Francesco Donati, Laurent Touchart et Pascal Bartout (Université d’Orléans, Département de Géographie) ont analysé le comportement thermique de quatre retenues de seuils de moulin.
Voici comment les auteurs exposent la motivation de leurs travaux :
"Les cours d'eau de France métropolitaine sont potentiellement exposés à la dégradation causée par les ouvrages hydrauliques, du fait de leur diffusion sur les rivières du pays. Parmi ces structures, on trouve des seuils, omniprésents au sein du réseau hydrographique français. Dans un cours d'eau, la présence d'un seuil entraîne une modification de ses conditions hydrauliques, dont l'effet le plus remarquable est la formation d'une zone de vitesse d'écoulement lent en amont (Csiki & Rhoads, 2010). Cette réduction de vitesse pourrait être de nature à provoquer une sorte d'effet barrage, favorisant la formation de zones d'écoulement lentique (Malavoi & Salgues, 2011) et la substitution des caractéristiques lotiques du cours d'eau par des caractéristiques lentiques (Souchon & Nicolas, 2011), mais les études pour le confirmer ou l'invalider manquent pour les contextes français.
Les cours d'eau en amont sont-ils convertis en plans d'eau stagnants ou conservent-ils leurs caractéristiques actuelles? A travers des études de cas françaises, utilisant le paramètre de température de l'eau, qui est la principale cause de stratification de la densité de l'eau, l'objectif de cette étude est d'essayer de répondre à cette question pour mieux comprendre les effets des déversoirs sur les milieux aquatiques."
Pour répondre à cette problématique, les chercheurs ont étudié deux rivières de types hydro-climatiques différent : trois retenues de moulin sur les Mauves, affluents de la Loire qui coulent sur 45 km dans le département du Loiret, à l'ouest de l'agglomération d'Orléans ; une retenue de moulin sur la rivière Zinsel du Nord, affluent de la Moder qui coule sur 43 km entre les départements de la Moselle (57) et du Bas-Rhin (67), dans le nord-est de la France.
Comment différencier une eau lentique et lotique? Par la stratification thermique de la colonne d'eau.
"Pour comprendre si les cours d'eau en amont des seuils conservent leurs caractéristiques lotiques ou s'ils ont des caractéristiques lentiques, la méthodologie déployée est basée sur l'étude des propriétés thermiques de l'eau. En effet, le principal discriminant entre les eaux courantes et les eaux stagnantes est la stratification thermique de la colonne d'eau (Wilhem 1960; Touchart 2002). Bien qu'elle présente des moments d'uniformité, la normalité d'une eau stagnante est sa stratification selon un gradient vertical de densité de température, tandis que la normalité d'une eau courante est l'homogénéité physico-chimique de la colonne d'eau, car la turbulence empêche la distinction des couches d'eau et leur superposition (Touchart 2007, a)."
Les chercheurs ont donc mesuré la température en haut et en bas de la colonne d'eau dans les retenues, de février à décembre, pour un total de 35.529 données brutes analysables.
Les résultats indiquent d'abord que le delta de température (hétérothermie) n'est présent qu'une petite partie de l'année sur les sites (plus souvent en été), avec des signatures différentes, le plus souvent faible (moins de 0,5°C) hors un site (moulin Nivelle sur les Mauves, en haut).
Evolution de la stratification sur 10 mois, extrait de Donati et al 2019, art cit.
Heures de la journée où une stratification de l'eau est observable, extrait de Donati et al 2019, art cit.
"Les résultats montrent que la présence d'un seuil n'est pas synonyme de substitution des caractéristiques lotiques d'un cours d'eau. En effet, dans une seule des zones d'étude parmi les quatre analysées, celle du moulin de Nivelle, une signature thermique similaire à celle de certains plans d'eau a été observée, et même alors exclusivement pendant les mois centraux de l'été. Pendant la partie la plus chaude de l'année, dans les autres zones d'étude, l'homogénéité physique de la colonne d'eau a également été "perturbée", mais la nature épisodique de ces moments d'hétérogénéité conduit à les classer comme stratification thermique normale observable dans les cours d'eau. L'apparition de caractéristiques lentiques ne semble pas dépendre de facteurs climatiques, mais plutôt de facteurs locaux. En effet, elles n'ont été observées que lorsque certaines conditions environnementales étaient réunies sur le tronçon, notamment une bonne exposition au soleil et un débit particulièrement lent."
Discussion
La politique publique des ouvrages hydrauliques en France a été construite au fil des décennies sur des trajectoires institutionnelles empruntant diverses motivations. L'une d'elle est que la substitution d'un style lotique par un style lentique contreviendrait à certaines propriétés supposées d'intérêt du tronçon (au gré des arguments avancés, parfois de manière disparate et souvent de manière non mesurée: ses fonctionnalités, sa naturalité, sa diversité, son auto-épuration, etc.). Le travail mené par Francesco Donati et ses collègues suggère que dans le cas des chaussées de moulin, cette hypothèse n'est pas forcément vérifiée quand on adopte une approche limnologique, car le caractère lentique des retenues doit être préalablement défini et ensuite caractérisé au droit des sites, pas présumé.
Nous ne pouvons que nous féliciter de l'émergence de ces travaux de plus en plus précis sur les ouvrages anciens des cours d'eau, qui sont de véritables orphelins de la recherche académique. Les politiques publiques sont construites sur des savoirs partiels, et parfois biaisés par le choix des phénomènes que l'on va mesurer et ceux que l'on va ignorer. Notre association demande que des programmes de recherche soient dédiés à l'examen de la biodiversité et de la fonctionnalité des hydrosystèmes anthropisées, en particulier les plus anciens et les plus nombreux, ceux des retenues et des biefs de moulins, des étangs, des lacs de barrage. Le sujet est d'autant plus critique que des choix sont faits pour détruire ces milieux sur argent public au nom de la "continuité écologique". Les acteurs institutionnels (ministère de l'écologie, agence de la biodiversité, conseils scientifiques des agences de l'eau) sont pour le moment dans une attitude de déni d'intérêt et d'ignorance volontaire vis-à-vis de cette question. Pourtant, les avancées de la recherche suggèrent que nous connaissons mal ces milieux sur lesquels nous intervenons.
Référence : Donati F et al (2019), Do rivers upstream weirs have lotics or lentics characteristics?, Geographia Technica, 14, 2, 1-9