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19/11/2022

Les habitats aquatiques humains et la conservation des moules d’eau douce (Sousa et al 2021)

Des chercheurs ont passé en revue la littérature scientifique et documenté que les habitats anthropiques (retenues, canaux, plans d’eau) pouvaient servir à plus de 200 espèces de moules d’eau douce, dont 34 espèces menacées sur les listes rouges de l’UICN. Mais ces habitats ont un intérêt dépendant de leur gestion : parfois ils peuvent devenir des pièges écologiques si leurs manoeuvres hydrauliques ou leurs abandons produisent des détériorations de milieux ou des mortalités. Les chercheurs soulignent qu’il est devenu urgent de documenter systématiquement les peuplements des habitats aquatiques d’origine humaine, ainsi que de travailler à des règles d’aménagement et gestion favorables au vivant. C’est la position de notre association. Et ce qui est dit ici des mollusques concerne aussi bien les invertébrés, les poissons, les amphibiens, les oiseaux, les mammifères… Sortons au plus vite de l’opposition stérile entre naturel et artificiel qui conduit à négliger une part importante des milieux aquatiques et humides, voire à assécher ces milieux en dehors de toute précaution et réflexion. 

Exemple d’habitats anthropiques colonisés par les moules d’eau douces : biefs de moulins à eau, canaux d’usine ou d’irrigation, étangs et plans d’eau…. Extrait de Sousa et al 2021

Trente-six spécialistes de la conservation des moules d’eau douce viennent de publier une synthèse sur les connaissances concernant le rôle des habitats anthropiques.

Voici le résumé de leur étude : 
«Les habitats anthropiques d’eau douce peuvent offrir des perspectives sous-évaluées de conservation à long terme dans le cadre de la planification de la conservation des espèces. Cette question fondamentale, mais négligée, nécessite une attention particulière compte tenu de la vitesse à laquelle les humains ont modifié les écosystèmes d’eau douce naturels et des niveaux accélérés de déclin de la biodiversité au cours des dernières décennies. Nous avons compilé 709 enregistrements de moules d’eau douce (Bivalvia, Unionida) habitant une grande variété de types d’habitats anthropiques (des petits étangs aux grands réservoirs et canaux) et examiné leur importance en tant que refuges pour ce groupe faunique. La plupart des enregistrements provenaient d’Europe et d’Amérique du Nord, avec une nette dominance des canaux et des réservoirs. L’ensemble de données couvrait 228 espèces, dont 34 espèces menacées figurant sur la Liste rouge de l’UICN. Nous discutons de l’importance de la conservation et fournissons des conseils sur la façon dont ces habitats anthropiques pourraient être gérés pour assurer une conservation optimale des moules d’eau douce. Cet examen montre également que certains de ces habitats peuvent fonctionner comme des pièges écologiques en raison de pratiques de gestion contraires à la conservation ou parce qu’ils agissent comme un puits pour certaines populations. Par conséquent, les habitats anthropiques ne devraient pas être considérés comme une panacée pour résoudre les problèmes de conservation. Il est nécessaire de disposer de plus d’information pour mieux comprendre les compromis entre l’utilisation humaine et la conservation des moules d’eau douce (et d’autres biotes) dans les habitats anthropiques, compte tenu du faible nombre d’études quantitatives et du fort biais des connaissances biogéographiques qui persiste.»
Les travaux recensés dans ce passage en revue montre que l’on trouve des moules d’eau douce et notamment des espèces protégées dans des milieux anthropiques très divers : «Nos données indiquent que les moules d’eau douce peuvent coloniser les canaux (y compris les  canaux d’irrigation, de transport et de refroidissement, des moulins à eau et les fossés), les rivières canalisées, les réservoirs (y compris les  réservoirs d’exploitation minière), les  étangs artificiels, les lacs artificiels (y compris les lacs  urbains et  les gravières), les  rizières, les bassins de navigation et les ports».

Mais l’étude des chercheurs montre l’importance du cas par cas. Il n’y a pas de règles prédéfinies : des aménagements de rivières peuvent agir comme refuges et d’autres comme pièges ou comme dégradations. 

Par exemple, un ouvrage mal géré peut entraîner des mortalités de moules, comme cet exemple de vidange intempestive de réservoir :


Ou bien encore, un habitat anthropique peut se dégrader faute d’entretien ou à cause de pollution, et en ce cas sa fonction de refuge de biodiversité est perdue, comme l’illustre cet autre exemple :


Ces spécialistes de la biodiversité insistent néanmoins sur le fait qu’il est impossible désormais de négliger l’importance des habitats anthropiques dans la conservation de biodiversité, ce qui est l’objet principal de leur article :
« Dans un monde presque totalement dominé par l’homme et ses infrastructures, il ne fait aucun doute que les habitats anthropiques augmenteront en nombre et en étendue spatiale à l’avenir. Par exemple, 3700 barrages hydroélectriques de plus de 1 MW sont actuellement proposés ou en construction, et de nombreux autres barrages de plus petite taille devraient être construits pour répondre à la demande mondiale croissante d’énergie, de contrôle des inondations et d’irrigation (Thieme et al., 2020; Zarfl et coll., 2015). Une situation similaire est vraie pour les canaux, car, par exemple, des dizaines de mégaprojets de transfert d’eau (c’est-à-dire des interventions d’ingénierie à grande échelle pour détourner l’eau à l’intérieur des bassins fluviaux et entre ceux-ci; Shumilova et al., 2018) sont prévus dans un avenir proche (Daga et al., 2020; Shumilova et coll., 2018; Zhan et coll., 2015; Zhuang, 2016). Par conséquent, l’importance écologique, conséquente et socio-économique des habitats anthropiques ne doit pas être ignorée et devrait augmenter.

Les fonctions sociales et les services des habitats anthropiques peuvent changer au fil du temps, et influencer les objectifs de gestion. Par exemple, le passage d’une focalisation sur la navigation commerciale à des activités récréatives et à la préservation du patrimoine, ou le remplacement des anciens canaux d’irrigation par des technologies d’irrigation modernes, peut entraîner la désactivation ou même la destruction de certains habitats anthropiques (Hijdra et coll., 2014; Lin et coll., 2020; Walker et coll., 2010). Ces situations doivent être soigneusement évaluées, car certains de ces habitats anthropiques peuvent être colonisés par des moules d’eau douce et d’autres espèces présentant un intérêt pour la conservation. 

Les différences environnementales et biologiques entre les habitats anthropiques et naturels sont dans certains cas mineures et peuvent souvent être surmontées par l’ingénierie écologique, afin de rendre l’environnement plus approprié pour les moules d’eau douce et d’autres espèces endémiques, et/ou d’assister la dispersion pour permettre aux organismes endémiques appropriés d’atteindre ces écosystèmes artificiels (Lundholm et Richardson, 2010). Parfois, des activités mineures d’ingénierie écologique peuvent créer des habitats propices à la conservation de la biodiversité (par exemple, l’ajout de substrats appropriés et le contrôle des hydropériodes) qui imitent les conditions naturelles. La mise en œuvre de mesures susceptibles d’accroître l’hétérogénéité de l’habitat (ajout de bois ou de gros rochers, augmentation des refoulements) et l’utilisation de matériaux plus respectueux de l’environnement dans les cours d’eau canalisés (par exemple, dépôt de substrat avec des granulométries appropriées, utilisation de matériaux perméables autres que le béton) peuvent mieux convenir aux moules d’eau douce (et d’autres espèces) et même améliorer les services écosystémiques tels que la lutte contre les inondations et l’attrait des loisirs (Geist, 2011). Il y a beaucoup à apprendre sur ce sujet des habitats anthropiques situés dans des écosystèmes marins (voir par exemple Strain et al., 2018). De même, une gestion prudente des niveaux d’eau dans ces habitats anthropiques en utilisant, par exemple, des techniques de télédétection pour évaluer les changements spatiaux et temporels de l’hydropériode (voir Kissel et al., 2020; encadré 3), en particulier dans des conditions de sécheresse, peut être essentiel pour réduire la mortalité. En fait, de nombreux barrages disposent déjà de programmes en place de surveillance des données à petite échelle pour s’assurer que les niveaux d’eau n’atteignent pas des niveaux critiques et ces programmes peuvent être utilisés pour mieux gérer les niveaux des rivières et réduire la mortalité des moules. »

En piste pour la recherche, voici les propositions des auteurs :
« Notre compréhension de la façon dont les habitats anthropiques affectent les moules d’eau douce en est à ses balbutiements, avec plus de questions que de réponses (c.-à-d. certains exemples montrant leur importance pour la conservation et d’autres montrant leur rôle en tant que pièges écologiques). Par conséquent, des comparaisons écologiques minutieuses devraient être effectuées en tenant compte des échelles spatiales et temporelles appropriées. La connectivité et le temps écoulé depuis la construction peuvent être des aspects clés auxquels il faut prêter attention, car nous prévoyons qu’une connectivité accrue et des structures plus anciennes permettront la succession à une communauté plus stable, avec une augmentation de la diversité et de l’abondance des espèces de moules d’eau douce. Un autre aspect clé à prendre en compte est le type de matériau utilisé dans la construction de ces structures. Par exemple, on s’attendrait à ce que la valeur de conservation d’un canal entièrement en béton soit très différente de celle d’un canal contenant des sédiments naturels. Pour une espèce benthique, telle qu’une moule d’eau douce, cette situation devrait être soigneusement évaluée et guider la mise en œuvre future de solutions fondées sur la nature (voir Palmer et coll., 2015). Compte tenu de la prédominance des structures en béton dans les écosystèmes aquatiques et de leurs effets négatifs sur de nombreux aspects écologiques (pour une revue, voir Cooke et al., 2020), les études futures devraient viser à développer des matériaux plus respectueux de l’environnement et plus durables. Ces nouveaux matériaux, y compris le béton plus perméable et les matériaux fibreux tels que les cordes floues (Cooke et al., 2020), peuvent bénéficier non seulement au biote, mais aussi aux humains (par exemple grâce à un cycle biogéochimique amélioré), avec des coûts environnementaux, sociaux et économiques plus faibles (Palmer et al., 2015).

Les recherches futures devraient comprendre l’élaboration de programmes de surveillance axés sur la comparaison des habitats anthropiques avec les écosystèmes naturels adjacents. Des outils nouveaux et émergents tels que les technologies de télédétection et l’ADN environnemental peuvent être d’une grande aide non seulement pour détecter les espèces rares et envahissantes, mais aussi pour caractériser les écosystèmes terrestres adjacents (Prié et al., 2020; Togaki et coll., 2020). Les données générées par de nouvelles techniques de télédétection, telles que l’imagerie aérienne pour estimer la surface et l’hydropériode (voir Kissel et al., 2020), peuvent être essentielles pour améliorer la comprendre la dynamique hydrologique des habitats anthropiques. Dans le même ordre d’idées, étant donné que les habitats anthropiques sont affectés par des facteurs de stress mondiaux, tels que la perte d’habitat, la pollution, les espèces envahissantes et le changement climatique, leurs effets devraient être évalués simultanément. 

La valeur sociale des habitats anthropiques est également particulièrement importante à évaluer à l’avenir, en utilisant, par exemple, les connaissances écologiques locales et l’i-écologie ainsi que des outils culturomiques (voir Jarić et al., 2020; Sousa et al., 2020) pour déterminer comment le grand public perçoit ces habitats en termes de conservation de la biodiversité. De plus, les études évaluant les réponses fonctionnelles, telles que les taux de filtration, le cycle des nutriments et la bioturbation dans les écosystèmes anthropiques par rapport aux écosystèmes naturels, sont totalement inexistantes et ces lacunes limitent notre compréhension des réponses fonctionnelles des moules d’eau douce à ces infrastructures. Enfin, et bien que complètement spéculatives compte tenu de l’inexistence d’études, ces structures anthropiques aquatiques pourraient avoir des implications évolutives (voir Johnson & Munshi-South, 2017; Schilthuizen, 2019 pour les zones urbaines). Les moules d’eau douce pourraient s’adapter à ces habitats anthropiques, et cette situation pourrait être extrêmement intéressante à étudier à l’avenir. » 
Discussion
Le travail de Sousa et de ses collègues rejoint une littérature croissante qui appelle à prendre en considération les milieux aquatiques et humides d’origine artificielle, dit aussi anthropiques (voir recensions de Lin 2020, Koschorrek et al 2020, Zamora-Martin et al 2021). Car le travail fait ici sur les moules peut être étendu à d’autres mollusques, aux invertébrés, aux poissons, aux amphibiens, aux oiseaux, aux mammifères, aux végétaux. 

La France accuse un retard évident en ce domaine, comme on a pu le voir dans les campagnes de restauration de continuité longitudinale fondées sur une indifférence totale et un assèchement massif de milieux anthropisés – une politique faisant perdre, et non gagner, de la surface aquatique et humide. 

L’idée qu’un habitat d’origine artificielle serait sans intérêt biologique est pourtant contredite par les faits, de plus en plus massivement à mesure que la recherche progresse. Il en résulte d’abord que détruire ou perturber de tels habitats sans précaution n’est pas souhaitable pour ce qui concerne la gestion des milieux aquatiques et humides. Il en résulte ensuite qu’avant de vouloir systématiquement «renaturer» des milieux anthropisés au risque de les assécher, comme la restauration tend parfois à le faire de manière précipitée, systématique et avec peu de connaissances, le plus urgent serait déjà de les étudier et de proposer lorsque c’est possible quelques règles écologiques de bonne gestion. 

Ces travaux en écologie de conservation devraient être phasés avec ceux d’économistes pour aller plus loin. En effet, la gestion attentive à la biodiversité représente presque toujours des contraintes nouvelles de temps et d’argent, parfois des budgets conséquents. Le particulier ou le professionnel qui dispose d’un habitat d’intérêt ne pourra pas aller loin s’il supporte de tels coûts sans aide ni compensation. Les paiements pour services écosystémiques, tels que l’on commence à les proposer dans le cadre agricole, peuvent être des voies à creuser. 

Enfin, notre association recevant souvent des plaintes de riverains d’habitats anthropiques menacés d’assèchement et de destruction (canaux, étangs, plans d’eau), nous rappelons que le code de l’environnement ne distingue pas les milieux aquatiques ou les zones humides selon leur origine (naturelle, artificielle). Tout projet qui menace un tel habitat doit commencer par un diagnostic de biodiversité et une étude d’impact des options proposées : en cas d'indifférence, le rappel doit en être fait au maître d'ouvrage avec copie au préfet et au procureur. Si cet habitat est dégradé de manière intentionnelle, durable et sans précaution, une plainte peut être déposée. N'hésitez pas à nous signaler par courrier des menaces, particulièrement sur les hydrosystèmes de types plans d'eau et canaux.

Référence : Sousa R et al (2021), The role of anthropogenic habitats in freshwater mussel conservation, Global Change Biology, 27, 11, 2298-2314

31/08/2019

Une moule parmi les plus menacées au monde trouve refuge dans les canaux d'irrigation (Sousa et al 2019)

La moule perlière du Maroc figure parmi les 100 espèces les plus menacées au monde. Une équipe de chercheurs vient de montrer qu'elle trouve refuge dans des canaux d'irrigation au même titre que dans la rivière où ces canaux s'alimentent. Ils appellent de toute urgence la communauté des chercheurs et gestionnaires à prendre davantage en compte la réalité des habitats anthropiques, aujourd'hui négligés. Leur voix portera-t-elle? Notre association souligne depuis des années l'ignorance des milieux aquatiques nés des usages humains, et l'absence d'inventaire de biodiversité de ces habitats dans la politique des bassins versants. 


Le site d'étude, extrait de Sousa et al 2019, art cit. A La rivière. B le canal rive gauche. C et D: Pseudunio marocanus

La moule perlière d'eau douce marocaine Pseudunio marocanus (Pallary, 1918) (= Margaritifera marocana; Lopes-Lima et al., 2018) est un bivalve pouvant atteindre une taille maximale de 17 cm. Son cycle de vie est probablement supérieur à 50 ans. La Pseudunio marocanus est une espèce endémique du Maroc, classée en danger critique d'extinction par l'UICN et considérée comme l'une des 100 espèces les plus menacées au monde (Baillie et Butcher 2012). Cette moule d'eau douce a une importance particulière pour la conservation au regard de sa distribution restreinte, sa très faible abondance, son caractère phylogénétique unique puisqu'il s'agit de la seule espèce reconnue de Margaritiferidae en Afrique.

Depuis 2013, écologues et biologistes mènent des enquêtes approfondies sur les principaux bassins marocains pour mieux informer la répartition et la diversité des moules d'eau douce. Sur les 200 sites recensés jusqu'en 2018, seuls 14 contiennent des populations vivantes de P. marocanus (limitées aux bassins de l'Oum Errabiâ et du Sebou) et seules les rivières Laabid (bassin de l'Oum Errabiâ) et Bouhlou (bassin du Sebou) présentent encore des populations stables avec recrutement.

Lors de l'étude de la rivière Bouhlou, les chercheurs se sont avisés que la moule perlière du Maroc colonise aussi les canaux d'irrigation (appelé "sāqya"). L'analyse révèle qu'en densité au m2, longueur (donc âge) des individus et index de qualité d'habitats, les canaux peuvent parfois être aussi voire plus favorables que la rivière adjacente. Le graphique ci-après le montre :


Extrait de Sousa et al 2019, cliquer pour agrandir. A la densité, B la longueur des moules et C l'indice d'habitat; comparaison canal rive gauche, canal rive droite, rivière. 

N'étant pas informés de la présence de l'espèce menacée, les usagers de ces canaux ne prennent aucune précaution particulière. Ce qui peut mettre en danger les colonies installées.

Les chercheurs concluent :
"Actuellement, la communauté scientifique se concentre sur la manière dont les humains dégradent les écosystèmes d'eau douce et beaucoup moins d'attention est accordée à la manière dont les infrastructures anthropiques peuvent bénéficier à la biodiversité (Martínez-Abraín et Jímenez 2015). Bien que la présente étude soit géographiquement restreinte, nous recommandons que les futures enquêtes mondiales et les actions de gestion consacrées à la conservation des moules d'eau douce incluent des structures anthropiques telles que des canaux d'irrigation. Ces habitats artificiels ne peuvent se substituer aux conditions naturelles, mais dans un contexte de changement global, leur entretien peut constituer une assurance pour protéger certaines espèces de l'extinction locale. Les scénarios climatiques futurs prévoient une augmentation du nombre et de l'intensité d'événements climatiques extrêmes tels que les sécheresses dans la région méditerranéenne (Sousa et al 2016). Ainsi, l'identification des habitats de refuge telle que décrite ici peut être essentielle pour la protection de la biodiversité d'eau douce. 
Selon Chester et Robson (2013), la plus forte limitation des habitats anthropiques offrant des refuges pour la biodiversité d'eau douce est le manque de reconnaissance de leur valeur de conservation. Ces habitats sont généralement ignorés dans le cadre de la politique de gestion de l'eau, ce qui peut entraîner leur omission dans cette gestion (Gómez et Araujo 2008; Canals et al 2011; Casas et al 2011; Chester et Robson 2013). En fait, les stratégies de gestion respectueuses de l'environnement visant à préserver la biodiversité dans les systèmes d'irrigation sont inexistantes au Maroc, mais elles sont indispensables, en particulier dans les systèmes tels que celui présenté dans cette étude, présentant un grand intérêt pour la conservation des espèces menacées. Il existe des centaines de milliers de kilomètres de canaux d'irrigation (et de structures similaires) dans le monde et ces habitats peuvent être importants pour le maintien d'espèces très en péril telles que P. marocanus. S'ils sont gérés avec soin, les canaux d'irrigation de la rivière Bouhlou constitueront un refuge précieux et constitueront une assurance contre l'éventuelle disparition de l'une des 100 espèces les plus menacées de la planète."

Discussion
Dans une autre étude parue voici quelque mois, les chercheurs avaient montré que la moule perlière européenne - aussi protégée quoique moins menacée - peut trouver refuge dans des biefs de moulin et qu'une gestion mal informée de la répartition des débits entre la rivière et le bief avait conduit à l'extinction d'une population locale (cf Sousa et al 2019a).

Si tous les cas ne sont pas aussi critiques que celui de la moule perlière marocaine, la situation de la biodiversité des milieux aquatiques et humides reste néanmoins dégradée, notamment en France. Cela impose une attention sur tous ces milieux.

Notre association souligne de longue date le désintérêt des gestionnaires publics en France (OFB, agences de l'eau) pour la biodiversité des habitats anthropiques (cf exemple du manque d'analyse des plans d'eau par les instances en charge de l'évaluation écologique). L'absence d'étude et de reconnaissance de ces habitats produit une politique sous-informée de l'environnement aquatique et humide, y compris un manque d'information des propriétaires. C'est d'autant plus dommageable que la politique française de continuité en long est assez unique dans le monde par sa brutalité et son budget, avec une orientation très contestée vers des solutions radicales de destructions d'ouvrages entraînant des mises à sec d'étangs, retenues, canaux et biefs. Cela généralement sans inventaire de biodiversité (car seul le lit mineur à écoulement lotique est regardé comme d'intérêt et seuls les poissons soulèvent parfois l'attention). Nous devons de toute urgence repenser cette politique, qui est non seulement critiquable au plan patrimonial, paysager et énergétique, mais qui peut aussi se révéler dommageable à la conservation de la biodiversité des bassins versants ains qu'à la préservation de l'eau devenant rare.

Tous les ouvrages et leurs annexes n'ont pas forcément un intérêt majeur de conservation. Mais pour le savoir, il faut déjà les étudier, sans préjugé, en fonctionnement normal comme en période de débit exceptionnel (sécheresse, crue).

Référence : Sousa R et al (2019), Refuge in the sāqya: Irrigation canals as habitat for one of the world's 100 most threatened species, Biological Conservation, 238, 108209