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08/12/2021
D'eau et de feu, comment l'énergie hydraulique industrialisa la France (Benoit 2020)
07/11/2021
Si les truites pouvaient parler (Potherat 2021)
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18/10/2020
Comment la conservation de la biodiversité et l'éloge de la nature sauvage justifient des persécutions de populations: le réquisitoire de Guillaume Blanc
Dans son livre sur le "colonialisme vert", le chercheur Guillaume Blanc montre comment l'invention coloniale d'une nature sauvage africaine a justifié la création de parcs nationaux de chasse, puis de conservation écologique, avec à la clé l'expulsion des paysans qui vivaient sur ces terres, parfois des persécutions plus brutales. Le cas n'est pas isolé à l'Afrique, les "réfugiés de la conservation" se comptent par millions partout où l'on a décrété que l'humain devait disparaître d'espaces quasi-entièrement dédiés à une nature restituée à la vie sauvage... et au tourisme international surtout venu des pays (et citoyens) très pollueurs! Ce problème appartient à l'histoire sombre du colonialisme et post-colonialisme, mais il se pose partout là où des pouvoirs publics décident de réprimer ou exclure des personnes au nom d'une certaine vision de la nature sauvage sans l'homme. Sous une forme certes bien plus pacifique, du moins pour le moment, nous avons par exemple constaté en France que l'écologie de la rivière sauvage sans humain commence à exercer des pressions pour faire disparaître des biens et des usages. A l'heure où certains intellectuels et certaines ONG appellent à renforcer cette tendance pour reconnaître des droits à la nature qui permettraient de supprimer des droits humains, nous demandons donc à nos élus d'engager un débat démocratique de fond. Si l'horizon était de faire des campagnes des zoos pour éco-touristes urbains, la situation ne serait pas plus apaisée en France qu'en Afrique...
Guillaume Blanc est maître de conférences à l'université Rennes 2, chercheur associé au Centre Alexandre Koyré et à LAM (Les Afriques dans le Monde, Sciences po Bordeaux), Université Bordeaux Montaigne. Dans son livre venant de paraître, L'invention du colonialisme vert, le chercheur met en avant une dimension très sombre de l'histoire, mais aussi de l'actualité de la conservation de la biodiversité dans certaines régions du monde.
Le livre noir du colonialisme vert
Le livre de Guillaume Blanc explore particulièrement l'histoire de la conservation en Ethiopie et en Afrique. Il montre divers aspects de cette problématique, dont voici quelques éléments essentiels :
- les administrateurs coloniaux ont créé de toutes pièces dans la première partie du 20e siècle le mythe d'une vaste nature sauvage en Afrique (alors que les paysages rencontrés par ces colons étaient déjà le fait de transformations humaines), puis ils ont rapidement mis en avant le spectre malthusien d'une Afrique qui menace cette nature sauvage en la surexploitant (alors que les paysans africains ne diffèrent guère des paysans de toutes les régions du monde, y compris ce que firent les paysans européens depuis le néolithique);
- toute une culture occidentale a véhiculé le mythe d'un continent presqu'exclusivement naturel (romans comme Les racines du ciel de Romain Gary jusqu’à Out of Africa ; magazines et guides tels que le National Geographic ou le Lonely Planet ; films comme le Roi Lion, etc.).
- la création de réserves sauvages sur le modèle des parcs nationaux des Etats-Unis (ayant pour certains entraîné des confiscations de terre et expulsions d'Indiens ne collant pas dans le décor "sauvage") a été choisie, avec un double processus d'exclusion des populations locales en agriculture vivrière et de valorisation internationale, y compris par la chasse pour de riches touristes;
- les instances de conservation écologique et gestion durable (WWF, UICN, FAO, Unesco) sont nées dans la phase coloniale comme une réflexion occidentale sur la manière de conserver la nature en Afrique (et ailleurs), elles ont validé et parfois même repris la critique de la dégradation africaine des milieux, parfois sur des bases factuelles médiocres, incomplètes voire trompeuses;
- même dans des pays non colonisés (cas de l'Ethiopie étudiée par l'auteur), les régimes nationaux mis en place après-guerre ont cherché à valoriser leurs territoires en lien avec les ONG et instances internationales de la conservation, tout en mettant au pas (souvent par des gouvernances brutales et autoritaires) les populations récalcitrantes. La nationalisation de la protection de la nature comme patrimoine est l'occasion de mettre la pression sur les minorités. Les montagnes éthiopiennes du Simien, très étudiées par l'auteur, ont été le théâtre d'expulsion à répétition;
- le cas éthiopien n’est pas une exception. "L’Afrique compte environ 350 parcs nationaux et au 20e siècle, on estime que plus d’un million de personnes en ont été expulsées pour faire place à l’animal, à la forêt ou à la savane" (les "réfugiés de la conservation");
- le ton a changé à compter des années 1980 et l'on parle d'une "gestion communautaire" de la nature sauvage, mais dans la réalité la présence humaine devient très vite contradictoire avec l'objectif de naturalité maximale. En 2016 encore, l’Éthiopie a accepté d’expulser 2 500 cultivateurs et bergers qui vivaient au cœur du parc national du Simien. Parfois dans d'autres parcs africains, les éco-gardes organisés en milices privées et financées par des ONG occidentales abattent les habitants coupables de pénétrer dans un parc pour chasser du petit gibier en temps de disette;
- tout au long du processus dans le Simien, les experts couvrent le discours néo-colonial. L'argument-massue en Ethiopie est la disparition imminente du Walia ibex, bouquetin grâce auquel le Simien est connu. En 1963, Leslie Brown compte 150 walia dans le parc. Depuis ce premier recensement, la population d’ibex augmente de façon constante, sauf lors des famines meurtrières (1973 et 1985), où cet animal au goût médiocre et difficile à attraper est chassé pour survivre. Pourtant, à chaque rapport et malgré la hausse démographique, les experts en conservation affirment que la situation est grave et demandent une intensification des efforts. "En Afrique comme en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, le discours expert est uniforme : la protection de tous (l’humanité) nécessite parfois le sacrifice de certains (les habitants)" souligne l'auteur.
Guillaume Blanc fait observer le paradoxe : le même Occident dont la société de consommation et de croissance est à l'origine de dégradations innombrables des milieux fait la leçon aux autochtones d'Afrique et d'ailleurs qui vivent d'une économie extensive plutôt sobre. La "nature sauvage" a aussi été un alibi de ce double discours : préserver des vitrines d'espaces naturels tout en intensifiant des extractions de matières premières.
L'éloge de la vie sauvage et des droits de la nature est aussi créateur de conflits sociaux et de rapports de coercition, y compris en France
Le livre de Guillaume Blanc est rédigé comme un réquisitoire, à charge. Son lecteur ne doit pas penser que toute la conservation de la biodiversité se résume à des épisodes sanglants: il existe fort heureusement des réussites plus pacifiques. Pour autant, ce livre pose des questions dans lesquelles nous nous reconnaissons. On voit aujourd'hui fleurir en France un discours qui chante les éloges du retour de la vie sauvage, qui demande de consacrer des fonds publics importants à la "renaturation", qui appelle à reconnaître des droits de la nature, voire une personnalité juridique à des éléments de la nature. Tout cela est accepté de manière souvent a-critique comme témoignage de la nouvelle sensibilité écologiste.
Or, ne soyons pas naïfs ni ignorants: l'écologie comme toute autre idéologie peut nourrir des extrémismes et des intégrismes; les croyances politiques finissent toujours par des rapports de pouvoir et de coercition quand elles veulent passer des idées aux actes et des lois aux réalités.
En France aussi, l'écologie du ré-ensauvagement commence à créer des conflits
Nous recensons ce livre car nous avons été confrontés, avec heureusement moins de brutalité, à la même problématique : des groupes sociaux dont des ONG, bénéficiant éventuellement du pouvoir de contrainte de l'Etat et de la conviction d'une partie des fonctionnaires en charge de l'écologie, véhiculent une vision particulière de l'écologie où la "bonne" nature (rivière dans notre cas) serait la nature sans l'homme, livrée à sa seule naturalité, ne devant plus être impactée, modifiée, transformée par l'action humaine.
Il se trouve qu'une cible choisie au cours de la dernière décennie par cette vision radicale de l'écologie a été l'ouvrage hydraulique (moulins, étangs etc.) : le détruire revenait à libérer la rivière et à la restituer dans l'état qu'elle aurait dû toujours avoir et qu'elle devrait pour toujours avoir. Si cette vision est cohérente avec elle-même, tous les ouvrages et activités en lit mineur doivent disparaître, mais aussi peu à peu tous les ouvrages et activités en lit majeur, puisque l'espace de liberté de la rivière laissée à elle-même concerne l'ensemble de sa mobilité potentielle, notamment son expansion latérale lors des crues.
Tout cela n'est pas que théorique, des milliers d'ouvrages ont été détruits. Quand 20.000 riverains des lacs de la Sélune ont dit leur attachement à leurs barrages, ils ont été ignorés, les ouvrages ont été démolis par ordre de l'Etat, avec l'approbation et le soutien du WWF et d'autres groupes de conservation. Cela ressemble fortement aux pratiques autoritaires et ignorantes des protestations locales que Guillaume Blanc décrit sur d'autres terrains...
De manière similaire à ce que narre également Guillaume Blanc, les partisans de l'écologie du sauvage et de la naturalité montrent peu d'intérêt pour les riverains (on ignore leur objection quand ils défendent un cadre de vie, une ressource, une autre biodiversité, on leur propose de déplacer ce qu'ils font et ce qu'ils ont), mais aussi peu d'intérêt pour d'autres problèmes comme les pollutions et le réchauffement climatique. Ou s'ils disent montrer de l'intérêt, ces écologistes-là ne font pas le lien entre les modes de vie de l'ensemble du système socio-économique (qui entraînent ces pollutions) et leur vision de la rivière (qui serait bizarrement un écrin possible de naturalité quand toutes les conditions bio-géo-chimiques changent, ainsi que les peuplements biologiques par transport incessant de nouvelles espèces exotiques). On le voit sur les cours d'eau : un élu local, les techniciens de son syndicat de rivière et les fonctionnaires de l'eau peuvent fièrement montrer à la presse un ouvrage détruit, puis monter dans leurs voitures qui vont émettre du carbone dans l'atmosphère et des polluants HAP dans la rivière. L'ordre des priorités de cette écologie-là semble surtout de sauvegarder l'apparence de la naturalité...
Peut-on sortir de la conflictualité? Y a-t-il un terrain d'entente entre les citoyens partisans du ré-ensauvagement et les citoyens attachés à une nature façonnée par les humains? Sans doute, mais il faut de toute urgence sortir de la langue de bois et de la paresse intellectuelle qui entourent l'écologie en France. Nous devons débattre des fins — quelle(s) nature(s) voulons-nous? — et nous devons débattre des moyens — comment la protection de la biodiversité se rend compatible avec les normes juridiques et politique qui fondent la démocratie, notamment son pluralisme, son respect des droits humains et des minorités. Aussi une certaine paix civile, dont l'histoire nous apprend qu'elle n'est pas garantie.
Référence : Blanc G (2020), L'invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l'Eden africain, Paris, Flammarion, 352 p.
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Des scientifiques rédigent un livre pour alerter sur certaines dérives de l'écologie des rivières en France
Le texte ci-dessous est la conclusion générale du livre, rédigée par Jean-Paul Bravard et Christian Lévêque.
Jean-Paul Bravard est professeur de géographie émérite à l'université de Lyon et membre honoraire de l'Institut universitaire de France. Il a publié de nombreuses études sur les rivières et les impacts de leurs aménagements sur divers bassins du globe. Christian Lévêque est directeur de recherche honoraire à l'Institut de recherche pour le développement et membre de l'Académie d'Agriculture. Il a consacré de nombreux ouvrages à l'ichtyologie en milieu tropical et à la gestion intégrée des rivières tempérées.
Extrait :
Une DCE fondée sur des bases scientifiques contestables
"Avec sa participation à l’élaboration de la DCE (2000) et sa transcription en droit français (LEMA, 2006), la France s’est engagée voici bientôt vingt ans dans une politique de grande ampleur de « restauration de la continuité sédimentaire et écologique des cours d’eau », politique qui au demeurant avait déjà en partie été engagée dans les premiers SDAGE sur le volet piscicole. L’objectif affiché, louable en soi, était que les « masses d’eau » puissent retrouver un « bon état écologique » en 2015. La notion de « bon état écologique », si elle a un pouvoir évocateur certain, au même titre que les concepts de santé des écosystèmes ou d’intégrité biotique qui l’on précédée, n’a malheureusement pas bénéficié d’une définition scientifique précise, de telle sorte qu’elle est difficilement opérationnelle, même si la DCE a des exigences de résultat basées sur des indicateurs précis, mais sectoriels..
Une étude de science politique (Loupsans & Gramaglia, 2011) a montré que la DCE a été concoctée à Bruxelles par une poignée de technocrates internationaux au statut précaire, mobiles, pas forcément spécialistes du domaine aquatique ; à l’amont du travail politique, ils consultèrent de manière occasionnelle et informelle des experts dotés de compétences en la matière. Les écologues scientifiques, de culture et de statut très hétérogène, d’abord consultés pour la préparation d’une première version de la DCE, furent ensuite été marginalisés par des réformes internes. Les éléments ont été rassemblés de façon discontinue de sorte que les instances n’ont conservé que peu de mémoire de leurs discussions.
Il est important de souligner que, du début à la fin du processus, la DCE n’a pas bénéficié d’un consensus scientifique chez les écologues. L’expertise a été fortement influencée par les mouvements associatifs et les points de vue des spécialistes des populations fondés sur des listes d’espèces qui ont été retenus dans le processus, ont été critiqués par les biologistes fonctionnalistes (tenants de l’évolution des écosystèmes). Ainsi, la notion d’état de référence, utile pour fixer des objectifs à la restauration, a été jugée obsolète car basée sur une stabilité qui n’existe pas dans la nature. Quant à la continuité sédimentaire on ne sait trop sur quelles bases elle peut reposer ; elle a probablement été considérée comme un substitut commode (et aux effets rapides) à la faiblesse des résultats obtenus dans le domaine de la qualité des eaux de surface. Le droit a donc été écrit sur des bases incertaines.
L’élaboration de la DCE n’a pas pris en compte les pratiques de participation qui sont pourtant recommandées depuis longtemps. Les connaissances rassemblées par les experts furent traduites en mesures opérationnelles, sans qu’il y ait eu de concertation avec des partenaires extérieurs à ce stade de la démarche. Ces questions touchant au domaine de l’eau auraient dû relever d’une co-construction sociale de sorte que les décisions aient pu être légitimées au terme d’une concertation engageant des parties prenantes multiples ; en effet faute de concertation, ces dernières risquaient de ne pas adhérer et de contester des mesures qui ne coïncidaient pas avec leurs attentes et leurs pratiques (Steyaert & Ollivier, 2007). Le fait que d’emblée la DCE ait considérée les rivières comme des masses d’eau simplement dotées de caractéristiques physico-chimiques et comme des réservoirs biologiques pour lequel les activités humaines passées et présentes étaient des sources de perturbation à identifier et à éliminer, est un présupposé méthodologique qui ne pouvait guère emporter l’adhésion d’une partie des citoyens tant à l’échelle du pays que des grands bassins ; les territoires se révèlent très inégaux en matières de structures de gestion opérationnelles, de culture du dialogue social et de contexte politique.
La continuité écologique correspond à une vision écocentrée
Dans la phase de transcription en droit français de la DCE puis dans la mise en œuvre du concept de continuité écologique à l’issue du Grenelle de l’environnement, la composante sociétale a été portée par des ONG, des organismes d’état et des experts institutionnels sur des bases idéologiques, sans que les scientifiques ni les autres catégories de citoyens ici encore aient pu donner leur avis. En incorporant les sciences naturelles dans la politique (de l’eau), les experts ont probablement porté une énorme responsabilité en engageant la façon dont les humains devaient se comporter (Staeyert et Ollivier, 2007). Il n’est pas surprenant dans ce contexte que la continuité écologique ait suscité de nombreuses réactions négatives quant à ses attendus et à sa mise en œuvre pour le moins peu courtoise, voire agressive, vis-à-vis des propriétaires de moulins. En prenant la biodiversité comme juge de paix sur des bases idéologiques (stabilité et intégrité des systèmes écologiques, rôle de l’homme vu systématiquement comme négatif), les technocrates ont en quelque sorte imposé une morale de vie écocentrée qui soumet le fonctionnement de la société au respect des lois (supposées) de la nature. Nous devrions ainsi calquer nos comportements sur le « respect » de la nature…donc ne pas la modifier ! La politique des rivières a été focalisée sur l’objet naturel et font peu de cas des contextes sociaux, économiques et patrimoniaux.
La continuité écologique, telle que définie par nos politiques, repose sur deux notions principales, la continuité sédimentaire et la continuité écologique.
La continuité sédimentaire, un concept flou, mal maîtrisé et appliqué sans suffisamment de discernement.
Rappelons que le principe de la restauration de la continuité sédimentaire de la charge de fond (galets et graviers) a été retenu pour les cours d’eau de la liste 2. Ces derniers ne sont pas considérés comme des axes de migration d’espèces amphihalines se déplaçant entre les eaux océaniques et continentales (liste 1), mais la restauration de la continuité s’y imposerait pour les espèces dites holobiotiques (celles qui se déplacent dans le même milieu, ici l’eau douce). On assiste depuis une dizaine d’années à la destruction de seuils pour restaurer la continuité du mouvement des sables et graviers.
L’ambiguïté de la politique suivie en application de l’article 214-17 du Code de l’Environnement vient de l’emploi de l’expression « transport suffisant » et de la formulation qui est d’« assurer sur le moyen et le long terme une superficie, une épaisseur, une nature granulométrique ainsi qu’un agencement de substrat alluvial, une fréquence de mise ne mouvement… permettant la vie des espèces de la biocénose aquatique cibles sur le tronçon considéré ». Ce texte associe la notion de flux (transport), celle de quantité (suffisante) sans préciser d’échelle spatiale (la station, le tronçon ou le cours d’eau ?), celle de faciès favorable à la reproduction des espèces et enfin une échelle temporelle (moyen et long terme). Il nous met en présence d’un cours d’eau idéal, qui serait dans la réalité une belle rivière de montagne ou de piémont alimentée régulièrement et de manière durable en particules grossières ; il s’agit par exemple d’une rivière à ombres communs ou à truites dont il existe encore de beaux spécimens sur de rares tronçons du linéaire français. En bref une conception forgée par les pêcheurs, des associations et des chercheurs, et médiatisée dans des manuels et des brochures théoriques. Et qui n’adhérerait pas à la restauration de tels paysages dotés de tous les attributs d’une rivière saine ? Il est probable que cette représentation doive aussi au poids relatif des travaux scientifiques menés par les divers organismes de la recherche publique de Lyon et Grenoble, qui se sont spécialisés dans les rivières à forte énergie et dynamique active. La question n’est pas de décréter que la suppression des seuils de moulins assurera à tout coup le succès de la politique de continuité mais de savoir si cette politique peut être raisonnablement mise en œuvre ou pas.
Nous avons voulu montrer dans cet ouvrage que cette politique est restée théorique, c’est-à-dire qu’elle a été impulsée sans la nécessaire connaissance des territoires fluviaux qui eût dû être le préalable de la réglementation ; connaissance qui ensuite n’a été ni recherchée ni retenue dans la mise en œuvre des directives. Pourquoi ces textes ambitieux ne sont-ils pas applicables ? Parce que la nature des rivières françaises ne s’y prête que peu (localement) ou ne s’y prête plus. Nous avons vu que dans les rivières autrefois correctement pourvues en sédiments grossiers (pour celles qui du moins l’étaient), les entrées sédimentaires se sont sensiblement réduites depuis plus d’un siècle sous l’effet du changement climatique, du reboisement des montagnes et des friches en général, des extractions de matériaux dans les chenaux fluviaux, etc. Les barrages à retenue ont aussi bloqué les flux dans de nombreuses vallées, en principe de manière quasiment irréversible pour les plus grands. Mais il a toujours existé un très important linéaire dans lequel les flux de sédiments grossiers n’ont jamais existé et des observateurs mal informés confondent la nature grossière des fonds (héritière d’un lointain passé) avec des flux qui n’existent pas ou qui se manifestent à l’occasion des crues mais de façon non « suffisante ».
La réglementation se trompe d’échelle en travaillant à celle d’aménagements hydrauliques individualisés sans prendre en compte la réalité des flux dans le système fluvial. Son but est la plupart du temps de provoquer le déstockage localisé de particules grossières qui existent à des degrés divers dans les retenues, mais sans que leur importance relative ni leur origine, ni les flux mis en jeu soient pris en considération. La question ne doit pas se régler à ce niveau spatial étriqué mais au niveau des bassins versants tributaires de chacun des fleuves de notre territoire. Il s’agit de dresser des bilans sédimentaires, de prendre en compte des échelles spatiales et temporelles emboitées sans la connaissance desquels les mesures localisées seront contestées et seront bien trop souvent inutiles et coûteuses.
Il convient également de prendre en compte les flux et les dépôts de sédiments fins qui proviennent en général de l’érosion des terres agricoles. Les particules fines se déposent dans les biefs contrôlés par des seuils et étaient évacuées. L’augmentation des flux et le moindre entretien des dispositifs hydrauliques sont favorables à l’envasement d’autant plus si l’hydrologie est perturbée (présence de retenues dans le bassin versant, ponctions d’eau, changement climatique). Une attention particulière devrait être portée à l’amélioration du transit des fines en concertation avec les gestionnaires d’ouvrages ; nul doute que la qualité des milieux s’améliorera pour des dépenses relativement minimes.
La continuité écologique, de l’amélioration de la qualité des eaux à la suppression des seuils
Les systèmes écologiques sont des systèmes complexes composés d’éléments multiples qui interagissent entre eux sous des formes très variées, et dont la résultante est difficilement prévisible à moyen terme. En outre, étant donné que dans un système écologique beaucoup de phénomènes sont la résultante de nombreux paramètres et que les facteurs de forçages varient dans le temps et dans l’espace il est très difficile de déterminer le rôle respectif de chacun d’entre eux dans la dynamique d'un système. Par exemple, différencier l’influence relative des seuils, du changement climatique ou de la pollution sur la composition des peuplements, est un exercice très difficile.
De fait, la compréhension du fonctionnement des cours d’eau nécessite une approche intégrée ou systémique, alors que le plus souvent on privilégie une approche réductionniste. En d’autres termes il faut abandonner l’idée d’une causalité linéaire (une cause produit un effet) et l’illusion de la simplicité, au profit d’une causalité multifactorielle qui signifie qu’un événement observé est en réalité la conséquence de multiples causes. Il est symptomatique que les méta-analyses, réalisées le plus souvent à partir de données disparates et incomplètes (beaucoup déplorent le manque de données sur la qualité de l’eau), aient bien du mal à identifier le rôle respectif des pollutions, du changement climatique, des conséquences des naturalisations d’espèces, et l’importance de l’usage des sols dans le bassin versant, etc… Dans ce contexte, chercher à identifier la contribution des petits seuils et des retenues des moulins à la supposée dégradation de l’état écologique relève de la fiction !
Il n’en reste pas moins que le concept de continuité écologique issu du Grenelle de l’environnement où les scientifiques n’étaient pas invités, a été présenté comme LA solution pour la restauration du bon état écologique dans la mesure où il apparaissait de plus en plus difficile d’atteindre les objectifs qui avaient été fixés par la DCE dans les temps impartis. C’était en quelque sorte la roue de secours qui évitait de remettre en cause les bases conceptuelles de la DCE, ou du moins la manière dont elle a été traduite et mise en œuvre en France. Et la mise en accusation des seuils a trouvé un écho favorable auprès de certains gestionnaires peu familiers de l’écologie et qui pensaient pouvoir ainsi répondre aux exigences de Bruxelles. Ce faisant on évacuait le fait que l’amélioration de la qualité de l’eau était loin d’être maîtrisée. Si des progrès importants ont été réalisés dans ce domaine, il subsiste en effet de nombreuses difficultés, notamment pour le contrôle des pollutions diffuses, ainsi que dans le fonctionnement correct des stations d’épuration.. Or tous les écologues savent que la qualité de l’eau est un élément essentiel à la vie aquatique, et plusieurs exemples montrent que lorsque la pression de pollution diminue, la diversité biologique s’enrichit…
Autre vice congénital, la continuité écologique, telle qu’elle est proposée par nos administrations, n’affiche pas pour objectif de protéger LA biodiversité aquatique, mais seulement quelques espèces de poissons migrateurs. En réalité, derrière la continuité écologique et au nom de la protection de la biodiversité, on a aussi vu pointer des intérêts particuliers, ceux de pêcheurs sportifs qui ont réussi à faire croire que leurs intérêts convergeaient avec l’intérêt général. Leur point de vue n’est pas partagé par tous les pêcheurs dont certains recherchent au contraire des espèces plus communes et abondantes.
En réalité, a plupart des espèces aquatiques n’ont pas besoin que l’on supprime les seuils des moulins pour se déplacer.... Mais par contre la suppression des seuils entraîne la disparition d’une flore et d’une faune d’eau calme ou de zones humides qui leur sont associées où vivent d’autres espèces à l’instar des amphibiens qui ne cohabitent pas facilement avec les poissons. Les systèmes fluviaux physiquement modifiés ne sont pas des déserts biologiques car ils hébergent eux aussi une vie florissante en l’absence de pollution. En d’autres termes se fixer comme objectif la restauration des populations de quelques espèces de poissons emblématiques est une démarche typiquement sectorielle qui privilégie certaines espèces au détriment des autres et le lit principal au détriment des annexes. Un tel choix relève-t-il de la protection de la biodiversité ou de l’appropriation d’un bien commun par un groupe social ?
La biodiversité est devenue chez les technocrates le juge de paix pour évaluer la qualité des systèmes écologiques, alors que son flou sémantique ne permet pas de fixer des objectifs opérationnels. C’est un slogan, certes mobilisateur mais peu opérationnel car il n’est pas possible de définir objectivement un état de référence à atteindre quand on parle de reconquête de la biodiversité. Il est donc utopique de se donner comme objectif en matière de restauration le retour à un état historique, à une naturalité qui ne se définit que par l’absence de l’homme… A la fois le réchauffement climatique en cours et l’abondance des espèces naturalisées rendent d’ailleurs cette perspective irréaliste.
L’argument de rétablir les populations de migrateurs
Il y a beaucoup à dire sur la restauration des populations piscicoles qui est l’un des principaux arguments avancés dans le cadre du rétablissement de la continuité écologique. D’un part il faut faut faire remarquer que la loi ne s’intéresse pas à LA biodiversité aquatique, mais seulement à un petit groupe d’espèces d’intérêt halieutique que lon cherche à protéger. Il y a en permanence ambiguité à ce sujet dans les discours, alors qu’il est clair que la continuité écologique vise à détruire de nombreux habitats aquatiques et des annexes fluviales qui hébergent des espèces classée comme menacées.
Il y a eu dans le passé de nombreuses initiatives en vue de restaurer les populations de saumon par exemple, par des opérations de repeuplement, qui avaient montré la difficulté d’une telle entreprise. On peut rappeler par exemple les différentes mesures prises sur la Dordogne, sans que le succès soit au rendez-vous. Un bilan des opérations Grands migrateurs aurait été le bienvenu pour faire le point sur les investissements réalisés (ils sont loin d’être négligeables) , les aménagement pour faciliter la remontée mis en place et leur efficacité, la pérennité des équipements, les opérations de repeuplement, les opérations de restauration des frayères et leurs résultats, la prise en compte des impacts en mer sur les populations, les barrières physico-chimique estuariennes, et bien entendu l’impact de la qualité de l’eau et de la dynamique des sédiments.
On aurait pu probablement mieux identifier les grands verrous et envisager une stratégie graduée, de l’amont vers l’aval. On aurait pu aussi tirer des leçons des échecs des plans de restauration qui sont le plus souvent passés sous silence. On s’interroge par exemple sur le fait qu’après l’arasement de Maison Rouge tant souhaité, et une fugitive embellie qui fut médiatisée, les populations de saumon restent stagnantes et que les populations d’alose, de lamproie marine et d’anguille jaune montante ont par contre pratiquement disparu des comptages? Il y aurait donc d’autres facteurs agissant à des échelles plus larges qui interviennent ? On aimerait que ces questions soient mises sur la table ! Au lieu de cela des technocrates influencés par des mouvements militants ont tenu des discours généraux et non fondés scientifiquement sur le rôle supposé des seuils pour donner l’illusion que la France prenait des mesures et donner satisfaction aux tenants d’une vision naturaliste de nos cours d’eau. Et les gestionnaires se sont emparés de cette idée simpliste qui leur donnait des objectifs concrets. Difficile de parler à ce propos d’une politique réfléchie et concertée. C’est plutôt une main mise déguisée de grupes d pression sur un bien commun.
Les cours d’eau ne sont pas seulement des objets naturalistes …
Le rétablissement de la continuité écologique s’inscrit dans le débat récurrent sur la place de l’homme dans la nature. Pour certains mouvements écologistes une belle rivière est une rivière qui ne serait pas « dégradée » par les usages et les aménagements que nous lui avons imposés. D’où le mythe de retrouver une rivière libre et sauvage, débarrassée de tous les aménagements qui l’ont « défigurée » depuis des siècles... Une belle rivière est donc une rivière sans l’homme… !
Pour beaucoup de citoyens, la réalité est toute autre : le cours d’eau est un lieu de vie et d’activités dont les usages s’inscrivent dans l’histoire. Les nombreux aménagements qui ont répondu à des usages sont à la fois un patrimoine et des marqueurs d’indentité. C’est un patrimoine co-construit au fil des siècles, qui nous est familier et doit être protégé en tant que tel, dans ses dimensions écologiques mais aussi économiques et sociales. Et il est difficile de dire que les activités humaines dégradent systématiquement la nature puisque la Camargue comme le lac du Der-Chantecoq, milieux hautement anthropisés, sont labellisés sites Ramsar…
Les pratiques des gestionnaires quant à eux ; ont été essentiellement basées jusqu’ici sur des démarches d’ingénieurs et de naturalistes (morphologie, hydrologie, biologie), ignorant ou marginalisant le volet social et culturel qui est associé aux cours d’eau. Historiquement il s’agissait de lutter contre les inondations et contre les miasmes, donc d’évacuer les eaux au plus vite… Cette culture a sans aucun doute joué un rôle dans l’élaboration du concept de continuité écologique.
On peut discuter à perte de vue et du point de vue sectoriel, de la nécessité et de l’intérêt de supprimer tous les obstacles qui entravent les cours d’eau. Ce n’est qu’un aspect du problème plus général de la manière dont nous gérons les transitions dans un contexte de changements d’usages. En effet les moulins qui ont été un élément stratégique de notre économie ont perdu de leur intérêt de ce point de vue. Nombre d’entre eux ont disparu ou sont en ruine. Il est donc légitime de se poser la question de leur devenir, et de l’intérêt de maintenir tous ces aménagements. Faut-il en supprimer certains, lesquels ? Faut-il en conserver certains, lesquels ? Et, dans les deux alternatives, pourquoi ?
En réalité dans le contexte plus général de l’activité des territoires, les cours d’eau font aussi l’objet de nouveaux usages. Certains moulins se reconvertissent et s’équipent de micro centrales. Quant aux réservoirs plus importants beaucoup sont devenus des lieux d’activités nautiques et l’économie touristique en profite.
La restauration de la continuité écologique s’inscrit en effet dans un ensemble de contraintes qu’il faut prendre en considération :
- De nombreux grands barrages ont été réalisés depuis la fin du XIXe siècle pour faciliter la navigation ou produire de l’énergie. Les chroniques historiques montrent que ces barrages ont rapidement entrainé un effondrement des stocks de migrateurs amphihalins. Il est peu probable que l’on remette en question à brève échéance les barrages qui protègent nos villes, à commencer par l’ensemble des barrages réservoirs sur la Seine qui protègent Paris des inondations… L’hydroélectricité fait partie des priorités en matière d’énergie renouvelable et même si l’on ne construit plus de grands barrages, l’arasement de notre parc n’est pas à l’ordre du jour. Néanmoins se pose toujours la question du vieillissement de ces ouvrages et donc de la sécurité des populations. Et rien ne dit qu’à long terme les barrages hydro électriques seront toujours indispensables. Se pose alors la question : quel intérêt pour la société de supprimer des seuils de moulins si par ailleurs de grands barrages entravent toujours le cours des rivières ?
- Les aménagements réalisés en vue de faciliter la navigation ou de lutter contre les inondations ont généralement contraint les cours d’eau dans leur lit mineur. La restauration de la connectivité latérale semble difficile à imaginer à grande échelle, même si l’on parle de temps à autre de recréer des zones d’expansion des crues. Le problème du foncier pèse ici d’un poids considérable.
- Les estuaires sont des milieux stratégiques pour les migrateurs amphihalins. Ce sont des milieux fortement anthropisés et le siège de nombreuses activités économiques. Ce sont aussi les réceptacles des pollutions de toutes natures qui se retrouvent dans le bouchon vaseux. Ces verrous qui entravent les migrations devraient être traités en priorité.
- Evidemment on ne peut oublier le rôle essentiel joué par la qualité de l’eau et les pollutions de toutes natures qui limitent la vie aquatique. Ainsi, à l’aval de Paris, on comptait trois espèces de poissons dans les années 1960, contre 33 actuellement. Sans procéder pour cela à des remaniements hydromorphologiques, mais simplement parce que les stations d’épuration ont permis une amélioration conséquente de la qualité de l’eau. On sait aussi que le couloir de la chimie dans la région lyonnaise a constitué en son temps un obstacle sérieux pour les migrateurs. Or si la qualité de l’eau de nos cours d’eau s’améliore indéniablement, elle présente encore de nombreux points noirs, notamment en matière de pollutions diffuses ou de fonctionnement des stations d’épuration. ;.
Il y a donc de nombreuses entorses et de nombreuses contraintes à la politique de continuité écologique ! Ce qui laisse penser que l’avenir des seuils ne doit pas être une démarche de type sectoriel mais doit au contraire se concevoir dans un projet de territoire dans lequel les considérations naturalistes se confrontent au vécu des riverains, à l’économie et aux considérations patrimoniales
Que faire ?
Sans aucun doute l’état écologique de nos cours d’eau mérite qu’on s’y intéresse. Mais les points de vue divergent quant aux objectifs que l’on se fixe et aux moyens d’y parvenir. Les tenants de la restauration de cours d’eau libres et renaturés qui soutiennent l’idée de la continuité écologique vendent l’illusion d’une rivière bucolique alors que les citoyens ont aussi appris à se méfier des humeurs de l’eau. Ce faisant ils cherchent à gommer toute une histoire des aménagements qui constitue la mémoire et l’identité des sociétés riveraines (Lévêque, 2019) On a un peu de mal à croire en la crédibilité d’un tel objectif qui exclurait l’homme de son environnement, au nom de la protection d’une biodiversité que nous savons mal définie.
Pour les tenants d’une co-construction, tout projet dit de restauration est confronté à l’équation suivante :
- Quel est l’objectif à atteindre (la référence) et à quoi souhaitons-nous aboutir ? C’est dans ce contexte que le programme « Environnement, Vie et Sociétés » du CNRS, avait organisé un colloque autour de la question : « Quelles natures voulons-nous ? » (Lévêque & Van der Leuuw,2003). Une question qui est toujours d’actualité car, de toute évidence, nous n’avons pas su répondre à cette interrogation qui n’est pas une simple question technique dans la mesure où nos représentations de la nature font appel à d’autres critères (culturels, religieux, idéologiques) que la seule approche naturaliste.
- Qu’est-il possible de faire ? Les actions de restauration s’inscrivent dans un contexte écologique et social contraint et peuvent remettre en cause des usages économiques ou ludiques, ainsi que des systèmes patrimoniaux. Elles deviennent alors conflictuelles… Ainsi la restauration de la continuité latérale n’est pas à l’ordre du jour alors qu’elle est un élément majeur du fonctionnement des systèmes fluviaux.
- Comment le faire ? C’est toute la question de la gestion et du pilotage de la nature qui nécessite d’anticiper les changements qui interviendront nécessairement tant sur la plan climatique que social. Et dans ce domaine l’incertitude est de rigueur !
Plutôt que de se crisper sur des croyances et des postures idéologiques, retrouvons le chemin du bon sens et de la tolérance. Nous avons un patrimoine à gérer que beaucoup apprécient même si, sans aucun doute, tout n’est pas parfait. Ainsi, les pollutions ne sont ni souhaitées ni souhaitables. Mais si l’on dénonce les conséquences des seuils et des aménagements, il existe de nombreux exemples qui montrent que les systèmes créés par l’homme sont appréciés aussi bien par les «conservationnistes » que par les « productivistes ». Ainsi, plusieurs sites anthropisés sont labellisés ZNIEFF, Natura 2000, Patrimoine mondial, ou site RAMSAR, une preuve s’il en est que l’action de l’homme n’est pas toujours considérée comme négative… Pourquoi ne pas rebondir sur ces aspects positifs pour envisager le futur plutôt que de poursuivre une guerre de tranchée en réclamant le retour à une nature mythique ? Cela suppose évidemment de changer de paradigme et d’adopter une posture moins manichéenne concernant nos rapports à la nature…
Il est normal, dans une société démocratique, que des avis différents s’expriment. Nous avons un rapport pluriel à la nature dans lequel le raisonnable côtoie en permanence l’affectif. La diversité des situations nécessite des compromis et ne peut s’accommoder d’une politique jacobine exclusive qui tend à vouloir appliquer partout des principes généraux, alors que les conflits mériteraient souvent des solutions localisées. Une stratégie de « démantèlement », trop systématique, non-concertée, non intégrée à un projet de territoire, n’est probablement pas celle qu’il aurait fallu promouvoir."
Bibliographie
Lévêque C., Van der Leuuw S. (eds.), 2003 : Quelles natures voulons-nous ? Pour une approche socio-économique du champ de l’environnement. Editions Elsevier, Paris.
Lévêque 2019. La mémoire des fleuves et des rivières. Ulmer
Loupsans D. & Gramaglia C., 2011 : L’expertise sous tensions. Cultures épistémiques et politiques à l’épreuve de l’écriture de la DCE, L’Europe en formation, automne, pp 87-114.
Steyaert P., Ollivier G., 2007 : The European Water Framework Directive: How ecological assumptions frame technical and social change, Ecology and Society, 12, 1, 25 p. (online : http://www.ecologyandsociety.org/vol12/iss1/art25/).
Référence :
Bravard JP, Lévêque C (dir), La gestion écologique des rivières françaises. Regards de scientifiques sur une controverse, L'Harmattan, 364 p.
Illustrations : sur le rû de Vernidard, cet étang du Morvan naît d'une discontinuité en long et représente un milieu anthropisé. Est-il pour autant une nuisance biologique? Une anomalie écologique? Une altération paysagère? Un problème pour l'adaptation au changement climatique? Un souci hydrologique en crue ou sécheresse? Une incompatibilité avec la résilience des milieux amont et aval du rû? Nous ne le pensons pas. Nous voulons que les jugements de fait et les jugements de valeur clarifient leur rôle exact dans le discours actuel de l'écologie des rivières. Et nous demandons que les usagers et riverains participent à la définition des grilles d'analyse des milieux de vie. Les politiques publiques qui posent une valorisation de principe de la continuité ou de la naturalité pré-humaine doivent davantage répondre devant les citoyens des informations, méthodes, données qui les justifient.
23/05/2019
La mémoire des fleuves et des rivières contée par Christian Lévêque
Introduction du livre
Les cours d’eau font partie de notre environnement familier. On aime se promener le long des berges. Les poètes ont célébré la beauté sauvage de l’eau qui coule, symbole de pureté et de liberté. Les peintres ont été sensibles à l’esthétisme des paysages fluviaux. Quant à l’image du pêcheur paisiblement installé au bord de l’eau, c’est toujours un monument de la culture populaire.
Si l’on procède par analogies, les cours d’eau sont les artères qui irriguent nos territoires. C’est autour des rivières, où l’eau était disponible en permanence, que les hommes se sont installés. Ils y ont pratiqué la pêche et la chasse, ils ont développé l’agriculture et l’élevage. La navigation a joué autrefois un rôle stratégique pour les échanges de biens et la circulation des personnes. Et la force du courant a été pendant longtemps l’une des principales sources d’énergie mécanique. Au fil du temps, les hommes ont appris à utiliser tous les services offerts par les cours d’eau, mais aussi à se protéger de leurs humeurs et de leurs excès, que ce soit les fortes crues ou les sécheresses. L’objet naturel cours d’eau a donc été aménagé pour le stockage de l’eau, la navigation, la production d’énergie et la protection contre les crues. Ce sont des systèmes anthropisés : endigués, chenalisés, fragmentés par des barrages, ils n’ont plus grand-chose à voir avec des écosystèmes dits naturels. Mais ce sont néanmoins des systèmes écologiques fonctionnels, même s’ils fonctionnent différemment. Ces systèmes aménagés pour remplir certains usages, on les appelle alors socio-écosystèmes ou anthroposystèmes.
Nos paysages fluviaux actuels gardent la mémoire de ces divers usages, parfois conflictuels, dont ils ont fait l’objet. Il s’agit tout à la fois d’un patrimoine bâti (barrages, digues, aménagements portuaires, moulins, etc.) et d’un patrimoine biologique sous forme de systèmes écologiques créés, aménagés et gérés pour répondre à certains usages, à l’exemple des nombreux étangs, réservoirs, canaux ou lacs qui occupent les lits fluviaux. Ces aménagements, qui se sont échelonnés au cours du temps, ont profondément transformé nos cours d’eau. Et si nous parlons maintenant de continuité écologique, il ne faut pas oublier, comme le disait le sociologue André Micoud, qu’il y a aussi une continuité dans le temps des usages... Depuis quelques décennies, certains usages sont en voie de disparition, à l’exemple de la navigation commerciale, alors que les cours d’eau retrouvent d’autres usages liés aux activités ludiques telles que la baignade, le kayak, la randonnée sur les chemins de halage, le tourisme fluvial, etc.
Ce patrimoine fluvial est le témoin de l’histoire des sociétés, et le support emblématique de leur identité. Il traduit concrètement, sur le terrain, les relations diversifiées qui lient les individus au milieu naturel. Et il participe à la construction symbolique de leur cadre de vie. Cette notion de patrimoine associe des entités naturelles (milieux physiques, espèces animales et végétales, etc.) à des entités culturelles et matérielles (moulins, châteaux, ports, ponts, lavoirs, moyens de navigation, etc.). Il a également une dimension immatérielle (savoirs, pratiques, symboles, etc.) qui fait sens pour les populations locales. Mais, dans le même temps, la démarche patrimoniale tout comme la démarche conservationniste de protection de la nature peuvent conduire à fossiliser les systèmes écologiques concernés, par le désir de les maintenir et de les protéger dans leur état actuel, alors qu’ils sont appelés inéluctablement à se modifier...
À divers points de vue, les cours d’eau sont donc porteurs d’une mémoire. La morphologie de leur vallée est le résultat de longs processus au cours desquels la géologie a été confrontée aux changements climatiques. Les espèces qu’ils hébergent sont issues tout à la fois de l’histoire de l’évolution et, plus récemment, des transferts d’espèces favorisés par l’homme. Les archéologues explorent les archives sédimentaires des vallées alluviales qui nous ont permis de reconstituer l’histoire du contexte climatique, biologique et social, tout en nous apportant des témoignages concrets, grâce aux nombreux vestiges historiques ou fossilisés qui ont été retrouvés. Cette mémoire, on peut aussi la retrouver dans les nombreux documents de toute nature (écrits, gravures, tableaux, etc.) accumulés dans les bibliothèques et les musées.
Alors que de nombreux ouvrages sur l’histoire des cours d’eau sont l’œuvre de géographes et d’historiens, celui-ci est écrit par un écologue qui essaie de retracer les trajectoires temporelles, sous contrainte climatique et anthropique, des systèmes fluviaux. Il s’agit de comprendre pourquoi et comment activités humaines et processus spontanés ont interféré et co-évolué au cours du temps pour produire ces anthroposystèmes qui nous sont familiers. Car les cours d’eau et les hommes ont une histoire commune, faite de processus itératifs d’adaptation, des hommes au milieu et des milieux aux hommes. Cette co-adaptabilité des sociétés et des milieux implique une forme d’opportunisme qui a pu se manifester de manière indépendante, et parfois différente, dans divers contextes socioculturels et environnementaux.
Il est aussi nécessaire à ce titre de rafraîchir notre mémoire... et de rappeler que nos ancêtres ne vivaient pas dans un paradis terrestre en « harmonie avec la nature », tel que certains discours le laissent penser. Les aléas climatiques, à l’instar des inondations et des sécheresses, ont profondément affecté les conditions de vie de la France rurale, c’est-à-dire de la majorité des citoyens. Et c’est en luttant contre cette nature hostile que nos sociétés ont pu acquérir un certain bien-être. Par exemple, c’est en stockant de l’eau pour irriguer que certaines régions méditerranéennes sont devenues fertiles. Si l’homme n’a pas toujours agi avec pertinence, il n’a pas non plus pris plaisir à « détruire » la nature. Il l’a aménagée pour y vivre, en essayant d’en tirer profit mais aussi en se protégeant de ses méfaits. Si on ne comprend pas cette relation duelle de l’homme à la nature, on ne pourra jamais envisager sérieusement le futur.
Dans une société où les discours anxiogènes de certaines cassandres n’ont de cesse de dénoncer l’impact des activités humaines sur la nature, l’histoire nous apporte un autre éclairage et nous amène à porter un regard plus nuancé sur les relations sociétés/nature. Si l’histoire n’excuse pas tout, elle permet néanmoins d’expliquer en grande partie les motivations de nos ancêtres qui ont conduit à la situation que nous connaissons. Elle nous aide surtout à comprendre pourquoi et comment les sociétés ont été amenées à exploiter les ressources naturelles à leur disposition et à modifier leur environnement. À chacun ensuite de porter un jugement de valeur selon sa sensibilité...
Référence : Lévêque C (2019), La mémoire des fleuves et des rivières. L'histoire des relations entre les hommes et les cours d'eau à travers les siècles, Ulmer, 192 p.
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