L'état des lieux 2019 du bassin Seine-Normandie révèle que 68% des cours d'eau sont en mauvais état écologique et autant en mauvais état chimique. Pire pour les plans d'eau avec 91% en mauvais état écologique tandis que 70% des nappes restent polluées. Malgré un milliard € d'argent public dépensé chaque année par l'agence de l'eau, la mise en oeuvre de la directive européenne sur l'eau est donc un désastre: les 100% de masses d'eau en bon état chimique et écologique étaient censés être atteints... dès 2015! Une partie des déclassements récents vient de ce que la France a dû mettre à jour les règles d'évaluation pour intégrer des polluants cachés jusqu'alors. Par ailleurs, alors que la pression des pesticides est toujours aussi intense et que celle des nitrates augmente, l'état des lieux Seine-Normandie continue de faire une présentation biaisée du poids relatif des impacts. Le comité de bassin nommé en 2020 sera saisi de ces mauvaises pratiques et mauvais résultats, afin que le SDAGE 2022 ré-oriente la politique de l'eau sur ses priorités.
Tous les 6 ans, en conformité à la directive cadre européenne sur l'eau et en préparation des programmations de dépense publique (
SDAGE), les agences de l'eau font une évaluation de l'état chimique et écologique des rivières, des lacs, des estuaires et des nappes.
Les règles d’évaluation de l’état des eaux de surface ont évolué depuis le dernier état des lieux afin de s’harmoniser entre États-membres de l’Union européenne, en adaptant les méthodes et indices comparables pour l’évaluation du bon état. La commission européenne a aussi exigé de prendre en compte les évolutions des listes de substances pour l’évaluation de l’état chimique et de l’état écologique (polluants spécifiques), ce que la France a fait avec retard.
Les résultats de l'agence de l'eau Seine-Normandie sont parus. Ils sont mauvais: la
qualité écologique a progressé de 3% seulement en 6 ans à critère constant, et elle a régressé de 6% en critère intégrant les nouveaux polluants auparavant négligés. Seuls 4 plans d'eau sur 47 (9%) sont en bon état. Aujourd'hui, 68% des cours d'eau ne sont pas en bon état écologique au sens DCE.
"Concernant l’état écologique, à règles constantes, le bassin connait une évolution lente mais positive, avec un passage de 38 % en 2013 à 41 % en 2019 de cours d’eau en bon ou très bon état écologique. Par ailleurs, le nombre de masses d’eau en état médiocre ou moyen régresse de 17 à 14 %. Avec les nouvelles règles d’évaluation, qui intègrent des progrès scientifiques et visent à mieux cibler les pressions à l’origine des dégradations, le nombre de cours d’eau en bon état écologique est de 32 % en 2019. Pour ce qui concerne les plans d’eau, on passe de 9 à 4 en bon état écologique, sur les 47 que compte le bassin."
Etat écologique des cours d'eau 2919 : toujours les 2/3 en état mauvais ou moyen, donc hors des critères de qualité DCE 2000.
Aucun progrès n'est observé sur
l'état chimique (pollutions type pesticides, perturbateurs endocriniens, etc.) : 10% seulement des masses d'eau sont totalement exemptes de pollutions, 32% si l'on écarte les polluants ubiquistes les plus répandus (comme les résidus de combustion HAP).
Cette analyse est conservatrice car des milliers de molécules à effet potentiellement dommageables pour le vivant circulent et interagissent, alors que seule une centaine est de mesure obligatoire pour la DCE, sans prise en compte d'effet synergistique (voir
Stehle et Schulz 2015). Par ailleurs, des préoccupations émergentes comme les
micro-plastiques ne sont pas intégrées.
"L’état chimique est évalué à partir d’une liste de substances établie à l’échelle européenne. Celle-ci comprend deux types de paramètres, ceux liés à la politique de l’eau et ceux dits ubiquistes, c’est-à-dire qu’ils sont majoritairement rejetés ou stockés dans d’autres compartiments que les eaux comme l’air et le sol.En termes de résultat, l’état chimique reste stable depuis le dernier état des lieux, malgré une augmentation du nombre de paramètres pris en compte par rapport au précédent état. Il est évalué à 32 % de bon état avec les substances ubiquistes et 90 % sans ubiquistes. Sur les 57 masses d’eau souterraines rattachées au bassin Seine-Normandie, 17 masses d’eau, soit 30 %, sont en bon état chimique."
Pollution chimique des cours d'eau 2019 : aucune progression depuis 2013.
La
pollution par nitrate s'aggrave à nouveau, alors que la directive sur cet intrant date de 1991 : on passe de 67 masses d’eau cours d’eau déclassées en 2013 à 141 en 2019. Le nombre des masses d’eau cours d’eau déclassées par les nitrates a donc plus que doublé.
Dans le même temps, les choses ne s'arrangent pas du côté des
pesticides : 598 masses d’eau de surface sur 1 651 se trouvent en pression significative du fait des pesticides, soit à peu près un tiers des masses d’eau superficielles du bassin et 36 masses d’eau souterraines sont en pression significative 2019 sur 57 (soit 63%).
La présentation trompeuse des impacts
L'agence de l'eau Seine-Normandie rappelle dans ce rapport les modifications morphologiques des rivières.
"Les cours d’eau sont des milieux dynamiques dont le fonctionnement dépend de leur hydrologie (débits...), de leur morphologie (forme du lit et des berges...) et de leur continuité longitudinale ou latérale, qui a un impact sur la circulation des poissons et des sédiments : ces trois composantes constituent l’hydromorphologie du cours d’eau. Les activités humaines font pression en instaurant des obstacles à l’écoulement, en recalibrant ou rectifiant la rivière, en artificialisant les berges, ou encore en déconnectant la rivière de son lit majeur, mais aussi, au-delà du cours d’eau, en drainant des zones humides, en imperméabilisant des sols...
Globalement, la pression hydrologique est majoritairement stable sur le bassin (elle s’exerce sur 30 % des masses d’eau). Elle diminue sur 20 % des masses d’eau et s’accroît sur 24 % d’entre elles.
En termes de continuité, si la densité des ouvrages reste un frein majeur au transit sédimentaire et à la circulation des poissons, la pression diminue globalement sur le bassin, avec une stabilité sur 45 % des masses d’eau et une diminution de cette pression sur 33 % d’entre elles, notamment en Normandie.
La pression morphologique est la composante la plus altérée sur le bassin et les améliorations ne sont pas significatives à l’échelle globale où 80 % des masses d’eau sont concernées : stable sur 40 % des masses d’eau, la morphologie s’améliore sur 28 % et se dégrade sur 32 % d’entre-elles notamment du fait de l’urbanisation."
Toutefois, l'agence de l'eau ne sort pas de sa présentation trompeuse des pressions, en laissant entendre qu'elles auraient toutes le même impact sur la qualité de l'eau. Dans sa projection des enjeux 2027 si rien n'est fait, voilà ce qu'elle écrit :
"L’hydromorphologie arrive en tête des pressions susceptibles d’avoir un impact significatif sur l’état des cours d’eau en 2027, pour 61 % d’entre eux. (...) Le second facteur de pression identifié pour 2027 est la présence de produits phytosanitaires, pour 41 % des cours d’eau (...) Le troisième facteur, qui concerne 27 % des cas, est lié aux pollutions en azote, phosphore et matière organique issues des stations d’épuration"
Pour le lecteur profane et pour les non-experts du comité de bassin, l'impression donnée par cette présentation est que la morphologie pose le plus gros problème, car c'est le plus gros chiffre de pression.
Or c'est absurde : les pressions n'ont pas toutes la même importance. L'écologie ne consiste pas simplement à lister des observations, mais à comprendre la dynamique des systèmes vivants dans leurs milieux. Une retenue en place ne tue pas les espèces aquatiques, au contraire, alors qu'un assec ou une pollution aiguë les tue. Pour comprendre le poids relatif des pressions, il faut partir de la biologie des cours d'eau et plans d'eau, en inventoriant déjà complètement le vivant, puis voir comment ce vivant est affecté par des divers facteurs de pression.
La recherche scientifique montre le rôle majeur des polluants et usages des sols
En hydro-écologie quantitative, on cherche ainsi à comprendre pourquoi certains assemblages de poissons, d’insectes ou d'autres indicateurs biologiques varient en construisant un modèle multifactoriel à partir des données pouvant expliquer la variation (typiquement l’usage des sols du bassin versant, l’état des berges et la ripisylve, les intrants et les polluants, l’urbanisation, la densité de barrages, la place dans le réseau hydrographique, etc.), cela sur le plus grand nombre possible de masses d’eau et de données (pour avoir davantage de puissance explicative du modèle, et pour mieux mesurer le résidu non expliqué).
Les variables descriptives du modèle incluent donc les données à expliquer (états biologiques), l’ensemble des pressions et impacts connus, mais aussi bien sûr tous les paramètres spatiaux (place du point de mesure dans le réseau) et naturels (hydro-éco-région, pente, température, etc.).
C’est au prix de cet effort de modélisation des données sur un bassin que l’on peut analyser et pondérer les facteurs de variation de l’état écologique, donc
informer correctement le public / le décideur et allouer correctement les moyens financiers. Il faut noter que même cette analyse avancée forme un minimum exploratoire et explicatif : il y aura une marge d’incertitude à estimer ; il y aura un résidu plus ou moins important de variabilité non expliquée ; cela demandera dans un second temps une analyse rivière par rivière.
Cette pratique devient assez courante en science des rivières. Des exemples sont donnés en France dans les travaux de
Van Looy 2014 (pour analyser le poids des densités de barrages à différentes échelles),
Villeneuve et al 2015 (pour une analyse prédictive des états biologiques selon les impacts à 3 échelles spatiales),
Corneil et al 2018 et Villeneuve et al 2018 (pour des analyses des causes de variations des invertébrés) ; en Allemagne dans les travaux de
Dahm et al 2013 (pour une analyse multicritères des causes de variation de 3 paramètres biologiques sur 2000 points de mesures). Nous avions publié une
synthèse de ce type de travaux.
Nous disposons donc des outils d’analyses opérationnels, produits par la recherche appliquée: sont-ils mobilisés par les agences de l’eau ? Non. On continue en 2019 d'énumérer simplement des pressions, sans être capable de les hiérarchiser. Or, ces travaux de recherche montrent tous qu'il y a
deux principaux prédicteurs de dégradation des indicateurs poissons ou invertébrés :
- les polluants,
- les usages des sols du bassin versant.
Ces études montrent aussi que la
densité de barrage n'est
pas du tout un bon prédicteur de l'état écologique et chimique au sens de la DCE – en contradiction avec la destruction massive d'ouvrages en rivière que l'agence de l'eau Seine-Normandie a engagé depuis 10 ans. Il est scandaleux que ces connaissances ne soient pas portées aux comités de bassin et au public.
Enfin, soulignons que la directive cadre européenne prévoyait que des rivières modifiées au plan morphologique dans l'histoire et
s'étant éloignées d'une "naturalité" sans impact humain étaient éligibles au statut de
"masses d'eau fortement modifiées" : on y admet que les populations biologiques changent avec la morphologie nouvelle du lit, tout en demandant de supprimer les pollutions chimiques. C'est cohérent, de bon sens et de moindre coût : déjà avoir une eau propre, quitte à faire évoluer la morphologie des lits mineur et majeur au gré des opportunités, notamment la recréation des zones humides et boisements alluviaux (
la continuité latérale paraît un enjeu mieux établi que la continuité en long pour la biodiversité). Mais les services de l'agence de l'eau Seine-Normandie continuent de refuser de classer la plupart des masses d'eau dans cette catégorie, alors même qu'ils admettent des changements morphologiques anciens et nombreux. C'est une contradiction flagrante.
Conclusion : le SDAGE 2022 devra se recentrer sur les priorités
Les agences de l'eau ont été informées de notre souhait de prendre ces travaux en compte, des les appliquer aux bassins et de les expliquer au public: l'état des lieux 2019 démontre qu'en Seine-Normandie, leur administration fait la sourde oreille (comme à son habitude).
Nous engagerons donc une campagne d'information du comité de bassin et des parlementaires, pour exiger un SDAGE 2022 consacré aux priorités réelles pour la qualité de l'eau, des milieux et des paysages des bassins de Seine et de Normandie.
Références citées
Corneil D et al (2018), Introducing nested spatial scales in multi-stress models: towards better assessment of human impacts on river ecosystems, Hydrobiologia, 806, 1, 347–361 ; Dahm V. et al. (2013), Effects of physico-chemistry, land use and hydromorphology on three riverine organism groups: a comparative analysis with monitoring data from Germany and Austria, Hydrobiologia, 704, 1, 389-415 ; Van Looy K et al (2014), Disentangling dam impacts in river networks, Ecological Indicators ,37, 10-20 ; Villeneuve B et al (2015), Can we predict biological condition of stream ecosystems? A multi-stressors approach linking three biological indices to physico-chemistry, hydromorphology and land use, Ecological Indicators, 48, 88–98 ; Villeneuve B et al (2018), Direct and indirect effects of multiple stressors on stream invertebrates across watershed, reach and site scales: A structural equation modelling better informing on hydromorphological impacts, Science of the Total Environment, 612, 660–671