La Touques, fleuve côtier de 109 km situé surtout dans le Calvados (pays d'Auge), est considérée comme la première rivière à truite de mer de France.
Les premières actions sur ce cours d'eau ont été lancées dans les années 80 par les pouvoirs publics (Plan grands migrateurs, premières passes à poissons), à partir d'obligations réglementaires déjà existantes (arrêté du 6 janvier 1986, décret et arrêté du 15 décembre 1999 et art. L 432.6 Code de l’environnement).
Au début des années 1990, une action plus engagée sur le volet de restauration de continuité écologique a été portée. En 1994, l’État et les collectivités locales financent la création de l’association PARAGES regroupant des représentants des collectivités territoriales et des pêcheurs du bassin versant.
Le motif en était au premier chef (dans les statuts) de "réhabiliter, entretenir et valoriser les cours d’eau et développer le tourisme pêche grâce à une politique de maîtrise du droit de pêche". Le tourisme halieutique, en particulier le public très mobile des pêcheurs à la mouche (une technique particulière de pêche), fut donc le premier argument d'action avec la promesse de valoriser le pays d'Auge par des ressources touristiques liées à la pêche de la truite de mer. A condition que ses populations se reconstituent. Par la suite, il a été avancé que le bassin versant ayant assez peu de pressions anthropiques d'usages des sols, la restauration morphologique de la rivière serait également le meilleur moyen de garantir son bon état écologique général.
L'ensemble de ces promesses a-t-il été tenu ? Une expérience grandeur nature sur un bassin entier permet de vérifier les réalités.
73 ouvrages détruits ou aménagés, près de 4 M€ de dépense pour la seule continuité
Dans un premier point publié en 2007 par l'Agence de l'eau Seine-Normandie (Site 4.3bis, Le bassin versant de la Touques, Bocages normands), il est fait état sur la période 1991-2006 de 4,5 millions d'euros de dépense (financement public à 40%), avec pour premier poste à 1,7 millions € les travaux sur ouvrages hydrauliques : 19 effacements et 33 passes à poissons. Les autres postes concernent notamment des travaux de restauration physique et d'entretien (1,7 M€ également en cumulé).
Dans un second point publié par le syndicat du bassin versant de la Touques en 2011 (source), il est fait état de 33 ouvrages supprimés ou abaissés (1,2 million €) et de 38 ouvrages de franchissement (2,5 millions €). Nous n'avons pas trouvé de document plus récent, le site de suivi des migrateurs faisant état d'un total de 73 ouvrages traités.
Le schéma ci-dessus montre les aménagements de la période 1980-2009. On observe au passage qu'un seul aménagement (passe de Breuil-en-Auge) a engagé presque 30% du gain de linéaire pour la truite.
Un succès pour la remontée de truites de mer…
L'évolution des remontées de truites de mer à la station vidéo de la passe à poissons de Breuil-en-Auge montre que le nombre de poissons y a été multiplié par quatre à cinq entre 2001 et 2014 (effectif des dernières années entre 5000 et 7000), celui des saumons ayant connu une évolution similaire, mais sur une population beaucoup plus faible (entre 30 et 70 relevages ces dernières années).
Historique des comptages, source
Pour les dépenses engagées et le patrimoine détruit, on a donc gagné en 30 ans quelques milliers de poissons de deux espèces migratrices.
…mais sans avancée sur d'autres poissons...
Qu'en est-il des autres poissons de la Touques? Ont-ils bénéficié de manière notable de l'ouverture de plus de 70 obstacles? Nous n'avons trouvé aucune étude piscicole globale sur l'ensemble du bassin, a fortiori aucune étude de biodiversité au-delà de la question des poissons. Problème habituel de la réforme actuelle de continuité, centrée sur des gains très spécialisés et ne donnant pas une vision écologique globale des effets observés.
Nous avons téléchargé sur la base Image les données de pêche électrique sur la Touques. Deux stations de mesure donnent des résultats entre les années 1980 (ou début 1990) et les années 2010 : Moutiers-Hubert et St-Martin-de-la-Lieue (cliquer pour agrandir).
Outre une forte variabilité interannuelle, on observe qu'il n'y a pas d'évolution sensible dans le temps vers l'amélioration des espèces autres que la truite de mer. Sur la station ayant le plus de mesures, les meilleurs scores de densité se retrouvent au début de la période plutôt qu'à la fin (anguille, chabot, vairon), signalant que les capacités d'accueil du milieu se sont éventuellement dégradées pour les espèces à moindre densité. On note aussi au passage la présence de quelques truites arc-en-ciel et ombres, espèces non natives du bassin de Normandie. Cela rappelle le double discours de la pêche, qui vante parfois "l'intégrité biotique" des milieux, mais qui n'hésite pas à perturber cette intégrité par des empoissonnements d'espèces étrangères aux bassins.
... avec un état chimique et écologique toujours dégradé
La Touques visait le bon état, voire le très bon état écologique dès 2015 pour ses masses d'eau. Et un certain discours prétend que la restauration morphologique (continuité, habitat, berge, soit justement les dépenses réalisées sur la Touques) serait pour certaines rivières le moyen le plus sûr de parvenir à ce bon état écologique.
En cherchant sur les données AESN du dernier bilan de l'état écologique des eaux (2013), on voit que ce programme n'est pas atteint. En fait, une seule station de la Touques atteint le bon état écologique, les autres sont toujours en état moyen (ci-dessous, cliquer pour agrandir).
Les données chimiques ne respectent pas davantage nos obligations (ci-dessous, cliquer pour agrandir). Tous les cours d'eau du bassin sont en mauvais état chimique, dégradés par les HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques). Il est à noter que pour la Touques elle-même, l'Agence de l'eau reconnaît un indice de confiance faible dans l'appréciation, ce qui signifie un risque élevé de manquer la présence de polluants circulant dans les eaux. Nous ne sommes pas parvenus à trouver en ligne les données sources des relevés chimiques ni leurs méthodologies.
Les lourds investissement consentis sur un compartiment particulier (morphologie et continuité) n'ont donc pas entraîné un respect de nos obligations de qualité de l'eau et des milieux sur tout le linéaire.
Une catastrophe de gestion: revenus dix fois moindres qu'escomptés, association en liquidation, riverains insatisfaits
Marie-Anne Germaine (Laboratoire GECKO (EA 375), UFR SSA, Université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense) a étudié le territoire de la Touques. En 2011, elle a publié un bilan peu flatteur des 20 années de gestion (Germaine 2011 voir aussi l'article récent de Lespez et al 2016).
Que nous disent les travaux de cette universitaire?
Tout pour les pêcheurs à la mouche, pas grand chose pour les riverains - "Ce changement paysager a par ailleurs suscité de nouvelles attentes chez les habitants de la vallée. Celles-ci s’expriment principalement par une demande d’accessibilité au cours d’eau. Or, PARAGES n’ayant pas prévu une valorisation autre que la pêche, les habitants et touristes se trouvent exclus et privés d’accès aux berges : en dehors de la traversée urbaine de Lisieux qui a profité d’un aménagement des bords de la Touques en 2005 (chemins piétonniers, aires de repos…), seule une courte section (propriété d’une ferme musée) propose un cheminement au bord de la Touques. Interrogés sur l’opportunité de profiter de la valorisation de la rivière pour aménager un parcours piétonnier, les gestionnaires répondent que le projet est impossible du fait de son incompatibilité avec la pêche."
Des aménagements non viables dans la durée - "Comme les pêcheurs s’en félicitaient, 'chaque parcours loué à PARAGES reçoit en contrepartie une renaturation par génie végétal ainsi qu’un entretien régulier sans frais à la charge du propriétaire'. Ce système pesait en réalité sur les éleveurs qui exploitent des herbages de fond de vallée. Si PARAGES a financé l’installation d’abreuvoirs et de clôtures le long des berges, elle a ensuite confié leur entretien aux agriculteurs. Or, ces derniers sont peu enclins à modifier leurs pratiques pour entretenir des équipements non choisis et dont ils estiment qu’ils ne représentent pas d’avantages productifs. Par ailleurs, une marge piétonnière de 1,50 à 2m entre la berge et la clôture a été négociée. Elle constitue un manque à gagner pour l’exploitant mais son entretien est assuré par l’association tous les ans. Aujourd’hui, ces bandes sont mal entretenues et certains éleveurs préfèrent conserver les ronciers qui s’y sont développés comme clôtures naturelles pour que les bêtes ne traversent pas la rivière. Accumulées, ces contraintes favorisent un abandon des fonds de vallées"
Des pêcheurs locaux exclus par une "aristocratie" de la pêche - "La création des parcours spécifiques exclut les pêcheurs locaux qui pratiquent peu la pêche sportive. Ces derniers se sont vus privés de l’accès à un certain nombre de berges (parcours spécifiques, pépinières) pourtant fortement appréciées et fréquentées jusque-là. Ils se sont sentis d’autant plus dépossédés de leur rivière que la pêche à la mouche, requérant beaucoup de temps de loisir, de technicité et un équipement coûteux, est considérée comme un 'loisir haut de gamme […] assurant une différenciation sociale marquée' (Bonnieux, 1993). Ils ont alors protesté en organisant des manifestations contre une pêche réservée aux riches « horsains » et dénoncé une privatisation de la Touques. Ces réactions témoignent du manque de concertation qui a présidé à la gestion de la rivière."
Des kayakistes et autres usagers pas toujours contents - "la Touques est pratiquée par des kayakistes : un club fonctionne à l’année à Lisieux et deux établissements louent des canoës-kayaks pour descendre la rivière depuis Pont-l’Evêque. Ces derniers sont partagés : ils profitent de l’ouverture de certains barrages qui rend le parcours de la Touques plus agréable puisqu’il n’est plus nécessaire de sortir l’embarcation de l’eau pour les franchir, de la création d’un parcours d’eaux vives à Lisieux qui remplace depuis 2008 un barrage-clapet d’une hauteur de 1,90 m mais ils doivent aussi composer avec la diminution des hauteurs d’eau. L’aménagement du barrage-clapet a par exemple supprimé le plan d’eau en amont utilisé comme terrain d’entrainement au kayak polo. Finalement, la politique menée par l’association s’est opérée sans concertation avec les autres usagers et sans réflexion sur les aménités associées à la rivière ou toute autre forme de valorisation que le tourisme halieutique."
Des bénéfices économiques surévalués d'un facteur 10 - "Le surplus journalier généré par la pratique de la pêche à la truite de mer sur la Touques a néanmoins fait l’objet d’analyses économiques (Bonnieux et Vermersch, 1993 ; Bonnieux, 2000). Celles-ci s’appuient sur l’évaluation du coût d’une saison de pêche décomposée d’une part en droits de pêche et frais de séjour, qui profitent directement à l’économie locale, et d’autre part en équipement et transport, dont les bénéfices locaux directs paraissent moins évidents. Ces travaux estiment à 762 245 € (Bonnieux et Vermersch, 1993) puis 1 562 775 € (Bonnieux, 2000) l’impact de la pêche sur l’économie locale sans que les facteurs de cette réévaluation soient clairement explicités. Il est certain que la pêche a profité aux gîtes de pêche labellisés ainsi qu’à quelques autres structures d’hébergement et de restauration. Leurs gains sont toutefois limités par une durée de séjour relativement courte : le nombre de nuitées par jour de pêche était estimé à 0,7 en moyenne pour la période 1998-2002 par PARAGES. La variabilité des chiffres annoncés montre en outre qu’il reste difficile de mesurer précisément cette valeur : 3 000 nuitées dans les gîtes et hôtels de la vallée et 3 500 repas suscités par l’activité halieutique pour l’AESN (2007) contre 6 000 nuitées/an liées à la pêche selon le diagnostic du futur Agenda 21 du Pays d’Auge (Pays d’Auge Expansion, 2009). En revanche, l’activité permet clairement de doper la fréquentation touristique de la vallée en saison creuse (mai/juin puis septembre/octobre) puisque 80 % des journées sont vendues hors pleine période touristique (AESN, 2007). Au final, les hypothèses de retour sur investissement semblent s’être révélées exagérément optimistes puisque celles-ci sont en définitive évaluées à 110 000 € en 2003 (hébergement, restauration, droits de pêche) par PARAGES."
Au final, liquidation de la structure porteuse- "Mise en liquidation judiciaire suite à un déficit chronique et des difficultés de gouvernance, l’association a négocié une année blanche en 2008 auprès des propriétaires qu’elle n’était pas en capacité de payer. À la fin de cette période, l’association a finalement été dissoute."
Ce qu'il faut retenir de ces premières expériences à grande échelle de continuité écologique
Avant de devenir une politique nationale, la continuité écologique a fait l'objet d'engagements locaux. Ceux-ci furent loin d'être tous des succès. Nous avions par exemple évoqué la politique de restauration du saumon sur l'axe Loire-Allier qui, malgré quarante ans de programmation et un soutien constant du financeur public, ne parvient pas aujourd'hui à retrouver de meilleurs chiffres que dans les années 1970 et produit pour l'essentiel du saumon élevé en captivité. La Touques offre un autre exemple où, à côté du succès incontestable sur l'objectif centré sur une seule espèce de poisson (truite de mer), il n'apparaît pas que l'état de la rivière et les intérêts de riverains aient fait l'objet de toute l'attention nécessaire.
Que peut-on retenir de l'exemple de la Touques?
- La restauration de continuité prend du temps, plus de 30 ans depuis les premières passes de la Touques, ce qui rend irresponsable le choix actuel d'un délai de 5 ans (ou même 10 ans) pour la mettre en oeuvre sur des rivières entières présentant des dizaines d'obstacles,
- cette restauration coûte cher (ici de l'ordre de 4 millions € pour la continuité elle-même, sans compter les autres aménagements de berge et lit) et la dépense d'argent public doit faire l'objet d'un débat démocratique sur chaque cours d'eau,
- le bénéfice obtenu sur des catégories particulières de poissons migrateurs est réel, mais il ne préjuge pas du reste de la biodiversité aquatique ni des obligations de bon état chimique et écologique des eaux,
- le lobby de la pêche joue un rôle anormalement important dans la genèse et la mise en oeuvre de la continuité écologique, alors que les intérêts particuliers de ce loisir ne coïncident pas spécialement avec ceux des autres usagers ou des riverains. Par ailleurs, de nombreux pêcheurs ne se retrouvent pas dans le discours de la défragmentation, ils préfèrent localement les profils d'écoulement proposés par les rivières aménagées,
- les faibles services rendus par les écosystèmes restaurés n'incitent pas à aménager d'autres vallées lorsque les coûts sont importants, par exemple celle la Sélune où le lobby de la pêche a là aussi prétendu sans preuve convaincante qu'il y aurait des revenus conséquents en tourisme halieutique, alors que les ouvrages et leurs lacs rendent déjà des services bien réels à la population locale (voir nos articles sur le dossier de la Sélune),
- quand l'administration se décidera à tirer un premier bilan de la continuité, l'exemple de la Touques montre que cet exercice ne saurait se limiter à compter des migrateurs, il faudra détailler l'ensemble des coûts, les effets sur le reste de la faune piscicole (a minima) et la contribution de la restauration de continuité aux autres paramètres biologiques / chimiques des masses d'eau concernées.