Les
Rencontres
de l'Onema n°16 publient le compte-rendu d'un Colloque sur le
thème :
L'eau, ingénierie d'un continuum. Ce colloque a
été organisé par le Groupe d’application de l’ingénierie des
écosystèmes (Gaié) et par l'Office de l'eau et des milieux
aquatiques (Onema), les 13 et 14 décembre 2011. La Loi sur l'eau et
les milieux aquatiques de 2006 a indiqué une obligation de résultats
en terme de qualité de l'eau d'ici 2015. Et l'entrée en vigueur de
la Trame Verte et Bleue (TVB) du Grenelle signale que le « continuum
aquatique » sera un élément important de cette qualité de
l'eau, du moins pour le législateur.
L'Onema revient sur les conditions de
mise en œuvre de cet objectif qu'il a très largement contribué à
promouvoir ces dernières années. Plusieurs passages ont attiré
notre attention, et suscité quelques réflexions.
Le conflit et le désaccord comme
moteurs de l'action...
si une seule vision est sûre de
l'emporter ?
Le compte rendu du colloque note le
rôle du « conflit comme moteur de l'action » :
« Pour être efficace du point de vue écologique, la mise
en place d’un projet devra nécessairement avoir un impact sur des
pratiques en place. Les points de désaccord sont donc
incontournables avant que le projet soit accepté et adapté
localement. En effet, un projet qui n’aurait pas de détracteurs
reviendrait en fait à ne pas changer les choses. L’implication des
citoyens dans la connaissance des problèmes environnementaux est
indispensable pour susciter l’intérêt des politiques publiques,
comme de l’opinion publique, sur la gestion du continuum
aquatique. »
Si le désaccord voire le conflit sont
ainsi fructueux, il ne fait pas de doute que l'Onema est ravi de
travailler en Auxois-Morvan. Car dans les cas où ils en ont été
informés, comme pour le projet-pilote de Semur-en-Auxois, les
propriétaires, riverains et citoyens ont très clairement exprimé
leur désaccord avec la continuité écologique telle qu'elle est
aujourd'hui pratiquée.
Accepter le désaccord est une chose,
en accepter la conséquence en est une autre. La continuité
écologique est trop souvent perçue aujourd'hui comme un diktat, où la conclusion est
posée d'avance et où la concertation est factice : on a tout à
fait le droit d'être en désaccord... à condition expresse de
reconnaître finalement que l'on avait tort ! Il va de soi que
cette vision du désaccord n'a rien à voir avec le caractère
fructueux du débat démocratique entre visions antagonistes.
Le désaccord en question n'est pas
interne à la science, il ne porte pas sur telle ou telle équation
de l'écoulement de l'eau ou du transport de ses charges solides.
Non, il concerne plus fondamentalement la place que doit occuper la
continuité écologique dans la lutte pour la qualité physique,
chimique et biologique de l'eau ; et la compatibilité de la
continuité écologique avec les autres dimensions socialement
reconnues de l'eau : l'eau comme histoire, comme paysage, comme
ressource, comme loisir, etc.
De
tels désaccords ne sont pas solubles dans une décision préfectorale
ni dans un conclave scientifique. Ils sont l'objet de la démocratie
et, disons-le clairement : le débat démocratique sur la
continuité écologique n'a pas eu réellement lieu. Plus
exactement : il n'a pas été présenté dans les termes
normaux d'un débat démocratique où les citoyens et leurs élus,
informés clairement des conséquences concrètes des décisions,
pouvaient accepter ou non ces conséquences. Tout le monde acquiesce
à l'idée abstraite de « diminuer
la fragmentation et la vulnérabilité des habitats naturels »
(art 371.1 C. env., objet de la TVB) ; mais encore faut-il
savoir à quels coûts, selon quelles priorités et avec quelles
conséquences un tel objectif est atteint. Si, lors des débats
parlementaires, il était apparu aux élus que la continuité
écologique signifiait concrètement un choix entre des aménagements
très coûteux ou un effacement (coûteux aussi) du patrimoine
hydraulique français, jamais la réforme n'aurait été votée en
l'état.
En
conséquence, le vrai débat a lieu non pas lors de l'adoption de la
loi, mais lors de son application.
Choix d'actions au service du même
objectif...
mais sur le terrain, le choix est-il si vaste ?
A propros de cette application sur le
terrain de la continuité écologique, le compte-rendu du colloque se
poursuit par une remarque intéressante sur la nécessité d'un
réalisme dans l'action : « Il convient également de
fixer des objectifs écologiques qui soient compatibles avec une
mise en œuvre d’actions. Par exemple, la suppression des clapets
des moulins est un moyen de restaurer la continuité, mais n’est
pas une fin en soi. Pour ce même objectif, une autre solution
pourra être adoptée dans un autre contexte. »
Il est notable que l'Onema
reconnaisse ainsi la diversité des moyens de parvenir à la
restauration d'un continuum aquatique, et n'envisage pas la
destruction des vannes et biefs des moulins comme la seule voie
possible. Nous ne manquerons de rappeler cette position aux agents de
l'Office en Côte d'Or.
Encore faut-il que cette diversité des
moyens d'actions, vertueusement promue sur le plan des principes, se
retrouve réellement dans les faits et les actes. Pour continuer à
citer le
projet-pilote
de continuité écologique de Semur-en-Auxois, initié par
l'Onema, l'Agence de l'eau Seine-Normandie se déclare prête à
soutenir l'effacement d'un barrage à hauteur de 450.000 euros de
subvention (soit la quasi-totalité du coût), mais refuse
actuellement de verser un seul centime d'euro pour construire une
passe à poisson et redimensionner la vanne en vue d'un meilleur
transport sédimentaire.
Cette position est tout à fait
incompréhensible : si la continuité écologique est le vrai
objectif et si l'Agence de l'eau dispose d'un budget pour un
projet-pilote, il n'y a aucune raison de choisir arbitrairement une
solution plutôt qu'une autre. Ce manque de rationalité dans les
choix publics conduit les citoyens à la conclusion suivante :
c'est bien l'effacement du barrage qui est l'objectif, et derrière
lui l'effacement du maximum d'obstacles en rivière.
La supposée pluralité des moyens
d'action au service de la continuité écologique paraît donc un
leurre. Mais dans ce cas, il ne faut pas s'étonner que la politique
de continuité écologique soit conflictuelle : les
administrations de l'eau ne doivent pas tenir un double langage, très
ouvert dans leurs plaquettes publiques et très fermé sur le
terrain.
Accepter l'incertitude et le
caractère expérimental des actions...
tout en soutenant une loi
s'appliquant partout et tout de suite ?
La conclusion du compte-rendu du
colloque ne suscite pas moins d'interrogations. L'Onema écrit
ainsi : « Il faut rester modeste face à la réelle maîtrise
des écosystèmes. Si l’ingénierie cherche à produire des
systèmes contrôlés, ce caractère prévisible est difficilement
compatible avec les processus naturels. Il est nécessaire d’être
prêt à laisser un certain degré d’autonomie aux systèmes,
garder à l’esprit le caractère expérimental des actions
conduites ainsi que du temps pour qu’elles aient un effet, les
écosystèmes pouvant mettre un certain délai à réagir. Le défi
est de réussir à prendre en compte et intégrer la notion
d’incertitude dans les décisions des pouvoirs politiques, mais
également dans les demandes de la société. »
Tout d'abord, l'Onema ne devrait pas
réserver à ses colloques à public restreint cette reconnaissance
sur l'incertitude de ses savoirs et de ses pratiques : tout le
monde a le droit d'en être informé, et il existe même un devoir
d'informer sur les incertitudes et les risques qu'elles impliquent.
Les documents de l'Onema plus souvent
diffusés vers les élus et les citoyens devraient donc préciser
clairement que l'effet exact des obstacles à l'écoulement sur la
biomasse et la biodiversité aquatiques n'est pas mesuré avec un
haut degré de précision. Et que la suppression systématique de ces
obstacles à l'écoulement reste une expérimentation à grande
échelle dont on est bien incapable de simuler par modèle numérique
l'ensemble des effets à long terme. Car si c'était faisable, les
hydrologues auraient réalisé pour les rivières ce que les
climatologues ont fait pour l'atmosphère et l'océan : des
modèles permettant d'analyser les conditions aux limites du système
hydrographique à différentes hypothèses, seule solution pour
évaluer les trajectoires d'évolution (par exemple avec ou sans
obstacles) et probabiliser ainsi les risques de certaines
trajectoires inopportunes. Pour le dire plus clairement : avant
de supprimer à marche forcée des milliers de seuils, glacis et
barrages, prendre la précaution de vérifier qu'il n'existe pas
d'effets indésirables et que les bénéfices écologiques sont proportionnés au coût (un modèle numérique à maille assez
réaliste étant le seul outil pour cela).
Que les spécialistes en
hydromoprhologie et hydro-écologie reconnaissent le caractère
incertain de leur savoir et la dimension expérimentale de leurs
actions est une chose, et plutôt une bonne chose. C'est une grande
qualité d'un chercheur ou d'un ingénieur que de reconnaître ainsi
les limites actuelles de son domaine de travail, au lieu de véhiculer
l'image d'une science toute-puissante et infaillible.
Mais que cette reconnaissance des
incertitudes donne lieu à une loi, un classement des rivières et
une injonction à l'action immédiate à grande échelle sur les
rivières françaises pose des questions importantes. Là encore, la
rationalité des choix publics doit être mise en question : en
vertu de quoi un savoir encore incertain et une pratique encore
expérimentale donnent lieu si rapidement à une loi ? La
sagesse la plus élémentaire ne commande-t-elle pas d'affermir les
connaissances avant de bouleverser les équilibres pluriséculaires
de nos rivières ?
Ces questions sont publiquement posées,
et nous serions bien entendu ravis d'en publier les réponses. Car
c'est cela, le débat démocratique informé permettant aux citoyens
comme à leur élus de se construire une opinion.