Les casiers Girardon sont des structures installées en bord de Rhône à partir du XIXe siècle, afin de stabiliser les berges (alluvionnement) et de favoriser la navigation fluviale. Comme d'autres aménagements de type épis ou digues, ces casiers ont été considérés a priori comme des ruptures de continuité (latérale), ayant des effets négatifs sur le milieu. Or, comme le montre une équipe française de chercheurs, les casiers restés en eau et non végétalisés contribuent au contraire à la biodiversité du système fluvial, jouant le rôle de bras morts lentiques accueillants pour le vivant. Il y a donc intérêt à les conserver dans certains cas comme des "nouveaux écosystèmes" certes issus d'une artificialisation originelle, mais ayant acquis au fil du temps des propriétés écologiques d'intérêt. Cet exemple appuie la requête que porte notre association : mener une étude scientifique sur la biodiversité acquise des hydrosystèmes de moulins, d'étangs et de lacs, à l'heure où l'on fait disparaître un peu partout des aménagements anciens sans aucune évaluation sérieuse de leur faune, de leur flore, de leurs fonctionnalités et de leurs services écosystémiques.
Le plan Rhône a proposé la réactivation de la dynamique du fleuve, en particulier du travail d'érosion et d'inondation des berges correspondant à un fonctionnement sédimentaire plus naturel et à un enrichissement des écotones du lit majeur. Dans ce cadre, le démantèlement systématique des casiers Girardon a été envisagé comme une issue.
Maxine Thorel et ses 19 collègues, impliqués dans le diagnostic et le suivi scientifiques de ce plan Rhône, rappellent l'origine de ces casiers :
"Historiquement, les infrastructures d'ingénierie ont été développées principalement sur les parties basses et moyennes du Rhône au cours de deux périodes principales: (1) de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle lorsque la navigation a été favorisée; et du milieu à la fin du XXe siècle, lorsque la production d'hydroélectricité a impliqué une série de tronçons de dérivation, avec des canaux parallèles au chenal naturel du Rhône. La première période, qui concernait principalement le tronçon de 300 km de l'aval de Lyon à la mer Méditerranée, a impliqué la construction d'un système complexe de casiers Girardon de protection de berges. Des infrastructures submersibles longitudinales et latérales ont été construites dans le canal d'écoulement principal dans le but de rétrécir le chenal naturel et de concentrer le flux en le déconnectant des canaux secondaires. Les surfaces généralement rectangulaires, délimitées par les infrastructures, sont appelées "casiers Girardon". En une centaine d'années, la plupart de ces structures se sont remplies de sédiments et sont devenues terrestres, et elles ne remplissent plus leur rôle antérieur de pièges à sédiments." Toutefois une certaine proportion de ces casiers (environ 20%) sont toujours en eau aujourd'hui.
Des propositions pour enlever les casiers Girardon et restaurer les marges alluviales ont émergé après des inondations majeures au début des années 2000 (période de retour d'environ 100 ans dans le tronçon inférieur du Rhône). Mais les chercheurs rappellent que d'autres enjeux liés aux casiers sont aussi apparus concernant l'avenir de ces aménagements hydrauliques : "
au fil du temps, d'autres fonctions et services écosystémiques (par exemple, les avantages de la végétation alluviale, le refuge des organismes riverains, la restauration, l'appréciation esthétique, la valeur des établissements humains ...) ont été inclus dans le débat public avec l'objectif de préserver les casiers Girardon. Par conséquent, il devenait nécessaire de déterminer et d'équilibrer les bénéfices et les risques liés à l'élimination des casiers".
Si les casiers terrestrialisés sont de faible intérêt écologique, il n'en va pas de même pour les casiers Girardon qui sont encore en eau. Une campagne de mesure de la diversité biologique a été organisée sur deux points, Le Péage-de-Roussillon (PDR) et Arles (ARL).
"La diversité α a été calculée pour 12 casiers distincts dans les stations PDR et ARL sur la base de la diversité des macro-invertébrés et du phytoplancton. Les deux sites présentaient des situations distinctes permettant l'examen de différentes perspectives de restauration. Les six casiers PDR étaient situés dans un tronçon de rivière contourné contrairement aux six casiers ARL, qui étaient situés directement dans le chenal principal. Les patrons de diversité alpha variaient parmi les casiers étudiés, allant de 13 à 42 espèces pour le phytoplancton et de 11 à 39 taxons pour les macro-invertébrés."
"Des valeurs plus élevées de β-diversité pour le phytoplancton et les macro-invertébrés ont été observées sur le site ARL, avec 45 espèces et 17 espèces respectivement, alors que le site PDR présentait un plus haut degré de similarité pour le phytoplancton (37,4 espèces) et les macro-invertébrés (15,4). Les systèmes d'épis du PDR présentaient un taux de renouvellement des espèces légèrement inférieur à celui d'ARL. Cependant, les deux sites présentaient une valeur assez élevée de β-diversité (…). Enfin, les assemblages de faune et de flore dans les casiers étaient dissemblables entre PDR et ARL. Cela contribue à la diversité globale entre les tronçons de la rivière. Différentes vitesses du courant, caractéristiques des substrats et connexions hydrologiques produisent une large gamme d'habitats et d'ensembles biologiques divers associés lorsque tous les champs d'épis sont analysés ensemble."
Il existe donc un intérêt écologique au maintien de ces casiers-là plutôt qu'à leur démantèlement, pourvu qu'un modèle de décision bien informé soit conçu. Les scientifiques concluent :
"Les casiers Girardon aquatiques sont des nouveaux écosystèmes, principalement lentiques, qui pourraient être considérés comme des bras morts écologiquement importants. De telles caractéristiques sont connues pour fournir des conditions de vie favorables à plusieurs organismes aquatiques tels que les amphibiens ou les poissons pendant l'ontogenèse (Tockner et al., 1998), ainsi que les macro-invertébrés et le phytoplancton comme démontré dans notre étude."
Discussion
Le travail de Maxine Thonel et de ses collègues s'inscrit dans un mouvement prenant de plus en plus de vigueur en écologie de la conservation : la prise en compte des "
nouveaux écosystèmes", c'est-à-dire des écosystèmes résultant d'une action humaine passée dont le but n'était pas l'environnement, mais dont la faune et la flore ont finalement profité (voir par exemple
Backstrom et al 2018). Un travail similaire sur le rôle des épis hydrauliques dans la biodiversité (des trichoptères) vient de paraître sur le bassin de l'Oder (voir
Buczynnska et al 2018)
Les chercheurs français font observer : "
les directives de gestion des Casiers Girardon du Rhône devraient être adaptées en fonction des conditions locales, des bénéfices attendus et des besoins, et être conduites en coordination avec tous les acteurs impliqués et affectés par la restauration." Cette phrase, nous pourrions la reprendre mot pour mot en remplaçant les casiers Girardon par les étangs, les retenues et biefs de moulins, les lacs de barrage. Tous ces systèmes hydrauliques sont la résultante de l'action humaine et tous sont susceptibles de bénéficier localement au vivant. Pour le savoir, il faut le vérifier : faire des
inventaires de biodiversité et de fonctionnalité. Mais les travaux restent extrêmement rares en France (voir pour des exemples sur les canaux
Aspe et al 2014 et sur les étangs
Wezel et al 2014, dont les conclusions suggèrent qu'il y a bel et bien matière à inventorier ces systèmes; voir les résultats de
Davis et al 2008 au Royaume-Uni sur les petits systèmes lentiques et l'appel de
Hill et al 2018 pour intégrer les "oubliés" de la politique européenne de l'eau).
Il serait du ressort de l'agence française pour la biodiversité de coordonner, animer, inspirer ce travail d'examen critique des nouveaux écosystèmes aquatiques. Mais il y a plusieurs conditions à cela : que cette agence ne reste pas prisonnière de directives politiques où la connaissance doit d'abord certifier divers choix publics, et non pas chercher librement à comprendre la complexité du réel (au risque de contredire parfois ces choix publics) ; que l'approche écologique des milieux aquatiques ne se résume pas à un conservationnisme strict, voire un horizon fixiste (
Alexandre et al 2017) où le retour aux conditions pré-industrielles ("
renaturation") et l'atteinte d'un "
état de référence" intangible formeraient les seuls guides de réflexion et d'action ; que les
biais halieutiques s'expliquant par des trajectoires institutionnelles anciennes ne continuent pas de focaliser à l'excès sur certaines espèces dans l'examen du vivant aquatique.
L'étude de la
biodiversité des hydrosystèmes et de sa dynamique à l'Anthropocène est encore un champ en construction. Avant d'intervenir sur les milieux, leur diagnostic sans préjugé est un impératif et, dans le cas aquatique, des fonds publics sont mobilisables en ce sens. Mais il y faut la volonté: existe-t-elle, à l'heure où le ministère annonce un plan pour la biodiversité?
Référence : Thonel M et al (2018),
Socio-environmental implications of process-based restoration strategies in large rivers: should we remove novel ecosystems along the Rhône (France)?, Regional Environmental Change, https://doi.org/10.1007/s1011
Illustration : le Rhône au Péage-de-Roussillon (source IGN, Géoportail).