jours. Ces poissons ont un cycle de vie partagé entre deux milieux, eau douce et eau salée. Le travail des scientifiques a été nourri sur un éventail de sources historiques (archives publiques liées à la pêche et aux stocks de poissons, publications scientifiques et naturalistes anciennes, sources iconographiques), soit au total 165 documents. "Pour caractériser la distribution historique des espèces, nous nous sommes concentrés sur la période allant du milieu du 18e siècle au début du 20e siècle, expliquent les chercheurs. Nous avons choisi cette période parce que (1) elle fournissait beaucoup de données sur la distribution passée des poissons, contrairement aux périodes précédentes, et (2) elle était antérieure aux transformations majeures qui affectaient les rivières européennes (par exemple, la construction de grands barrages, pollution, canalisation fluviale à grande échelle). Étant donné que certaines données quantitatives spécifiques (par exemple, l'abondance, les frayères) étaient rarement disponibles, nous n'avons considéré que l'occurrence de l'espèce."

Sur un nombre total de 1948 sites, 1393 (71,5%) n'avaient ni données d'occurrence historiques ni données actuelles. La variation de présence des poissons migrateurs a donc été calculée pour 555 sites (29,5% de l'ensemble de données).

Treize espèces ont été analysées, regroupées en huit taxons car certaines espèces proches sont d'identification incertaine dans les archives: Esturgeon atlantique (Acipenser oxyrinchus), Esturgeon européen (Acipenser sturio), Grande alose (Alosa alosa), Alose feinte (Alosa fallax), Mulet lippu (Chelon labrosus, Mulet porc (Liza ramada), Lamproie fluviatile (Lampreta fluviatilis), Lamproie de mer (Petromyzon marinus), Saumon atlantique (Salmo salar), Truite de mer (Salmo trutta), Corégone (Coregonus oxyrinchus), Éperlan d'Europe (Osmerus eperlanus), Flet commun (Platichthys flesus).

Cette carte montre le nombre potentiel de rivières à poissons diadromes si l'on prend les données du milieu du 18e siècle comme référence de leur capacité d'expansion historiquement attestée.

Extrait de Merg et al 2020, art cit.

Les auteurs observent : "nous avons constaté que les poissons diadromes occupaient la plupart des principaux fleuves français il y a cent ans, illustrant la récente perte considérable d'espèces diadromes au niveau national. Les bassins de l'Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord ont présenté une richesse plus élevée que le bassin méditerranéen (par exemple le Rhône). Cela a confirmé ce que l'on sait des schémas de distribution historico-bio-géographiques des espèces diadromes. En comparant cette distribution passée avec les données actuelles sur les occurrences de taxons, nous avons quantifié le déclin des taxons diadromes et avons constaté que ce phénomène est très répandu. Ainsi, selon nos résultats, 45% des 555 sites d'étude, qui étaient autrefois habités par des poissons diadromes, ont actuellement perdu la totalité de leur assemblage diadromes. Parmi les huit taxons étudiés, cinq ont perdu plus de 50% de la longueur de rivière occupée il y a deux siècles en France. Ces observations concordent avec le déclin massif de ces espèces qui a été observé ailleurs en Europe ou dans l'est de l'Amérique du Nord."

Ce schéma montre la perte d'habitat des taxons (de gauche à droite : corégones, esturgeons, flets, aloses, salmonidés, lamproies, mulets, éperlans.

Extrait de Merg et al 2020, art cit.

Pour analyser la disparition des poissons migrateurs, les chercheurs ont construit un modèle prenant en compte des données morphologiques, chimiques, hydrologiques et en particulier la présence de barrages de diverses dimensions et diverses anciennetés sur les cours d'eau. Leur modèle montre que la hauteur et la densité des ouvrages hydrauliques sont deux prédicteurs forts du déclin des migrateurs :
"La présente étude a confirmé que la fragmentation des rivières (c'est-à-dire de la mer au site considéré) est une menace majeure pour les poissons diadromes. Dans notre modèle, les statistiques et la courbe de réponse associée à la hauteur maximale des barrières en aval suggèrent que la taille des barrières est le facteur qui exerce l'effet le plus fort et le plus net sur l'assemblage diadrome, conduisant à un impact majeur et systématique lorsque les barrages dépassent une dizaine de mètres. La densité des barrières contribue également à la dégradation des assemblages diadromes mais semble avoir un effet plus diffus et modéré que la taille des barrières en aval. Il reflète l'effet cumulatif potentiel des barrières. L'effet cumulatif des obstacles successifs, tels que les petits déversoirs ou les systèmes d'écluse, qui ne sont pas physiquement difficiles à franchir individuellement, peut causer des problèmes considérables aux poissons (par exemple, des retards, une réduction du succès de la migration, des blessures). Selon son taux de francissement, chaque barrière réduit la fraction de la communauté qui peut poursuivre sa migration. Même si la proportion de poissons coincés devant un obstacle donnée est faible, la succession d'obstacles à franchir peut conduire à une réduction drastique du nombre de poissons en fin de parcours."
Mais les auteurs remarquent également qu'au début de leur étude (milieu 18e siècle), il existait déjà des dizaines de milliers d'ouvrages (moulins, forges, étangs) apparus dès l'Antiquité et développés à partir du Moyen Âge :
"Les liens étroits observés entre la perte de poissons diadromes et la hauteur et la densité des barrières suggèrent que la construction de barrages a eu une contribution significative au déclin à long terme des poissons diadromes. Cependant, ce résultat soulève un certain paradoxe dans la mesure où une grande partie des barrières référencées dans la base de données ROE actuelle existaient probablement déjà lors des premières observations historiques de taxons diadromes. En Europe occidentale et particulièrement en France, l'aménagement des cours d'eau est vieux de plusieurs siècles et s'est considérablement développé dans la seconde moitié du Moyen Âge avec l'installation généralisée de moulins à eau sur la plupart des petits et moyens cours d'eau. Le nombre de moulins a été estimé à 100 000 le long des fleuves français au XIIIe siècle. Ce nombre est resté pratiquement inchangé jusqu'en 1809, date à laquelle leur utilisation a progressivement cessé au cours du 19e siècle. L'arrêt des activités de meunerie n'a cependant pas impliqué la disparition systématique des obstacles associés. La plupart des déversoirs et des barrages à faible hauteur actuels sont des héritages de constructions médiévales (voir par exemple Rouillard et al. pour le bassin de la Seine). Néanmoins, il semblerait que les changements induits au fil du temps concernant (1) la gestion de ces installations (par exemple l'arrêt de l'ouverture régulière des vannes auparavant nécessaires au bon fonctionnement et l'entretien des usines) et (2) leur modernisation (par exemple le renforcement, élévation des hauteurs, changement de conception) ont rendu leur passage plus difficile pour les poissons. Cependant, suite aux progrès techniques, la plupart des barrages de taille moyenne à grande ont été construits plus tard; c'est-à-dire (1) au cours du XIXe siècle avec le développement de la navigation intérieure et l'expansion industrielle, et (2) après la Seconde Guerre mondiale en conséquence du développement économique; par exemple, en France, 86% des grands barrages existants (soit égaux ou supérieurs à 15 m) ont été mis en service après 1930. Ainsi, la plupart des barrages moyens à grands, qui ont le plus d'impact sur les poissons diadromes selon nos résultats, ont été construits après la période au cours de laquelle la distribution historique des poissons diadromes a été décrite."

Marie-Line Merg et ses collègues ne notent pas d'effets notables des passes à poissons : "Malgré des situations contrastées (de 0 à 100% des barrières en aval équipées), le ratio de barrières avec passes à poissons n'a pas été retenu par notre modèle, soulignant ainsi la difficulté de quantifier l'effet atténuant des passes à poissons sur la perte de poissons diadromes. Ce résultat était inattendu étant donné que l'établissement de passes à poissons est une mesure largement soutenue pour restaurer la continuité de la rivière et les populations diadromes et que les preuves fondées sur l'observation appuient la relation entre la récupération en amont des poissons diadromes et la mise en place d'installations de franchissement de barrages."

Plusieurs causes sont possibles : certains passes anciennes (construites après les lois de 1865, 1919 ou 1984) sont connues pour être de conception non efficace, d'autres passes sont mal entretenues, beaucoup de dispositifs de franchissement ont été spécialisés pour certains poissons, notamment les salmonidés en raison de la demande de pêche, mais ne sont pas forcément adaptés à d'autres taxons.

Comment pourraient évoluer les migrateurs? Les auteurs de l'étude ont fait varier des paramètres de leur modèle pour en avoir une idée. Quatre scénarios ont été construits, dont le résultat est exprimé dans le graphique ci-dessous : (A) après suppression des barrières de plus de 10 m de hauteur (scénario 1), (B) après suppression des barrières entre 2 m et 10 m de hauteur (scénario 2), (C) après suppression des barrières sous 2 m de hauteur (scénario 3) et (D) réduction des altérations locales hydrologiques, morphologiques et de la qualité de l'eau (scénario 4). Le graphique montre la capacité de retour de migrateurs (absence vers le brun, retour vers le vert, taille du cercle réduction par rapport aux conditions initiales sans aucun scénario).


Extrait de Merg et al 2020, art cit.

Les auteurs observent : "Les deux scénarios qui prédisaient les réponses les plus substantielles et les plus répandues portaient sur la suppression des barrages de taille moyenne (2-10 m, scénario 2) ou de petite taille (hauteur <2 m, scénario 3). L'ampleur des réponses variait considérablement entre les deux scénarios et entre les bassins, probablement en fonction de l'historique des développements, de la nature et de l'emplacement des barrages et des déversoirs existants spécifiques à chaque bassin. Ainsi, les bassins Seine et Nord, dont les principales voies navigables ont été largement aménagées avec des équipements de navigation (ex: déversoirs, écluses) montrent des améliorations plus marquées avec le scénario 2, privilégiant les barrières de taille moyenne. A l'inverse, c'est lorsque les prélèvements se sont focalisés sur les barrières de petite taille (scénario 3) que les réponses sont les plus importantes pour le bassin de la Loire dont les axes principaux sont le plus souvent à écoulement libre, et pour les bassins côtiers Atlantique et Manche. Cela suggère que les mesures les plus efficaces pour restaurer la communauté diadromes sont susceptibles de varier considérablement d'un bassin à l'autre ou d'une région à l'autre."

La suppression des obstacles (par effacement ou par aménagement) ne va cependant pas sans conséquences qui obligent à mesurer les coûts en face des bénéfices, ainsi qu'à adapter à chaque bassin et chaque taxon:
"Globalement, les résultats des différents scénarios suggèrent qu'une amélioration à grande échelle des poissons diadromes (ex: assemblage sur tout le territoire français) nécessitera nécessairement des mesures à grande échelle pour améliorer la continuité fluviale sans les limiter aux plus grands barrages, mais aussi en tenant compte des plus petits obstacles dont l'effet cumulatif semble potentiellement très important. Les scénarios que nous avons mis en œuvre sont basés sur la suppression d'un nombre considérable de barrières mais sans tenir compte de leur coût et efficacité et de leurs éventuelles conséquences secondaires négatives (ex: perte de valeur patrimoniale et culturelle, impact économique et commercial, déstabilisation morphologique). Des approches plus raffinées examinant le rapport coût / efficacité pourraient permettre d'identifier des scénarios optimisés, adaptés à chaque bassin et limitant le nombre de barrages à supprimer tout en conservant une bonne efficacité de la récupération des espèces diadromes."
Enfin, dans leur conclusion, les auteurs soulignent qu'une politique de restauration des poissons migrateurs doit obligatoirement anticiper les effets du changement hydroclimatique, qui risque de rendre certains milieux passés et actuels impropres à héberger dans le futur des poissons pour le frai ou le grossissement:
"l'utilisation de l'occurrence passée des espèces pour établir des repères pour la restauration future soulève certaines questions, dans le contexte du changement climatique en cours. Les approches prospectives prédisent des changements significatifs dans les aires de répartition continentales des poissons diadromes en raison du réchauffement et des changements de régime hydrologique [105]. Ainsi, les bassins désormais habités par certaines espèces, en particulier les eaux froides, pourraient leur devenir inadaptés d'ici quelques décennies. Dans ce contexte et pour des restaurations efficaces et à long terme, les occurrences historiques d'espèces diadromes doivent être considérées comme un indicateur de rétablissement potentiel et non comme une liste fixe d'espèces définissant strictement les futurs objectifs de restauration."

Discussion
Concernant le modèle utilisé par le chercheurs, plusieurs remarques peuvent être faites:
  • les altérations morphologiques autres que les obstacles transversaux sont "à dire d'experts", ce qui est potentiellement faible (entre 1750 et nos jours, la morphologie des berges et des écoulements, notamment latéraux, a considérablement changé, même dans l'état présent il n'est pas évident d'attribuer des degrés d'artificalisation ni de périodiser ces changements, qui se sont accélérés entre 1950 et 1980 : recalibrage, curage, drainage, suppression d'annexes, colmatage de lits);
  • les données de qualité chimique (issues de la base Naïades) sont insuffisantes pour décrire la réalité des pollutions des rivières françaises, les relevés les plus fréquents (pour la DCE) ne concernant qu'une petite fraction des eutrophiants et polluants susceptibles d'affecter les espèces et leur réseau trophique;
  • concernant les obstacles, les descripteurs de la base ROE sont insuffisamment renseignés. Il manque le plus souvent la hauteur exacte de chute à différents débits, la description de franchissabilité latérale, l'âge de construction (ou reconstruction) des chaussées, seuils barrages, buses et autres.
  • la pression de pêche et braconnage est absente (pêche en rivière ou en estuaire et littoral), mais les auteurs reconnaissent ce point : "Étant donné que les données sur les captures fluviales et marines peuvent refléter uniquement l'état du stock et ne sont pas une preuve de surexploitation, tester l'implication des pêcheries dans le déclin des poissons diadromes est une tâche délicate. Pour cette raison et en raison d'un manque de données, nous n'avons pas inclus ces informations dans le modèle. Cependant, même si nous n'avons connaissance d'aucun cas dans lequel la surpêche a conduit directement à l'extinction des espèces, la surpêche peut avoir contribué au déclin de certaines populations diadromes. A titre d'exemple, en France, les esturgeons européens ont été massivement capturés pour le caviar jusqu'à l'interdiction de pêche en 1982, ce qui a certainement participé à la quasi-extinction de cette espèce."
Concernant l'occurence de migrateurs au 18e siècle malgré la présence de moulins en grand nombre (et d'étangs sans doute aussi nombreux), les auteurs font l'hypothèse qu'il aurait pu exister une "dette d'extinction", c'est-à-dire que l'effet de ces moulins aurait mis des siècles à s'exercer. On peut douter de cette explication ad hoc. La convergence des rehausses d'usines à eau et constructions de grands barrages, des pollutions de plus en plus importantes, des extractions d'eau et modification de lits, des changements hydriques et climatiques permet d'expliquer la tendance baissière des migrateurs entre 1750 et nos jours, sans qu'il soit besoin de faire intervenir un mécanisme supplémentaire et non démontré. Par ailleurs, les effets s'observent sur le temps de reproduction des individus qui composent les populations, soit de l'ordre de l'année à la décennie. On le voit dans les archives du 19e siècle quand des rehausses ou constructions de barrages entraînent très rapidement des plaintes à l'amont du fait de la disparition de certains poissons.  On le voit aussi avec les chutes rapides de populations d'anguilles ou d'aloses que l'on observe récemment (après les années 1980 et 2000 respectivement). Il est douteux que des ouvrages de retenues et de diversion apparus dès l'époque romaine, et ayant progressivement occupé tous les bassins médiévaux, aient eu un effet retard de plusieurs siècles. Le plus probable est que ces ouvrages de dimension modeste, limités au lit mineur, surversés et contournés en crue, n'ont pas été infranchissables pour la plupart. S'ils ont sans doute limité la densité maximale potentielle de migrateurs, ils n'ont pas engagé d'extinction avant l'arrivée de pressions plus fortes (y compris donc des barrages de plus grande taille ou de gestion différente). 

Plus largement, l'étude de Marie-Line Merg et de ses collègues nous amène aux réflexions suivantes :
  • si leur déclin est probablement millénaire, les grands migrateurs diadromes étaient encore présents sur nombre de bassins et jusqu'aux sources au milieu du 18e siècle, alors que les moulins étaient déjà 100 000 à cette époque, sans compter les étangs. Cela confirme que les ouvrages d'Ancien Régime et leur gestion permettaient la circulation des poissons;
  • la hauteur reste le premier prédicteur de blocage à la recolonisation des migrateurs, sur nombre de bassins la présence d'ouvrages non franchissables à tout débit de la rivière limitera le retour sur les têtes de bassin. La continuité écologique dogmatique consistant à détruire tout ouvrage sur des bassins versants est à réviser, car elle coûte en argent public et a d'autres effets négatifs sur la ressource en eau;
  • la conservation des grands migrateurs doit être repensée à un niveau raisonnable et non maximaliste, d'autant que les besoins de protection des milieux aquatiques et humides sont loin de se résumer à quelques espèces de poissons, même si celles-ci sont appréciés des pêcheurs. Outre les pollutions nombreuses affectant la qualité de l'eau, les ruptures de continuité latérale et l'incision des lits ont probablement eu des effets nettement plus importants sur la faune et la flore des cours d'eau et des rives que les ruptures de continuité longitudinale présentes depuis des siècles sous influence humaine. Pour ces dernières, il faut attendre des retours d'expérience sur les nouveaux dispositifs de franchissement des années 2010 (rampes rustiques, rivières de contournement) afin de vérifier que leur efficacité est supérieure à celle des anciennes passes à poissons du 20e siècle. Sur nombre de moulins en zones rurales, le retour à une gestion avisée peut déjà obtenir des résultats.
Les poissons migrateurs ont une probabilité quasi-nulle de retrouver ce qui fut leur expansion maximale au Holocène, car les rivières ont drastiquement évolué au fil des millénaires sous influence humaine; le changement hydroclimatique en cours et à venir va accentuer au 21e siècle le rythme de ce changement. La gestion de la rivière ne peut pas se faire au nom d'une naturalité passée qui serait posée comme guide de son état futur. Les politiques de conservation écologique doivent admettre diverses réalités non réversibles de l'Anthropocène, installé progressivement au fil des siècles, non entretenir la nostalgie d'une mythique rivière de jadis que nous pourrions restaurer.  Bien entendu, une gestion écologique active des rivières et plans d'eau est nécessaire. Mais elle doit se penser et se débattre comme création  de conditions favorables à la fois au vivant et à la société, non comme recréation d'une nature perdue. 


A lire sur ce thème

13/08/2020

Les lamproies marines victimes d'une prédation élevée, probablement par les silures (Boulêtreau et al 2020)

Dans les rivières Dordogne et Garonne, les lamproies marines subissent une baisse notable de population observée en vidéo-comptage depuis 10 ans. Quelle peut en être la cause? Une expérience de radio-suivi sur une cinquantaine d'individus adultes montre un taux très élevé de prédation, à 80%. Principal suspect en absence de loutres et de brochets: le silure, qui s'est installé dans les rivières ouest-européennes. Cette pression sur la lamproie marine s'ajoute à celle de la pêche commerciale, comme à d'autres plus anciennes.


Population remontante de lamproies aux stations de vidéo-comptage de la Dordogne et de la Garonne. On observe la chute au cours de la dernière décennie. Extrait de Boulêtreau et al 2020, art cit.

La lamproie marine (Petromyzon marinus) est une espèce anadrome qui migre dans les rivières pour atteindre les zones de frai. Son aire de répartition géographique s'étend des deux côtés de l'océan Atlantique Nord. Les populations les plus importantes sont observées dans les estuaires et fleuves d'Europe occidentale, notamment au Royaume-Uni, dans la péninsule ibérique et en France. Les deux principales populations de lamproie marine de France (les rivières Garonne et Dordogne) montrent des tendances préoccupantes à la baisse de migrations annuelles de lamproie, le nombre s'effondrant depuis la dernière décennie (image ci-dessus).

Trois campagnes de marquage et de suivi radiométrique, d'une durée de 25 à 50 jours, ont été réalisées par Stéphanie Boulêtreau et ses collègues: deux dans la Dordogne et une dans la Garonne. Le signal ID émis par le dispositif visait à identifier les poissons victimes de prédation.

Résultat : "À la fin de la session de suivi, 39 lamproies sur 49 (80%) ont été consommées, 2 sont restées vivantes, 1 a été perdue (car jamais détectée) et 7 ont un statut inconnu. (...) Les premiers événements de prédation se sont produits dans les 2 à 7 jours suivant la libération de la lamproie. Près de 50% des lamproies marquées (24/49) et 65% des lamproies à statut identifié (24/37) ont été consommées après 8 jours. Plus de 70% du total des lamproies ont été consommées après 18 jours de suivi. La plupart des lamproies consommées ont été détectées en amont du point de rejet; seules 2 lamproies ont été détectées en aval du point de rejet (...) Seules 4 lamproies sur 39 ont été détectées comme consommées à plus de 10 km du point de rejet."

Les auteurs ajoutent : "Bien que nous n'ayons pas réussi à confirmer l'identité exacte du prédateur, nous avons supposé que cette prédation était principalement due au silure. En dehors du silure, le seul autre prédateur dont les plus gros spécimens peuvent consommer la lamproie marine est le brochet, mais l'espèce est très rare dans les rivières étudiées (...) De nombreuses caractéristiques pourraient expliquer pourquoi la lamproie marine est fortement consommée par le silure européen pendant la migration de ponte. Les lamproies marines adultes en migration représentent une grande proie (longueur du corps> 85 cm) - par rapport à d'autres poissons généralement plus petits - qui peuvent satisfaire les besoins énergétiques des grands silures européens après une période de faible activité trophique. En Europe, la migration vers l'amont de la lamproie est stimulée par l'augmentation quotidienne de la température de l'eau au début du printemps, correspondant également à la reprise de l'activité du silure après l'hiver. Les principaux moments de l'activité du cycle quotidien sont également similaires pour les deux espèces. Les lamproies adultes entreprennent des migrations nocturnes, se déplaçant en amont dans les eaux douces principalement au crépuscule et l'obscurité et cherchant refuge avant l'aube. Bien que certains individus puissent synchroniser leur période d'alimentation autrement, le silure montre généralement des pics d'activité alimentaire la nuit. De plus, les lamproies sont de mauvais nageurs avec de faibles capacités de propulsion".

Enfin, les auteurs remarquent : "Cette cause de mortalité ajoute à la mortalité par pêche, le système Garonne-Dordogne hébergeant la plus grande pêcherie commerciale de lamproie marine d'Europe. En effet, entre 50 000 et 90 000 lamproies marines sont déclarées comme capturées par les pêcheurs en amont de la zone étudiée chaque année. Les lamproies qui réussissent à échapper à la pêche doivent donc faire face à un risque de prédation massif pour rejoindre la zone de frai du système Garonne-Dordogne."

Référence : Boulêtreau S et al (2020), High predation of native sea lamprey during spawning migration, Sci Rep, 10, 6122

06/07/2020

Le rôle historique des pollutions chimiques dans le blocage des poissons migrateurs de la Seine (Le Pichon et al 2020)

Attention une discontinuité peut en cacher une autre! Si certaines barrières physiques bloquent des poissons migrateurs à capacité insuffisante de nage et de saut pour les franchir, il en va de même avec des barrières de pollution chimique. Dans une étude passionnante d'histoire environnementale, des chercheurs français montrent que dans la seconde moitié du 20e siècle, la Seine était tellement polluée et pauvre en oxygène à l'aval de Paris que le parcours remontant des saumons, aloses et lamproies depuis l'estuaire était de toute façon compromis, d'autant que les barrages de navigation avaient des passes à poissons peu fonctionnelles. L'amélioration de la qualité de l'eau et la construction de nouvelles générations de passes à poissons permettent aujourd'hui le retour (encore timide) de migrateurs. Une bonne nouvelle, mais aussi une sérieuse relativisation de l'impact des ouvrages, surtout les petits ouvrages de l'hydraulique ancienne qui n'empêchaient pas la présence de migrateurs en amont de Paris, jusqu'au 19e siècle. En Seine-Normandie comme ailleurs, une eau de qualité doit être le premier objectif pour les humains, pour les poissons migrateurs comme pour le reste du vivant. 



La Seine de Paris à la mer, zone étudiée par les scientifiques, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit. 

Céline Le Pichon et ses collègues (INRAE laboratoire Hycar, Sorbonne Université unité Metis), dont nous avions déjà recensé des travaux, s'intéressent à l'histoire de la continuité physique et chimique dans le bassin de la Seine. Leur travail, fondé sur l'exploration des archives des poissons migrateurs et la modélisation, aboutit à des observations particulièrement intéressantes.

En voici le résumé :

"Pour comprendre le sort à long terme des assemblages de poissons dans le contexte du changement global et pour concevoir des mesures efficaces de restauration dans la gestion des rivières, il est essentiel de considérer la composante historique de ces écosystèmes. Le bassin de la Seine, impacté par l'homme, est un cas pertinent qui a connu l'extinction des poissons diadromes au cours des deux derniers siècles et a récemment assisté à la recolonisation de certaines espèces. Un enjeu clé est de comprendre l'évolution historique de l'accessibilité de l'habitat pour ces espèces migratrices. 

Grâce à la disponibilité unique de sources historiques, principalement manuscrites de plusieurs types (projets d'ingénierie fluviale, cartes de navigation, bases de données papier sur l'oxygène, etc.), nous avons documenté et intégré, dans une base de données associée à un système d'information géographique, les modifications des barrières physiques et chimiques dans la Seine de la mer à Paris pour trois périodes (années 1900, 1970 et 2010). L'impact potentiel de ces changements sur les parcours de trois espèces migratrices qui ont des comportements migratoires différents - le saumon de l'Atlantique, l'alose et la lamproie marine - a été évalué par modélisation de la connectivité écologique, en utilisant une approche au moindre coût qui intègre la distance, les coûts et les risques liés aux obstacles. 

Nous avons constaté que l'accessibilité était contrastée entre les espèces, soulignant le rôle crucial du type de migration, de la période et du niveau de tolérance aux faibles valeurs d'oxygène dissous. La plus grande perturbation de la connectivité écologique était visible dans les années 1970, lorsque les effets de grandes zones hypoxiques étaient aggravés par ceux des déversoirs de navigation infranchissables (c.-à-d. sans passes à poissons). Étant donné que l'approche a révélé la contribution relative des barrières physiques et chimiques à la connectivité fonctionnelle globale, elle peut constituer un travail modèle pour évaluer le fonctionnement des grands écosystèmes fluviaux."

En 1850, les poissons migrateurs remontaient encore jusqu'assez haut dans les bassins de la Cure, de l'Aisne ou de la Marne. Cette carte montre les zones concernées en 1850 (bleu) et celles reconquises en 2018.


Extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.

Pour rendre la Seine navigable, rehausser son cours par rapport au lit, des barrages ont été construits à partir du 19e siècle, soit avec des systèmes à aiguilles pour les plus anciens, soit avec des vannes et écluses pour les plus récents. Au total, cela représente environ 25 m de chute aménagée entre Paris et l'estuaire. Il y avait 10 ouvrages en 1900, réduits à 7 par la suite. La plupart de ces ouvrages ont été aménagés avec des passes dès le début du 20e siècle, qui ont été modernisées entre 1991 et 2017. Les premières passes n'étaient pas forcément fonctionnelles par rapport aux capacités des poissons concernés.

Ce schéma indique l'évolution des barrières physique (barrages de navigation et régulation, avec une centrale hydro-électrique) de la Seine entre 1900 et aujourd'hui, ainsi que leurs dispositifs de franchissement, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.



Lors de leur installation au 19e siècle, ces barrières physiques sans système de franchissement pour les poissons ont entraîné un déclin des migrateurs, comme le rappellent les chercheurs : "Au cours de la période 1850–1881, les déversoirs Martot et Amfreville / Poses les plus en aval (hauteur cumulée de 6,8 m sur 20 km seulement) sont connus pour avoir eu un impact majeur en réduisant l'accessibilité d'une grande partie du bassin. La construction des 12 premiers déversoirs de navigation (1846-1869), le retard de la plupart des constructions d'échelles à poisson (1880-1903) et leur faible efficacité ont conduit à l'effondrement des stocks de saumon de l'Atlantique dans les années 1900 et à la disparition de l'alose dans les années 1920".

Mais les barrières physiques ne sont pas tout. La migration demande des eaux de qualité, notamment en terme d'oxygène dissout (DO). Les seuils de 3, 4 et 6 mg/l sont considérés comme critique pour respectivement la lamproie, l'alose et le saumon. Cette mesure a été faite sur la Seine à partir de 1871 par le département chimique de l'Observatoire de Montsouris (22 stations de Paris à Rouen), puis par l'Agence de l'eau à compter de 1964 (41 stations de Paris à Honfleur). Or, suite aux pollutions massives ayant accompagné les 30 glorieuses et notamment les phase d'eutrophisation par phosphates et nitrates non traités, la qualité chimique de la Seine a été lourdement altérée.

Dans les années 1970, une large proportion des tronçons aval de la Seine formait ainsi des barrières chimiques. Cette infographie montre les niveaux à 2 périodes, avec l'exemple (en bas) des blocages du saumon par hypoxie dans les années 1970, extrait de Le Pichon et al 2020, art cit.



Les chercheurs rappellent cette période : "La perturbation cumulative de la connectivité écologique la plus élevée a été observée dans les années 1970 en raison du boom de l'après-guerre avec une période de forte industrialisation. La barrière chimique à longue distance dans l'estuaire de la Seine (et bien d'autres le long de la rivière) a concouru à la rénovation et à l'élévation des barrages sans passes à poissons, expliquant ainsi ce résultat. Le très faible niveau d'OD dans l'estuaire de la Seine était principalement lié aux apports de son bassin versant amont. Dans les années 1970, plus de la moitié des eaux usées produites par Paris étaient rejetées dans la Seine sans traitement. Des affluents comme l'Oise ne jouent plus le rôle de réoxygénation de la Seine. La modification de la qualité de l'eau était telle que l'extinction des espèces était considérée comme irréversible et l'idée de maintenir et de reconstruire les passes à poissons était abandonnée."

La continuité physique et chimique s'est aujourd'hui améliorée pour les saumons, aloses et lamproies. Comme l'observent Céline Le Pichon et ses collègues : "Dans les années 2010, des conditions d'oxygénation favorables ont été observées pour les trois espèces, et toutes les périodes de migration parallèlement à la construction d'une nouvelle génération de passes à poissons efficaces. Nos résultats confirment la tendance récente à l'absence de nouvelles périodes anoxiques longues dans la Seine et son estuaire depuis 2007 [61], conséquence des progrès réalisés dans les années 1990 en matière de traitement des eaux usées suite à la loi sur l'eau (1964). Dans le même temps, la loi sur la pêche de 1984 a relancé la construction de passages à poissons. Les «contrats de retour aux sources», qui proposaient les premiers plans de gestion des poissons migrateurs, ont été mis en place, et plusieurs associations de poissons migrateurs dans les bassins fluviaux français ont été créées. Dans ce contexte, une étude a défini la stratégie de retour du saumon atlantique sur la Seine au début des années 1990 [74], et le premier passage à poissons de Poses a été construit en 1991. La DCE de l'Union européenne et le Plan national pour la continuité écologique (2010) vient conforter ce tournant, et le renouvellement de la construction des passes à poissons s'est déployé lors de la récente rénovation des barrages de navigation. L'amélioration récente de l'accessibilité des voies de migration a très récemment conduit à la recolonisation spontanée de la Seine par des individus d'espèces de poissons migrateurs."

Les chercheurs concluent à la nécessité de développer des modèles historiques des bassins versants, dans lesquels la question climatique devra être prise en compte: "Un enjeu important pour la gestion durable des bassins fluviaux en Europe est d'intégrer les futurs scénarios de changement global. Le changement climatique aura des effets importants sur le bassin de la Seine, notamment en modifiant son régime d'écoulement. Cela affectera à son tour la future connectivité écologique des espèces qui recolonisent maintenant le bassin de la Seine. Par conséquent, la modélisation de ces effets est importante pour guider les futures actions de gestion. Les projections de la répartition des espèces en Europe et les scénarios d'évolution de la température dans le bassin de la Seine suggèrent la dimension favorable potentielle du bassin pour les aloses mais décroissante pour les salmonidés. Dans ce contexte, la priorisation des efforts de restauration de la connectivité écologique pourrait également consister à privilégier les affluents plus frais et les parties amont de la Seine, de l'Oise et de la Marne."

Discussion
Ce travail de recherche confirme les observations faites par de nombreux riverains âgés que nous avons interrogés, et qui situent tous le tournant de dégradation des eaux vers les années 1960-1970, sans lien particulier à des ouvrages en rivière (en tête de bassin), mais en lien direct avec les 30 glorieuses, les changements agricoles (mécanisation, engrais, début des pesticides), la consommation et la production de masse de nombreux produits incluant des composés de synthèse (voir les travaux sur la "grande accélération" de l'Anthropocène). Des travaux précurseurs menés vers cette même époque par des hydrobiologistes de tête de bassin versant, comme Jean Verneaux en Franche Comté, avaient aussi pointé en direction des dégradations chimiques pour expliquer la chute des taxons polluo-sensibles de poissons et d'insectes, même non migrateurs. Le rôle majeur des pollutions apparaît encore dans les analyses récentes d'hydro-écologie quantitative, qui placent les polluants et les usages des bassins versants en tête des facteurs explicatifs de baisse de qualité biologique des eaux (voir cette synthèse)

La position défendue par les associations de riverains sur ce sujet est donc confortée :

  • traiter en priorité les pollutions chimiques et physico-chimiques afin d'avoir des eaux et des sédiments de qualité (mais aussi de respecter nos obligations européennes),
  • assurer la ressource quantitative en eau, qui va être sous pression du climat, des usages et de la démographie des bassins versants,
  • traiter les ouvrages hydrauliques au cas par cas, sur des rivières à espèces migratrices avérées à l'aval et avec zone amont propices à la reproduction, en choisissant des solutions "douces" et efficaces de franchissement, 
  • mener cette politique de manière raisonnable et ciblée, car les poissons migrateurs sont loin de résumer toute la biodiversité aquatique, ne pourront probablement pas retrouver toute leur expansion passée et ne doivent pas absorber des fonds publics disproportionnés alors que l'écologie de la conservation a de nombreux autres enjeux.

Référence : Le Pichon C et al (2020 ), Historical changes in the ecological connectivity of the Seine river for fish: A Focus on physical and chemical barriers since the Mid-19th Century, Water, 12, 1352

06/03/2020

Bilan très mitigé de 40 ans de politique publique pour les poissons migrateurs (Legrand et al 2020)

Une publication vient de faire la synthèse du comptage des poissons migrateurs sur plus de 30 ans (1983-2017) et 43 points de mesure en France. Il en résulte un bilan très mitigé : une majorité de stations n'ont aucune tendance significative, plusieurs espèces sont en déclin comme les aloses ou les lamproies marines, d'autres comme les saumons atlantique n'ont pas de gain global malgré de lourds investissements publics et privés depuis les premiers plans des années 1970. Anguilles et truites s'en sortent un peu mieux en moyenne, mais sur certains bassins seulement. Aucune association significative n'est trouvée avec la continuité écologique, l'alevinage de soutien d'effectif ou la pêche commerciale. Cette politique des poissons migrateurs, manquant à démontrer ses résultats, est par ailleurs devenue conflictuelle depuis que ses tenants ont engagé dans les années 2000 une vaste campagne de destruction par contrainte des moulins, étangs, barrages. Il est temps de demander aux parlementaires un audit de ces choix publics et de redéfinir les priorités. Les poissons migrateurs ne sont qu'un enjeu parmi bien d'autres pour l'avenir de l'eau, de ses usages et de ses milieux en France. Et les perceptions des années 2020 ne sont plus forcément celles qui avaient prévalu au 20e siècle, quand les migrateurs sont venus au centre de l'attention en biodiversité.  Une logique de conservation de ces migrateurs ciblée sur des bassins à bon potentiel paraît préférable à la dépense diffuse observée depuis 15 ans. 

Dix-huit auteurs travaillant pour des fédérations de pêche, des associations migrateurs (LOGRAMI, MIGRADOUR, MIGADO, NGM, BGM, ASR) et des institutions (AFB-Office de la biodiversité, INRA, plusieurs EPTB) viennent de publier une synthèse sur les tendances 1983-2017 dans 43 stations de comptage des poissons migrateurs en France.

Voici le résumé de leurs travaux :

Tendances contrastées entre les espèces et les bassins versants dans les comptages de poissons amphihalins au cours des 30 dernières années en France. Le déclin et l’effondrement des populations ont été signalés pour un large éventail de taxons. Les poissons amphihalins migrent entre les eaux douces et la mer, et subissent de nombreuses pressions anthropiques au cours de leur cycle de vie complexe. En dépit de leur intérêt écologique, culturel et économique, les poissons amphihalins sont en déclin depuis des décennies dans de nombreuses régions du monde. Dans cette étude, nous avons étudié l’évolution des comptages de cinq taxons amphihalins en France sur une période de 30 ans en utilisant les données de 43 stations de comptage situées dans 29 rivières et 18 bassins versants. Notre hypothèse est que les comptages de ces espèces ont évolué de manière contrastée entre les bassins versants. Nous avons également testé l’effet de cinq facteurs susceptibles de contribuer aux tendances observées : le bassin versant, la latitude, la présence de pêcheries commerciales, l’amélioration de la continuité écologique et la présence d’un programme de déversement pour le saumon. Nous avons trouvé des tendances contrastées dans les comptages de poissons entre les espèces à l’échelle nationale, certains taxons étant en augmentation (Anguilla anguilla et Salmo trutta), certains ne montrant qu’une légère augmentation (Salmo salar) et d’autres étant en déclin (Alosa spp. et Petromyzon marinus). Pour chaque taxon, à l’exception d’Anguilla anguilla, nous avons mis en évidence un effet bassin versant important indiquant des tendances contrastées entre les bassins ou les stations de comptage. Cependant, nous n’avons trouvé aucun effet significatif des caractéristiques du bassin versant pour aucun des taxons étudiés.

Les 43 stations de comptage :



Cliquer pour agrandir, extrait de Legrand et al 2020, art cit.

Les schémas ci-après montrent les tendances des 5 espèces (saumon Salmo salar, truite Salmo trutta, anguille Anguilla anguilla, alose Alosa spp, lamproie marine  Petromyzon marinus). A noter : les barres indiquent les intervalles de confiance à 95%, seuls les relevés dont les barres à IC 95% ne croisent pas la tendance nulle sont réellement significatifs. En souligné losange gris, un effet bassin versant. En losange noir, taille d'effet moyen.


Cliquer pour agrandir, extrait de Legrand et al 2020, art cit.


Pour les tendances globales, les auteurs notent: "Alosa spp. [les aloses] était le taxon dont les comptages ont le plus changé au cours de la période. Ce taxon a montré une nette tendance à la baisse en France (c'est-à-dire une variation en pourcentage dans le temps entre les première et dernière cinq années de suivi de 96,4%). Les dénombrements annuels de Petromyzon marinus [lamproie marine] ont également diminué au fil du temps, mais dans une moindre mesure que pour Alosa spp. (c'est-à-dire un pourcentage de variation dans le temps de 80,3%). Salmo salar [saumon atlantique] a montré des fluctuations des dénombrements entre les années mais aucune tendance claire sur la période étudiée en France (soit un pourcentage de variation dans le temps de 9,2%). Enfin, les dénombrements d'Anguilla anguilla [anguille] et de Salmo trutta [truite] ont augmenté (c'est-à-dire un pourcentage de variation dans le temps de 55,4% et 72%, respectivement), surtout après 2005."

Au niveau des bassins versants :
  • 53% des bassins à lamproies ont une tendance significative (42% à la baisse)
  • 35% des bassins à anguilles ont une tendance significative (22% à la baisse, 13% à la hausse)
  • 33% des bassins à lamproies marines ont une tendance significative (moitié en baisse, moitié en hausse)
  • 35% des bassins à saumons ont une tendance significative (20% en hausse, 14% en baisse)
  • 41% des bassins à truite ont une tendance significative (22% en hausse, 19% en baisse)

Discussion
Les auteurs affirment que leur hypothèse de travail était celle d'une évolution contrastée, en raison de la diversité des bassins versants et de la dépendance au bassin de certaines montaisons des poissons migrateurs diadromes (le fait que des espèces ont un retour ciblé sur des lieux de ponte ou de grossissement, le homing, et non une expansion opportuniste dans le réseau hydrographique). Ce n'est pas l'hypothèse que nous aurions retenue.

En effet, les premiers plans saumons et migrateurs datent des années 1970 en France. En 1984, la loi sur la pêche a créé les rivières "échelles à poissons" classées au titre du franchissement des migrateurs, dispositif qui sera repris et renforcé par la loi sur l'eau de 2006 (continuité écologique). Les fédérations de pêche, puis dans les années 1990 les associations de gestion des migrateurs agréées en PLAGEPOMI et COGEPOMI ont reçu des aides publiques constantes pour travailler sur cette question.  Tout au long de cette période, et singulièrement au cours des 15 dernières années, des opérations de destructions de seuils et barrages en rivière ont été menées, ainsi que d'équipement systématique de passes à poissons et de protection de dévalaison. Des campagnes de capture et transport ont été organisées, ainsi que des élevages piscicoles et alevinages. L'investissement public et privé dépasse sans doute le milliard d'euros en 40 ans, pour un sujet très ciblé qui est bien loin d'épuiser l'ensemble des enjeux de l'eau et de l'écologie aquatique.

Face à cet effort massif, qui a été mené sur tous les bassins suivis dans ce travail (Adour-Nives, Garonne-Dordogne, Loire-Allier, côtier normand, Rhin), l'hypothèse logiquement retenue aurait donc dû être d'en observer un effet notable : on ne mène pas 40 ans de politique publique sur un sujet spécialisé sans avoir la conviction de bien comprendre les causes des problèmes et d'être en mesure de leur apporter les bonnes solutions. Manifestement, ce n'est pas le cas. Les liens avec la restauration de continuité écologique et avec le soutien par alevinage ne peuvent être clairement établis à date, pas plus que les pêches commerciales et la latitude (ces deux derniers signalant un effet dans la phase océanique des migrateurs, ainsi que du réchauffement). Les auteurs préviennent que "cette découverte inattendue ne reflète pas nécessairement un manque d'effet de ces facteurs mais plutôt un manque de données précises". Ce point n'est évidemment pas satisfaisant, car une politique rigoureuse de suivi des poissons migrateurs aurait dû intégrer la collecte et la bancarisation du suivi de tous les paramètres pertinents. On ne peut s'entendre dire en 2020 que l'on ne dispose pas des données sur les effacements d'ouvrage, sur les alevinages ou sur les captures accidentelles de pêche, alors que l'on paie précisément des choix publics sur ce sujet (par exemple plusieurs dizaines à centaines de millions € par an dans les programmes des agences de l'eau). Cela confirme plutôt l'observation faite ailleurs: on a généralisé des politiques publiques de biodiversité avant de faire des bilans scientifiques rigoureux sur des bassins témoins. 

La tendance usuelle des politiques publiques ayant des résultats mitigés est de dire "nous manquons de moyens pour aller encore plus loin". Ce n'est pas satisfaisant de raisonner ainsi : les moyens sont toujours limités, les priorités sont nécessaires.

Les choix de restauration des rivières en vue de les optimiser pour le retour des poissons migrateurs ont engagé des coûts économiques, mais aussi des options très contestées socialement, en particulier la destruction du patrimoine hydraulique ancien et des paysages aménagés de la rivière. Les effets secondaires indésirables n'en sont pas correctement mesurés, car la rivière modifiée par l'humain depuis des siècles a désormais d'autres peuplements faune-flore et d'autres régimes hydriques que ceux prévalant à l'époque où les migrateurs y étaient nombreux. En la matière, il ne faut pas seulement vérifier ce que l'on gagne, mais aussi compter ce que l'on perd (en eau et milieu d'eau des retenues et des biefs, en biomasse et biodiversité d'espèces acquises au fil du temps, en effet indirect sur le reste des équilibres trophiques locaux, au-delà des poissons). L'objectif ne peut manifestement pas être de détruire tous les seuils et barrages, comme certains paraissent l'avoir conçu dans les années 2000, surtout pas si 40 ans d'investissements donnent un bilan mitigé.

La question se pose aussi des facteurs négligés. La pollution chimique, qui a très fortement crû après 1945, a un effet mal estimé dans les fleuves et estuaires. Le changement climatique est lui aussi mal évalué, tant dans la phase océanique que dans la phase continentale du cycle de vie des migrateurs. Les usages de sols ne sont pas à négliger non plus, puisque les frayères des migrateurs dépendent aussi de la qualité des substrats, elle-même en lien à l'érosion et aux débits. Idem pour l'usage quantitatif de la ressource, en lien à la démographie et à l'économie. Qu'en sera-il de tous ces facteurs en 2050? En 2100? Devons-nous continuer à financer des politiques dédiées à quelques espèces de poissons si leur probabilité de retour massif est faible? Faut-il concentrer l'effort sur quelques rivières ciblées servant de réservoirs biologiques (ce qui nous paraît logque) au lieu de l'actuelle intervention diffuse, y compris dans des têtes de bassin où les migrateurs sont loin de revenir?

Ces questions attendent des réponses. Nous invitons les riverains à les poser aussi aux parlementaires, en leur présentant ces résultats, car les choix de dépense d'argent public en écologie intéressent tous les citoyens. Les besoins de l'eau sont très nombreux, les fonds sont rares.

Référence : Legrand M et al (2020), Contrasting trends between species and catchments in diadromous fish counts over the last 30 years in France, Knowl. Manag. Aquat. Ecosyst., 421, 7

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10/11/2018

20 ans après la destruction du barrage de Maisons-Rouges, où en sont les grands migrateurs de la Vienne et de la Creuse?

La destruction du barrage de Maisons-Rouges sur la Vienne a libéré tous les obstacles entre la mer et les stations de comptage de Châtellerault (Vienne) et de Descartes (Creuse). Les quatorze années (Vienne) et onze années (Creuse) de suivi des migrateurs montrent des résultats inégaux, faibles pour le saumon et catastrophiques pour l'alose, avec une tendance déclinante pour la majorité des espèces sur les données et la période  disponibles. Ce qui pose diverses questions : d'où viennent au juste ces tendances? Correspondent-elles aux anticipations de gestionnaire? Que nous savons-nous réellement des déterminants d'abondance des populations piscicoles? Combien veut-on dépenser au juste sur les 100.000 obstacles que comptent les rivières françaises, pour quels services rendus à la société?

Malgré une forte opposition locale, le barrage de Maisons Rouges sur la Vienne, non loin de la confluence avec la Creuse, a été détruit en 1998 dans le cadre du Plan Loire Grands Migrateurs. A l'époque, le coût était de 12 millions de francs (2,6 millions € actuels). Les promoteurs de cette destruction (notamment les fédérations de pêche d'Indre-et-Loire et de la Vienne, le Conseil supérieur de la pêche, l'Union nationale des pécheurs, TOS (association Truite, ombre, saumon), Loire vivante) ont mis en avant le potentiel de recolonisation de la Vienne et de la Creuse par le saumon, alors disparu, l'alose, la lamproie marine, l'anguille.

La station de comptage du barrage de Châtellerault est située sur la Vienne à 270 km de l’estuaire de la Loire, en service depuis 2004. Ce barrage est devenu suite à l’arasement de Maisons-Rouges, le premier ouvrage depuis la mer pour les poissons migrateurs.

L'image ci-dessous montre le comptage de quatre espèces migratrices depuis 2004 sur la Vienne à Châtellerault.


On observe notamment :

  • les très faibles quantités de saumons (moins de 10 individus en général),
  • le déclin catastrophique des aloses,
  • la faible et inégale remontée des lamproies et des anguilles.

La station de comptage du barrage de Descartes se situe sur la Creuse à 260 km de l’estuaire de la Loire, en service depuis 2007. C’est le premier obstacle à la mer sur la Creuse, depuis la fin de Maisons-Rouges.

L'image ci-dessous montre le comptage de trois espèces migratrices depuis 2007 sur la Creuse à Descartes.


On observe notamment

  • les faibles quantités de saumons (autour de 100),
  • le déclin catastrophique des aloses,
  • les quantités inégales, souvent faibles et tendanciellement déclinantes de lamproies marines.

Ces données montrent donc un effet faible pour le saumon, un échec pour l'alose, un succès relatif pour l'anguille et les lamproies, avec des tendances sur 15 ans qui sont déclinantes pour la majorité des espèces. On constate qu'il existe une forte variabilité inter-annuelle, qui n'est plus explicable par la discontinuité en long depuis l'effacement de Maisons-Rouges.

Plusieurs questions se posent pour les gestionnaires :

  • quels étaient les chiffres anticipés dans les années 1990 pour les grands migrateurs de la Vienne et de la Creuse, et ces chiffres sont-ils atteints ?
  • quel a été le coût total des aménagements engagés sur ces axes, depuis les premiers plans migrateurs du milieu des années 1970?
  • pourquoi a-t-on des résultats très inégaux, et mauvais pour certaines espèces?
  • avant de continuer à dépenser des sommes importantes et d'induire des nuisances sociales sur les effacements d'ouvrages hydrauliques, n'est-il pas opportun d'avoir de bonnes explications et des capacités prédictives solides sur les variations des populations de poissons?
  • les services rendus à la société par les grands migrateurs justifient-ils une politique de restauration tous azimuts pour ces espèces spécialisées? 
On aimerait avoir une discussions transparente de ces points, au lieu de l'actuelle autosatisfaction du gestionnaire public martelant la supposée nécessité d'une course en avant sans réel retour critique sur sa politique de restauration de rivière

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