En absence de mesures systématiques sur chaque tronçon des masses d'eau française, peut-on prédire l'état biologique d'un cours d'eau ? C'est la question que posent Bertrand Villeneuve, Yves Souchon, Laurent Valette (équipe du Laboratoire d'hydroloécologie quantitative, Pole Irstea-Onema, UR MALY) et Philippe Usseglio-Polatera (Laboratoire interdisciplinaire des environnements continentaux, UMR 7360 CNRS—Université de Lorraine), dans une nouvelle publication parue dans la revue Ecological Indicators.
Pour poser leur problématique, les chercheurs soulignent d'abord que la Directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) oblige les Etats-membres à un suivi de qualité écologique des rivières. Mais en France, le réseau de mesure systématique ne concerne que 1500 sites, ce qui laisse 4500 masses d'eau orpheline d'un vrai suivi écologique. Nous avions déjà souligné ici cette carence pénalisante dans nos connaissances de l'état réel des cours d'eau français.
Enjeu : construire un modèle explicatif et prédicitf de l'état des rivières, sur trois échelles spatiales
Qu'ont fait B. Villeneuve et ses collègues ? Ils ont développé un modèle explicatif et prédictif de l'état des masses d'eau. Pour cela, les auteurs ont pris en considération trois échelles spatiales : le bassin versant, le tronçon (partie du linéaire ayant une cohérence hydrologique) et le site. A chaque échelle spatiale, ils ont mobilisé des bases de données existantes pour intégrer des informations sur les pressions, les usages des sols, les altérations morphologiques et les mesures physico-chimiques. Par exemple : niveau d'urbanisation ou d'agriculture intensive (au niveau du bassin versant), proximité de routes du lit mineur ou densité de barrages (au niveau du tronçon), MES, oxygène dissous, phosphore total ou nitrates (au niveau du site).
En face de ces données d'impact, les scientifiques ont collecté sur 1100 sites répartis dans les 22 hydro-éco-régions françaises des mesures de qualité biologique (2008-2009) : macro-invertébrés (indice I2M2), diatomées (indice IBD) et poissons (indice IPR+). (Image ci-dessous : schéma de principe des modèles et carte des sites analysés, cliquer pour agrandir).
Quand on dispose ainsi de jeux de variables, il faut essayer de donner un sens à leur co-variation : soit elle est alétaoire (due au hasard), soit elle est directionnelle (un ou plusieurs facteur(s) influence(nt) un ou plusieurs autres). C'est l'objet des outils de la statistique descriptive et inférentielle. Pour la dimension explicative de leur modèle, les auteurs ont choisi la régression PLS (moindres carrés partiels), une variante de l'analyse en composantes principales qui tend à minimiser dans le calcul de régression l'effet de colinéarité des facteurs (souvent en rivière, les impacts sont corrélés entre eux). Concernant la dimension prédictive du modèle, les chercheurs ont opté pour la méthode des arbres d'inférence conditionnelle (par ex. ctree sur R). Une base d'apprentissage de 800 sites a été exploitée, avec une base test de 300 sites.
Premiers facteurs corrélés à la dégradation : concentrations de nutriments et matières organiques, urbanisation, agriculture intensive
Que donne le modèle explicatif ? Citons directement les auteurs : "Les résultats du PLS montre que l'ensemble des variables de pression explique 41% de la variabilité de l'I2M2, 26% de la variabilité de l'IBD2007 et 24% de la variabilité de l'IPR+. Le profil de réponse est similaire pour les 3 indices. En terme d'intensité de la réponse, les variables physicochimiques ont les plus hauts coefficients, suivi par les variables d'usages des sols et, finalement, les variables hydromorphologiques. Les variables à effet négatif sur les trois indices sont : les concentrations de nutriments et matières organiques, l'urbanisation et la proportion d'agriculture intensive dans le bassin versant. Les variables avec un effet positif sur les 3 indices sont la concentration en oxygène dissous et la proportion de végétation dans des bandes tampon à 10 m et 30 m du tronçon." On observera que si le modèle a des résultats significatifs, il n'explique qu'une partie de la variance observée dans les rivière.
Le tableau ci-après (cliquer pour agrandir) résume ces résultats du modèle explicatif. Les histogrammes vers la gauche en gris foncé indique un impact négatif, vers la droite en gris clair un impact positif, en blanc le résultat est non-significatif.
Nous avons encadré en rouge un résultat qui nous intéresse particulièrement, la densité de barrages en lit mineur, une variable qui a été intégrée ici au niveau du tronçon. On observe que la densité de barrage a l'influence la plus forte sur les macro-invertébrés. Pour les poissons en revanche (IPR+), il est remarquable d'observer que la densité de barrage n'arrive qu'en 13e position des impacts, très loin derrière l'influence massive des composés physico-chimiques et des divers usages des sols sur le bassin versant.
Concernant les modèles prédictifs, les résultats des chercheurs ont été corrects à 81% pour l'I2M2, 79% pour l'IND2007 et 70% pour l'IPR+. Ils offrent des résultats satisfaisants pour prédire le bon état écologique, mais moins robuste pour prédire le mauvais état. Concernant les échelles spatiales, les données à trois échelles (site, tronçon, basin versant) sont pertinentes pour pondérer les influences anthropiques complexes sur les milieux aquatiques. L'échelle intermédiaire du tronçon (où les prédicteurs hydromorphologiques étaient surtout mesurés) sont difficiles à articuler avec les deux autres échelles spatiales.
Nos conclusions : plus que jamais, revoir de fond en comble la politique de l'eau sur nos rivières
Il reste un long chemin à parcourir avant d'avoir une compréhension scientifique robuste des facteurs expliquant la dégradation écologique d'origine anthropique des cours d'eau par rapport à la variabilité naturelle de leurs populations : Villeneuve et al 2015 ont un modèle multifactoriel intégrant beaucoup de prédicteurs sur 3 échelles spatiales, et pourtant ils expliquent seulement une part faible de la variabilité des milieux. Nos lectures scientifiques nous inspirent quelques conclusions provisoires.
- La question des seuils et barrages doit être approfondie par des études quantitatives (outre les études qualitatives sur site, nombreuses depuis 50 ans mais montrant sans réelle surprise que le peuplement des retenues n'est pas le même que celui des zones à écoulement plus naturels) et des travaux en histoire de l'environnement (discipline encore émergente). Le facteur de densité des barrages à échelle du tronçon n'est qu'un des éléments que l'on peut corréler aux indicateurs biologiques ; il serait utile d'intégrer des critères plus fins et éventuellement plus discriminants comme les hauteurs de chute, les débits, le taux global d'étagement sur un linéaire, les classes ICE de franchissabilité, les dates de construction des obstacles à l'écoulement, etc. Et corrélativement d'analyser au sein de l'IPR+ les critères qui expliquent le mieux la variabilité de l'indice face à l'impact des barrages.
- Comme plusieurs travaux avant eux (Wang et al 2011, Bush et al 2012, Dahm et al 2013, Van Looy et al 2014), les chercheurs ne trouvent pas dans cette nouvelle publication que l'hydromorphologie (en particulier la densité des barrages) est le premier compartiment explicatif de la variabilité des indicateurs biologiques de rivières, notamment de la dégradation de ces indicateurs (en particulier l'indice piscicole). L'eutrophisation et les changements d'usage des sols restent les facteurs dominants.
- Alors même qu'en ce début 2015 la Cour des comptes pointe (de nouveau) l'incapacité de Agences de l'eau à lutter efficacement et équitablement contre les pollutions des cours d'eau, toutes les études convergent pour faire de ce facteur la première grande cause d'altération des milieux depuis 60 ans – une cause certainement potentialisée par d'autres comme l'artificialisation accélérée des berges et des lits ou les premiers effets hydrologiques et thermiques du réchauffement climatique.
- Ces travaux remettent fortement en question la précipitation des choix opérés depuis 5 ans par le Ministère de l'Ecologie et les Agences de l'eau dans la mise en oeuvre de la Directive-cadre sur l'eau, en particulier la très coûteuse et très contestée suppression de 18.000 seuils et barrages comme stratégie pour reconquérir le bon état écologique. Il a déjà été démontré dans d'autres travaux que les effets à court et moyen termes de ces opérations de restauration morphologique sont incertains (Nillson et al 2014), sans suivi scientifique sérieux (Palmer et al 2005, Morandi et al 2014), et en particulier que ces opérations de restauration sont peu susceptibles de parvenir au bon état écologique tel qu'il est défini par la DCE 2000 (Haase et el 2013).
- Davantage de budgets pour les équipes de recherche en hydro-écologie et les laboratoires de surveillance et mesure des cours d'eau, moins de financements pour les pelleteuses détruisant sans discernement le patrimoine hydraulique, telle est la voie de la prudence et de la raison. Un moratoire sur la mise en oeuvre de l'article 214-17 C. env (continuité écologique) est plus jamais nécessaire.
Référence :
Villeneuve B et al (2015), Can we predict biological condition of stream ecosystems? A multi-stressors approach linking three biological indices to physico-chemistry, hydromorphology and land use, Ecological Indicators, 48, 88–98
Illustrations : citations de l'article, © Ecological Indicators
16/02/2015
07/02/2015
Anthropocène, grande accélération et qualité des rivières
Les géologues divisent les séquences de longue durée de l'histoire de la Terre en ères, périodes, époques et étages. Nous vivons ainsi dans une époque appelée Holocène, commencée avec le dernier interglaciaire voici 10.000 ans, et ce Holocène se situe dans la période dite Quaternaire, elle-même dans l'ère Cénozoïque (jadis appelée Tertiaire). Les frontières entre ces subdivisions sont généralement données par des événements climatiques, géologiques ou biologiques majeurs. Par exemple la frontière entre l'ère primaire (Paléozoïque) et l'ère secondaire (Mésozoïque) est fixée par la grande extinction Permien-Trias, qui a vu disparaître 95% des espèces marines et 70% des espèces terrestres voici environ 252 millions d'années (Ma).
L'Anthropocène, époque où notre espèce modifie la vie sur Terre
Depuis quelque temps, un débat anime la communauté des géologues : certains proposent la création d'une nouvelle époque, appelée Anthropocène, définie comme l'époque où l'espèce humaine est devenue la force majeure de transformation de la Terre. Parmi les traces manifestes de cette époque, on note par exemple la modification substantielle des cycles naturels du carbone, de l'azote, du phosphore, de l'uranium ; l'érosion rapide de la biodiversité avec une accélération du rythme de disparition des espèces ; la modification des composés de l'atmosphère et des équilibres énergétiques du climat ; le changement d'usage des sols, en particulier la déforestation à fin de transformation agricole. Ces événements associés au développement de l'espèce humaine laisseront des traces perceptibles dans l'histoire longue de la Terre.
Cet Anthropocène serait donc appelé à suivre le Holocène. Mais quand débute-t-il? La plupart des propositions convergent vers le XVIIIe siècle, le commencement de la Révolution industrielle moderne qui a donné les moyens de l'explosion démographique humaine et de la transformation de la nature. Dans un article très commenté, Will Steffen et ses collègues viennent plutôt de proposer une nouvelle date : 1950. Ils nomment cette date le seuil de la "grande accélération".
Depuis 1950, les courbes exponentielles de la grande accélération
Pourquoi? Parce que cette période correspond à une très nette accélération des tendances modernes dans le domaine démographique et socio-économique, comme le démontre la forme exponentielle plutôt que linéaire de ces courbes : population, PIB, investissement, énergie primaire, urbanisation, fertilisants, usages de l'eau, grands barrages, tourisme, production de papier, transport télécommunication. (Cliquer pour agrandir)
Les années 1950 correspondent également à une accélération dans les mesures de perturbations environnementales : dioxyde de carbone, protoxyde d'azote, méthane, ozone, température de surface, acidification des océans, volumes de pêches océaniques, nitrates en littoraux, déforestation tropicale, terres cultivées, dégradation de la biosphère terrestre. (Cliquer pour agrandir)
La rivière, témoin (encore) vivant d'un changement d'époque
Pourquoi parler Anthropocène et grande accélération sur le site Hydrauxois ? Parce que nous rencontrons souvent chez nos interlocuteurs institutionnels l'idée (fausse) que les variations morphologiques associées aux barrages de moulins seraient à l'origine de la dégradation d'une majorité des rivières françaises. Et parce que dans le même temps, nous recevons de la plupart des riverains âgés les témoignages (vrais) que les rivières se sont dégradées bien plus récemment (et rapidement) pendant les Trente Glorieuses. C'est-à-dire justement dans le cadre de cette grande accélération.
Et de fait, il n'y a aucune raison que les milieux aquatiques continentaux ne suivent pas le mouvement général exposé par Will Stefen et ses collègues. Certains phénomènes décrits dans les courbes ci-dessus comme le changement climatique (et les changements hydrologiques associés) ont un effet direct sur les populations piscicoles, notamment les espèces thermosensibles vivant dans des zones à la limite de température de tolérance. C'est également le cas évidemment pour la construction des grands barrages contemporains comme pour l'usage industriel de nitrates et autres intrants dans les cultures agricoles, substances qui par ruissellement et infiltration ont modifié les équilibres des masses d'eau (eutrophisation, hypoxie et anoxie, etc.).
Plus largement, c'est bien à partir des années 1950 que se généralisent la motorisation individuelle (HAP pyrolytiques qui se retrouvent dans les rivières), la chimie de synthèse permettant l'usage de masse des phytosanitaires (pesticides) et des biocides en général, des molécules médicamenteuses (perturbateurs développementaux, neurologiques et endocriniens), des lessives et produits d'entretien ou d'hygiène (notamment charge en phosphates avant interdiction), des produits industriels ou de grande consommation peu biodégradables (plastiques, PCB, etc.). Dans cette période d'abondance marquée par l'âge d'or du pétrole et du béton, on a également assisté à des travaux massifs d'urbanisation des rives et d'aménagement des berges, conduisant à des altérations et déséquilibres sur les rivières bien plus rapides que la lente installation des moulins entre le Moyen Âge et le XIXe siècle. La mondialisation des échanges et des flux a également accéléré la diffusion des espèces invasives et des pathogènes importés dans de nombreux milieux, dont les rivières.
Ne pas se tromper de cible, réformer la politique de l'eau
Une leçon de la grande accélération appliquée aux rivières est ainsi que les naturalistes et les écologistes ne doivent pas se tromper de cible : les menaces de premier ordre sur la qualité des milieux aquatiques ne proviennent pas des seuils et petits barrages – quand bien même certains méritent des aménagements pour être plus fonctionnels, et pourquoi pas plus transparents sur une sélection raisonnable d'axes à grands migrateurs ou à enjeux sédimentaires. On l'observe d'ailleurs sur des espèces-témoins polluo-sensibles, dont le déclin ne correspond nullement à la construction ou la densification des seuils, comme par exemple les écrevisses du Morvan ou encore les moules perlières de certaines de nos rivières.
Les centaines de millions d'euros que la France dépense en ce moment chaque année pour des opérations de "restauration morphologique" décidées plus ou moins à l'aveugle et réalisées quasiment toujours sans suivi scientifique sont autant de budgets qui seraient mieux dépensés ailleurs ; déjà pour avoir les campagnes de mesures de qualité exigées par la DCE 2000 (mais très incomplètes sur la majorité des masses d'eau) ; ensuite pour aider les chercheurs à construire des modèles descriptifs et prédictifs, pour aider les agriculteurs à réduire leurs impacts et à sortir d'un modèle productiviste en voie d'épuisement, pour aider les communes à normaliser et améliorer leurs assainissements, pour favoriser l'émergence d'une "chimie verte" orientée sur l'auto-épuration des déchets produits par nos sociétés, pour inclure les rivières dans la transition énergétique permettant de limiter les émissions carbone, et plus largement les émissions de tous les polluants associés à la combustion des sources fossiles.
Inverser les courbes mortifères de la grande accélération demande une vision à long terme, un diagnostic correct et une action cohérente. Alternant les longues inerties et les coups de barre brutaux, les mesurettes sans effet et les modes sans objet, les déclarations fracassantes à défaut d'idées et les inactions patentes par défaut de moyens, la politique française de l'eau n'est pas à la hauteur de cet enjeu de civilisation pour ce qui concerne la reconquête de la qualité des milieux aquatiques.
Références :
Will Steffen W.et al. (2015), The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration, The Anthropocene Review, epub, doi:10.1177/2053019614564785
L'Anthropocène, époque où notre espèce modifie la vie sur Terre
Depuis quelque temps, un débat anime la communauté des géologues : certains proposent la création d'une nouvelle époque, appelée Anthropocène, définie comme l'époque où l'espèce humaine est devenue la force majeure de transformation de la Terre. Parmi les traces manifestes de cette époque, on note par exemple la modification substantielle des cycles naturels du carbone, de l'azote, du phosphore, de l'uranium ; l'érosion rapide de la biodiversité avec une accélération du rythme de disparition des espèces ; la modification des composés de l'atmosphère et des équilibres énergétiques du climat ; le changement d'usage des sols, en particulier la déforestation à fin de transformation agricole. Ces événements associés au développement de l'espèce humaine laisseront des traces perceptibles dans l'histoire longue de la Terre.
Cet Anthropocène serait donc appelé à suivre le Holocène. Mais quand débute-t-il? La plupart des propositions convergent vers le XVIIIe siècle, le commencement de la Révolution industrielle moderne qui a donné les moyens de l'explosion démographique humaine et de la transformation de la nature. Dans un article très commenté, Will Steffen et ses collègues viennent plutôt de proposer une nouvelle date : 1950. Ils nomment cette date le seuil de la "grande accélération".
Depuis 1950, les courbes exponentielles de la grande accélération
Pourquoi? Parce que cette période correspond à une très nette accélération des tendances modernes dans le domaine démographique et socio-économique, comme le démontre la forme exponentielle plutôt que linéaire de ces courbes : population, PIB, investissement, énergie primaire, urbanisation, fertilisants, usages de l'eau, grands barrages, tourisme, production de papier, transport télécommunication. (Cliquer pour agrandir)
Les années 1950 correspondent également à une accélération dans les mesures de perturbations environnementales : dioxyde de carbone, protoxyde d'azote, méthane, ozone, température de surface, acidification des océans, volumes de pêches océaniques, nitrates en littoraux, déforestation tropicale, terres cultivées, dégradation de la biosphère terrestre. (Cliquer pour agrandir)
La rivière, témoin (encore) vivant d'un changement d'époque
Pourquoi parler Anthropocène et grande accélération sur le site Hydrauxois ? Parce que nous rencontrons souvent chez nos interlocuteurs institutionnels l'idée (fausse) que les variations morphologiques associées aux barrages de moulins seraient à l'origine de la dégradation d'une majorité des rivières françaises. Et parce que dans le même temps, nous recevons de la plupart des riverains âgés les témoignages (vrais) que les rivières se sont dégradées bien plus récemment (et rapidement) pendant les Trente Glorieuses. C'est-à-dire justement dans le cadre de cette grande accélération.
Et de fait, il n'y a aucune raison que les milieux aquatiques continentaux ne suivent pas le mouvement général exposé par Will Stefen et ses collègues. Certains phénomènes décrits dans les courbes ci-dessus comme le changement climatique (et les changements hydrologiques associés) ont un effet direct sur les populations piscicoles, notamment les espèces thermosensibles vivant dans des zones à la limite de température de tolérance. C'est également le cas évidemment pour la construction des grands barrages contemporains comme pour l'usage industriel de nitrates et autres intrants dans les cultures agricoles, substances qui par ruissellement et infiltration ont modifié les équilibres des masses d'eau (eutrophisation, hypoxie et anoxie, etc.).
Plus largement, c'est bien à partir des années 1950 que se généralisent la motorisation individuelle (HAP pyrolytiques qui se retrouvent dans les rivières), la chimie de synthèse permettant l'usage de masse des phytosanitaires (pesticides) et des biocides en général, des molécules médicamenteuses (perturbateurs développementaux, neurologiques et endocriniens), des lessives et produits d'entretien ou d'hygiène (notamment charge en phosphates avant interdiction), des produits industriels ou de grande consommation peu biodégradables (plastiques, PCB, etc.). Dans cette période d'abondance marquée par l'âge d'or du pétrole et du béton, on a également assisté à des travaux massifs d'urbanisation des rives et d'aménagement des berges, conduisant à des altérations et déséquilibres sur les rivières bien plus rapides que la lente installation des moulins entre le Moyen Âge et le XIXe siècle. La mondialisation des échanges et des flux a également accéléré la diffusion des espèces invasives et des pathogènes importés dans de nombreux milieux, dont les rivières.
Ne pas se tromper de cible, réformer la politique de l'eau
Une leçon de la grande accélération appliquée aux rivières est ainsi que les naturalistes et les écologistes ne doivent pas se tromper de cible : les menaces de premier ordre sur la qualité des milieux aquatiques ne proviennent pas des seuils et petits barrages – quand bien même certains méritent des aménagements pour être plus fonctionnels, et pourquoi pas plus transparents sur une sélection raisonnable d'axes à grands migrateurs ou à enjeux sédimentaires. On l'observe d'ailleurs sur des espèces-témoins polluo-sensibles, dont le déclin ne correspond nullement à la construction ou la densification des seuils, comme par exemple les écrevisses du Morvan ou encore les moules perlières de certaines de nos rivières.
Les centaines de millions d'euros que la France dépense en ce moment chaque année pour des opérations de "restauration morphologique" décidées plus ou moins à l'aveugle et réalisées quasiment toujours sans suivi scientifique sont autant de budgets qui seraient mieux dépensés ailleurs ; déjà pour avoir les campagnes de mesures de qualité exigées par la DCE 2000 (mais très incomplètes sur la majorité des masses d'eau) ; ensuite pour aider les chercheurs à construire des modèles descriptifs et prédictifs, pour aider les agriculteurs à réduire leurs impacts et à sortir d'un modèle productiviste en voie d'épuisement, pour aider les communes à normaliser et améliorer leurs assainissements, pour favoriser l'émergence d'une "chimie verte" orientée sur l'auto-épuration des déchets produits par nos sociétés, pour inclure les rivières dans la transition énergétique permettant de limiter les émissions carbone, et plus largement les émissions de tous les polluants associés à la combustion des sources fossiles.
Inverser les courbes mortifères de la grande accélération demande une vision à long terme, un diagnostic correct et une action cohérente. Alternant les longues inerties et les coups de barre brutaux, les mesurettes sans effet et les modes sans objet, les déclarations fracassantes à défaut d'idées et les inactions patentes par défaut de moyens, la politique française de l'eau n'est pas à la hauteur de cet enjeu de civilisation pour ce qui concerne la reconquête de la qualité des milieux aquatiques.
Références :
Will Steffen W.et al. (2015), The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration, The Anthropocene Review, epub, doi:10.1177/2053019614564785
04/02/2015
SAGE de l'Armançon: le potentiel hydro-électrique aurait été estimé à 15% de sa valeur réelle!
Selon l'analyse de notre association, le SAGE de l'Armançon adopté en 2013 comportait une erreur grave dans ses annexes dédiées au potentiel hydro-électrique du bassin versant. Compte-tenu de la portée réglementaire du SAGE, de l'importance des travaux actuels sur les seuils et barrages, de la vigilance bien connue que met l'Administration à faire strictement respecter le droit de l'environnement sur les rivières, nous demandons à M. le Préfet de statuer sur ce point. Nous communiquons également le dossier au SIRTAVA, porteur du SAGE, afin qu'il s'exprime sur cette question du potentiel hydro-électrique de la rivière.
L’Annexe n°5 du SAGE, adoptée par la Commission locale de l’eau le 5 mai 2010 et approuvée par arrêté interpréfectoral du 6 mai 2013, évalue le potentiel hydroélectrique du bassin versant de l’Armançon, en conformité avec l’article R-212-36 du Code de l’Environnement.
La partie la plus importante du productible du bassin versant (72,6 GWh) est réputée « non mobilisable » (cliquer sur image ci-dessous, voir colonne de gauche). Notre association considère que c'est un erreur, et une erreur grave car elle a été de nature à tromper les parties prenantes du SAGE lors de son adoption. Deux requêtes sont formées auprès du Préfet.
Première requête : confirmer l'erreur de droit
Le SAGE de l’Armançon répute les rivières Armançon, Brenne, Ozerain, Oze et affluents comme des « cours d’eau réservés » au titre de l’article 2 de la loi de 1919, à ce titre non exploitables du point de vue hydro-électrique.
Or, sur ce point :
En conséquence, nous demandons à M. le Préfet de statuer sur l’exactitude de l’évaluation du potentiel hydro-électrique mobilisable de la rivière Armançon et de ses affluents inscrite dans le SAGE approuvé par arrêté interpréfectoral du 6 mai 2013.
Seconde requête : modifier l'annexe du SAGE, informer les parties prenantes
Si, comme nous le pensons, il était inexact de se référer à la notion de « cours d’eau réservé » et s’il est au contraire avéré que le potentiel hydro-électrique des ouvrages hydrauliques de l’Armançon et de son bassin versant reste mobilisable, nous estimons que l’erreur commise dans l’Annexe n°5 du SAGE doit être corrigée et toute publicité apportée à cette correction.
Cette requête s’appuie sur les éléments de fait et de droit suivant :
En conséquence, nous demandons à M. le Préfet de modifier l’Annexe 5 du SAGE de l’Armançon, d’en informer la Commission locale de l’eau, et d’exiger que cette modification, si elle est adoptée par la CLE, soit transmise aux parties prenantes citées dans l’article R 212-42 C env : maires des communes intéressés, présidents des conseils généraux, des conseils régionaux, des chambres de commerce et d'industrie territoriales, chambres d'agriculture, comité de bassin, préfet coordonnateur de bassin.
L’Annexe n°5 du SAGE, adoptée par la Commission locale de l’eau le 5 mai 2010 et approuvée par arrêté interpréfectoral du 6 mai 2013, évalue le potentiel hydroélectrique du bassin versant de l’Armançon, en conformité avec l’article R-212-36 du Code de l’Environnement.
La partie la plus importante du productible du bassin versant (72,6 GWh) est réputée « non mobilisable » (cliquer sur image ci-dessous, voir colonne de gauche). Notre association considère que c'est un erreur, et une erreur grave car elle a été de nature à tromper les parties prenantes du SAGE lors de son adoption. Deux requêtes sont formées auprès du Préfet.
Première requête : confirmer l'erreur de droit
Le SAGE de l’Armançon répute les rivières Armançon, Brenne, Ozerain, Oze et affluents comme des « cours d’eau réservés » au titre de l’article 2 de la loi de 1919, à ce titre non exploitables du point de vue hydro-électrique.
Or, sur ce point :
- nous n’avons aucune connaissance d’un classement de ces rivières au titre de « cours d’eau réservés » et le SAGE ne produit aucune référence sur ce point ;
- le classement comme « cours d’eau réservé » interdirait la construction de nouvelles centrales hydro-électriques mais n’interdirait pas l’équipement des 51 ouvrages existants, qui sont présentés par le SAGE comme la source du potentiel énergétique (cf Ministère de l’Ecologie 2010, Guide pratique relatif à la police des droits fondés en titre, page 17) ;
- le nouveau classement des rivières au titre des alinéas 1 et 2 de l’art. 214-17 du Code de l’Environnement n’empêche pas davantage l’équipement de ces ouvrages, et ce classement était effectif lorsque les préfets de l’Yonne, de la Côte d’Or et de l’Aube ont approuvé le SAGE de l’Armançon ;
- lors de l’adoption du SAGE en 2013, le classement des cours d’eau de Seine-Normandie au titre de l’article 214-17 C env. était déjà paru depuis plusieurs mois, et ce classement annulait toute disposition anétrieure relative au droit des installations hydro-électriques au regard de la continuité écologique.
En conséquence, nous demandons à M. le Préfet de statuer sur l’exactitude de l’évaluation du potentiel hydro-électrique mobilisable de la rivière Armançon et de ses affluents inscrite dans le SAGE approuvé par arrêté interpréfectoral du 6 mai 2013.
Seconde requête : modifier l'annexe du SAGE, informer les parties prenantes
Si, comme nous le pensons, il était inexact de se référer à la notion de « cours d’eau réservé » et s’il est au contraire avéré que le potentiel hydro-électrique des ouvrages hydrauliques de l’Armançon et de son bassin versant reste mobilisable, nous estimons que l’erreur commise dans l’Annexe n°5 du SAGE doit être corrigée et toute publicité apportée à cette correction.
Cette requête s’appuie sur les éléments de fait et de droit suivant :
- le tarif moyen d’achat du kWh en contrat EDF-OA couramment utilisé dans les études d’opportunité hydro-électriques est de 10 c€, ce qui signifie que l’erreur du SAGE de l’Armançon représente un équivalent revenu de 7 millions d’euros annuels, somme évidemment considérable qui est de nature à infléchir la perception de l’énergie hydro-électrique par l’ensemble des parties prenantes du SAGE ;
- en introduisant une perception biaisée des usages de l’eau, l’erreur du SAGE a contredit le principe général de « gestion durable et équilibrée de la ressource en eau » énoncé dans l’article L-211-1 du Code de l’Environnement, principe dont le même article précise explicitement qu’il vise à assurer « la valorisation de l'eau comme ressource économique et, en particulier, pour le développement de la production d'électricité d'origine renouvelable ainsi que la répartition de cette ressource » ;
- les articles R-212-41 et R-212-44 prévoient que le Préfet peut modifier un SAGE, la modification étant soumise à avis de la Commission locale de l’eau ; rien ne s’oppose à la correction d’une erreur de droit manifeste dans un SAGE, et cette correction est bien sûr nécessaire en l’espèce puisqu’un SAGE ne saurait fonder sa propre autorité règlementaire s’il conforte des erreurs manifestes de droit et s’il contrevient aux dispositions règlementaires et législatives applicables aux cours d’eau.
En conséquence, nous demandons à M. le Préfet de modifier l’Annexe 5 du SAGE de l’Armançon, d’en informer la Commission locale de l’eau, et d’exiger que cette modification, si elle est adoptée par la CLE, soit transmise aux parties prenantes citées dans l’article R 212-42 C env : maires des communes intéressés, présidents des conseils généraux, des conseils régionaux, des chambres de commerce et d'industrie territoriales, chambres d'agriculture, comité de bassin, préfet coordonnateur de bassin.
18/01/2015
Restauration de rivières: beaucoup de budget, peu de méthode (Morandi et al 2014)
Nous avons souligné à de multiples reprises combien la restauration écologique et morphologique des milieux aquatiques, pourtant dotée de généreuses subventions de la part des Agences de l'eau (plus de 2 milliards d'euros dans le budget 2013-2017), manque de rigueur quand il s'agit d'évaluer les résultats des opérations menées. La littérature scientifique abonde pourtant de mises en garde à ce sujet, et une nouvelle étude s'inscrit dans ce sillage.
Bertarnd Morandi et ses trois collègues (CNRS-ENS-Université de Lyon, Irstea) ont analysé 44 projets français de restauration des rivières incluant une procédure d'évaluation.
Voici leurs conclusions, qui parlent d'elles-mêmes. "Les résultats montrent que 1) la qualité de la stratégie d'évaluation reste souvent trop pauvre pour comprendre correctement le lien entre projet de restauration et changement écologique ; 2) dans de nombreux cas, les conclusions tirées sont contradictoires, rendant difficile de déterminer le succès ou l'échec du projet de restauration ; 3) les projets avec les stratégies d'évaluation les plus pauvres ont généralement les conclusions les plus positives sur les effets de la restauration."
Recommandation des chercheurs : que l'évaluation soit intégrée très tôt dans le projet et qu'elle soit fondée sur des objectifs clairement définis.
Conclusion de notre association : sous les mantras de continuité écologique et de restauration morphologique, la France dépense à l'aveugle et sans cohérence de bassin des sommes considérables d'argent public, pendant que les facteurs physico-chimiques impactant la qualité de l'eau ne sont pas correctement traités et nous valent des remontrances de l'Union européenne. Plus fondamentalement, le poids réel des facteurs morphologiques (souvent la cible des restaurations de rivières) et le gain environnemental de leur traitement restent à estimer avec une méthodologie scientifique rigoureuse, cela sur tous les bassins versants. Ce serait éminemment préférable à la boule de cristal de quelques hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'écologie, qui nous mènent dans le mur depuis 10 ans (sans aucune sanction de leurs ministres successifs de tutelle).
Référence
Morandi B. at al (2014), How is success or failure in river restoration projects evaluated? Feedback from French restoration projects, Journal of Environmental Management, 137, 178–188
Image : le Serein en amont de l'usine de Montberthault. De part et d'autre des seuils, nos rivières morvandelles retrouvent vite leurs écoulements naturels propices à la diversité des habitats.
Bertarnd Morandi et ses trois collègues (CNRS-ENS-Université de Lyon, Irstea) ont analysé 44 projets français de restauration des rivières incluant une procédure d'évaluation.
Voici leurs conclusions, qui parlent d'elles-mêmes. "Les résultats montrent que 1) la qualité de la stratégie d'évaluation reste souvent trop pauvre pour comprendre correctement le lien entre projet de restauration et changement écologique ; 2) dans de nombreux cas, les conclusions tirées sont contradictoires, rendant difficile de déterminer le succès ou l'échec du projet de restauration ; 3) les projets avec les stratégies d'évaluation les plus pauvres ont généralement les conclusions les plus positives sur les effets de la restauration."
Recommandation des chercheurs : que l'évaluation soit intégrée très tôt dans le projet et qu'elle soit fondée sur des objectifs clairement définis.
Conclusion de notre association : sous les mantras de continuité écologique et de restauration morphologique, la France dépense à l'aveugle et sans cohérence de bassin des sommes considérables d'argent public, pendant que les facteurs physico-chimiques impactant la qualité de l'eau ne sont pas correctement traités et nous valent des remontrances de l'Union européenne. Plus fondamentalement, le poids réel des facteurs morphologiques (souvent la cible des restaurations de rivières) et le gain environnemental de leur traitement restent à estimer avec une méthodologie scientifique rigoureuse, cela sur tous les bassins versants. Ce serait éminemment préférable à la boule de cristal de quelques hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'écologie, qui nous mènent dans le mur depuis 10 ans (sans aucune sanction de leurs ministres successifs de tutelle).
Référence
Morandi B. at al (2014), How is success or failure in river restoration projects evaluated? Feedback from French restoration projects, Journal of Environmental Management, 137, 178–188
Image : le Serein en amont de l'usine de Montberthault. De part et d'autre des seuils, nos rivières morvandelles retrouvent vite leurs écoulements naturels propices à la diversité des habitats.
01/01/2015
Hydromorphologie: l'influence des seuils et barrages est modeste en proportion du linéaire total des rivières
La morphologie d’une rivière désigne la manière dont celle-ci auto-organise son débit liquide et solide, dessinant ainsi ses « formes » (d’où la morphologie). Une rivière travaille de manière latérale entre son lit mineur (cours normal) et son lit majeur (espace de débordement lors des crues). Elle se crée des méandres, des bras et diverses annexes hydrauliques, permanentes ou provisoires. De manière longitudinale, elle transporte des sédiments solides par érosion (prélèvement) et sédimentation (dépôt), dessinant ainsi dans son lit des écoulements variés (mouilles, fosses, radiers, torrents, chutes, etc.).
La rivière, un flux qui construit son équilibre
La rivière cherche donc en permanence à équilibrer son bilan énergétique entre forces d’écoulement et forces de frottement. L’étude de ce phénomène, appelée hydromoprhologie, est une discipline scientifique tout à fait passionnante où la recherche française occupe une honorable place au sein des publications internationales. Les propriétaires d’ouvrages hydrauliques gagnent à connaître des rudiments de morphologie, car ce savoir est utile pour optimiser le transport des sédiments (vase, argiles, limons, sables, graviers voire galets) dans la retenue et le bief, en limitant le nombre des curages toujours problématiques et coûteux.
Si la recherche hydromorphologique est très intéressante dans ses méthodes et résultats, son exploitation dans le cadre de la politique de l’eau est en revanche assez décevante. On sait en effet que la France a sauté de manière quelque peu précipitée des analyses scientifiques aux choix politiques. Des gouvernements et établissements publics ont répandu à la hâte l’idée que la morphologie serait la première cause de dégradation des rivières – un « storyteling » bien pratique puisque le dossier de la pollution chimique des milieux aquatiques est explosif et que l’Union européenne doute de la bonne volonté française en écologie des rivières. La morphologie a pu apparaître à certains comme « la » voie de secours d’une politique de l’eau décrite comme « à bout de souffle » par de récents rapports d’évaluation…
Peut-on estimer l’impact global des obstacles sur l’écoulement ?
Nous nous sommes posés une question : quelle est donc l’influence des obstacles à l’écoulement longitudinal, c’est-à-dire des seuils et barrages en lit mineur ? Les études locales des sites peuvent et doivent l’analyser, mais cette analyse des singularités reste circonscrite sur un court linéaire de rivière, celui qui est impacté par le seuil ou barrage analysé. On peut préférer une approche globale par ordre de grandeur.
Dans le tableau suivant, nous proposons une estimation de ce type. Le Référentiel des obstacles à l’écoulement (ROE) de l’Onema totalise 69137 ouvrages. La hauteur moyenne, documentée sur 14634 d’entre eux, est de 1,8 m. Sur la base d’une pente moyenne de 3‰ (pour représenter l’ensemble des écoulements, du torrent ou cours d’eau à forte pente de la tête de bassin jusqu’à la rivière lente de plaine alluviale), le remous liquide / solide (influence amont sur la ligne de charge) moyen est de 600 m. Pour l’influence aval (ressaut hydraulique avant reprise de la ligne d’eau non influencée), on prend un facteur 10 de la hauteur en moyenne (option assez large, l’influence est souvent moindre). Voici le résultat (cliquer pour agrandir) :
Le résultat obtenu est de 46.875 km. Chiffre qui paraît impressionnant mais qui doit être comparé aux 505.016 km de linéaire de rivières identifiés par le Cemagref dans le diagnostic des masses d’eaux françaises fait à l’époque de la loi sur l’eau (in Wasson 2006).
Cela signifie que moins de 10% du linéaire des rivières est sous l’emprise d’un obstacle à l’écoulement longitudinal de type seuil ou barrage. Ou, dans l’autre sens, que plus de 90% du linéaire des masses d’eau françaises ne subit pas cette influence locale des ouvrages hydrauliques.
Bien sûr, les impacts sur la morphologie ne se limitent pas aux seuils et barrages : les digues, les remblais, les rectifications de ruisseaux et rivières, les drainages, les extractions de sables, graviers et galets, les changements d’usage des sols du bassin versant associés à l’urbanisation et à l’agriculture comptent aussi bien. Mais tous ces facteurs relèvent d'une autre politique que « l’effacement des seuils et barrages », qui est présenté comme l’alpha et l’oméga de la reconquête des milieux aquatiques par certains gestionnaires de rivières.
L’exemple du bassin versant de l’Armançon
Cette influence somme toute assez faible des seuils et barrages a pu être par exemple vérifiée en 2007 par l’analyse complète de la morphologie de l’Armançon (affluent bourguignon de l’Yonne) et de son bassin versant dans une étude menée par le bureau Hydratec, sous la direction de Jean-René Malavoi.
Malgré l’influence anthropique ancienne sur les rivière, y compris deux barrages de classe A (Pont-et-Massène sur l'Armançon, Grosbois-en-Montagne sur la Brenne), plusieurs barrages de classe D et des dizaines de seuils, on n’observait pas d’impact grave sur la dynamique fluviale dans la conclusion de ces travaux :
« Le bassin de l’Armançon présente environ 400 km de rivières importantes : l’Armançon lui-même (200 Km) et ses principaux affluents et sous-affluents (Brenne, Oze, Ozerain et Armance). D’un point de vue géodynamique, ces rivières, bien que très influencées par les activités anthropiques (nombreux barrages, anciens rescindements de méandres et travaux divers liés notamment à la construction du canal de Bourgogne, nombreuses protection de berges « rustiques » (dominantes) ou très « lourdes » (plutôt rares) présentent une activité géodynamique assez importante. Les érosions de berges, plus ou moins actives selon les secteurs, sont à l’origine d’une charge alluviale importante qui garantit, malgré la présence de barrages « piégeurs d’alluvions », un équilibre sédimentaire. Cette fourniture de charge alluviale évite notamment les incisions du lit, dommageables pour les ouvrages d’art (ponts, digues, protections de berges sur des secteurs à enjeux). (…)Cette activité géodynamique permet aussi le maintien de milieux intéressant du point de vue écologique. »
Conclusion
Les impacts morphologiques des seuils, barrages et autres obstacles longitudinaux à l’écoulement sont réels, mais ils sont modestes et ne représentent généralement que des perturbations très localisées des flux de transport liquide et solide. Globalement, moins du 10% du linéaires des masses d’eau française paraît concerné par ces impacts. Les gestionnaires de rivières comme les autorités en charge de l’eau doivent intégrer cette approche quand ils cherchent à définir les mesures prioritaires, efficaces et proportionnées pour améliorer la qualité de l’eau.
Références citées :
Wasson JG et al. (2006) Appui scientifique à la mise en œuvre de la Directive Européenne Cadre sur l’Eau. Typologie des cours d’eau de France métropolitaine, Cemagref (Irstea), 62 p.
HYDRATEC, Malavoi JR (2007), Etude de la dynamique fluviale et des potentialités de régulation hydrologique de l'Armançon, PAPI-SIRTAVA.
Pour aller plus loin : vous pouvez consulter le très intéressant MOOC Des rivières et des hommes, qui expose de manière didactique quelques bases, concepts et méthodes de l’hydromorphologie. Voir aussi l’ouvrage Malavoi JR, Garnier CC, Landon N, Recking A, Baran P, (2011), Eléments de connaissance pour la gestion du transport solide en rivière, Onema, 216 p.
Illustration : seuil de l'ancienne scierie de Montbard (21) sur la Brenne. Le SIRTAVA étudie actuellement l'aménagement de cette rivière : le syndicat dépensera-t-il l'argent public dans des mesures réellement utiles pour la qualité de l'eau ou persistera-t-il dans la cosmétique des effacements spectaculaires et inefficaces?
La rivière, un flux qui construit son équilibre
La rivière cherche donc en permanence à équilibrer son bilan énergétique entre forces d’écoulement et forces de frottement. L’étude de ce phénomène, appelée hydromoprhologie, est une discipline scientifique tout à fait passionnante où la recherche française occupe une honorable place au sein des publications internationales. Les propriétaires d’ouvrages hydrauliques gagnent à connaître des rudiments de morphologie, car ce savoir est utile pour optimiser le transport des sédiments (vase, argiles, limons, sables, graviers voire galets) dans la retenue et le bief, en limitant le nombre des curages toujours problématiques et coûteux.
Si la recherche hydromorphologique est très intéressante dans ses méthodes et résultats, son exploitation dans le cadre de la politique de l’eau est en revanche assez décevante. On sait en effet que la France a sauté de manière quelque peu précipitée des analyses scientifiques aux choix politiques. Des gouvernements et établissements publics ont répandu à la hâte l’idée que la morphologie serait la première cause de dégradation des rivières – un « storyteling » bien pratique puisque le dossier de la pollution chimique des milieux aquatiques est explosif et que l’Union européenne doute de la bonne volonté française en écologie des rivières. La morphologie a pu apparaître à certains comme « la » voie de secours d’une politique de l’eau décrite comme « à bout de souffle » par de récents rapports d’évaluation…
Peut-on estimer l’impact global des obstacles sur l’écoulement ?
Nous nous sommes posés une question : quelle est donc l’influence des obstacles à l’écoulement longitudinal, c’est-à-dire des seuils et barrages en lit mineur ? Les études locales des sites peuvent et doivent l’analyser, mais cette analyse des singularités reste circonscrite sur un court linéaire de rivière, celui qui est impacté par le seuil ou barrage analysé. On peut préférer une approche globale par ordre de grandeur.
Dans le tableau suivant, nous proposons une estimation de ce type. Le Référentiel des obstacles à l’écoulement (ROE) de l’Onema totalise 69137 ouvrages. La hauteur moyenne, documentée sur 14634 d’entre eux, est de 1,8 m. Sur la base d’une pente moyenne de 3‰ (pour représenter l’ensemble des écoulements, du torrent ou cours d’eau à forte pente de la tête de bassin jusqu’à la rivière lente de plaine alluviale), le remous liquide / solide (influence amont sur la ligne de charge) moyen est de 600 m. Pour l’influence aval (ressaut hydraulique avant reprise de la ligne d’eau non influencée), on prend un facteur 10 de la hauteur en moyenne (option assez large, l’influence est souvent moindre). Voici le résultat (cliquer pour agrandir) :
Le résultat obtenu est de 46.875 km. Chiffre qui paraît impressionnant mais qui doit être comparé aux 505.016 km de linéaire de rivières identifiés par le Cemagref dans le diagnostic des masses d’eaux françaises fait à l’époque de la loi sur l’eau (in Wasson 2006).
Cela signifie que moins de 10% du linéaire des rivières est sous l’emprise d’un obstacle à l’écoulement longitudinal de type seuil ou barrage. Ou, dans l’autre sens, que plus de 90% du linéaire des masses d’eau françaises ne subit pas cette influence locale des ouvrages hydrauliques.
Bien sûr, les impacts sur la morphologie ne se limitent pas aux seuils et barrages : les digues, les remblais, les rectifications de ruisseaux et rivières, les drainages, les extractions de sables, graviers et galets, les changements d’usage des sols du bassin versant associés à l’urbanisation et à l’agriculture comptent aussi bien. Mais tous ces facteurs relèvent d'une autre politique que « l’effacement des seuils et barrages », qui est présenté comme l’alpha et l’oméga de la reconquête des milieux aquatiques par certains gestionnaires de rivières.
L’exemple du bassin versant de l’Armançon
Cette influence somme toute assez faible des seuils et barrages a pu être par exemple vérifiée en 2007 par l’analyse complète de la morphologie de l’Armançon (affluent bourguignon de l’Yonne) et de son bassin versant dans une étude menée par le bureau Hydratec, sous la direction de Jean-René Malavoi.
Malgré l’influence anthropique ancienne sur les rivière, y compris deux barrages de classe A (Pont-et-Massène sur l'Armançon, Grosbois-en-Montagne sur la Brenne), plusieurs barrages de classe D et des dizaines de seuils, on n’observait pas d’impact grave sur la dynamique fluviale dans la conclusion de ces travaux :
« Le bassin de l’Armançon présente environ 400 km de rivières importantes : l’Armançon lui-même (200 Km) et ses principaux affluents et sous-affluents (Brenne, Oze, Ozerain et Armance). D’un point de vue géodynamique, ces rivières, bien que très influencées par les activités anthropiques (nombreux barrages, anciens rescindements de méandres et travaux divers liés notamment à la construction du canal de Bourgogne, nombreuses protection de berges « rustiques » (dominantes) ou très « lourdes » (plutôt rares) présentent une activité géodynamique assez importante. Les érosions de berges, plus ou moins actives selon les secteurs, sont à l’origine d’une charge alluviale importante qui garantit, malgré la présence de barrages « piégeurs d’alluvions », un équilibre sédimentaire. Cette fourniture de charge alluviale évite notamment les incisions du lit, dommageables pour les ouvrages d’art (ponts, digues, protections de berges sur des secteurs à enjeux). (…)Cette activité géodynamique permet aussi le maintien de milieux intéressant du point de vue écologique. »
Conclusion
Les impacts morphologiques des seuils, barrages et autres obstacles longitudinaux à l’écoulement sont réels, mais ils sont modestes et ne représentent généralement que des perturbations très localisées des flux de transport liquide et solide. Globalement, moins du 10% du linéaires des masses d’eau française paraît concerné par ces impacts. Les gestionnaires de rivières comme les autorités en charge de l’eau doivent intégrer cette approche quand ils cherchent à définir les mesures prioritaires, efficaces et proportionnées pour améliorer la qualité de l’eau.
Références citées :
Wasson JG et al. (2006) Appui scientifique à la mise en œuvre de la Directive Européenne Cadre sur l’Eau. Typologie des cours d’eau de France métropolitaine, Cemagref (Irstea), 62 p.
HYDRATEC, Malavoi JR (2007), Etude de la dynamique fluviale et des potentialités de régulation hydrologique de l'Armançon, PAPI-SIRTAVA.
Pour aller plus loin : vous pouvez consulter le très intéressant MOOC Des rivières et des hommes, qui expose de manière didactique quelques bases, concepts et méthodes de l’hydromorphologie. Voir aussi l’ouvrage Malavoi JR, Garnier CC, Landon N, Recking A, Baran P, (2011), Eléments de connaissance pour la gestion du transport solide en rivière, Onema, 216 p.
Illustration : seuil de l'ancienne scierie de Montbard (21) sur la Brenne. Le SIRTAVA étudie actuellement l'aménagement de cette rivière : le syndicat dépensera-t-il l'argent public dans des mesures réellement utiles pour la qualité de l'eau ou persistera-t-il dans la cosmétique des effacements spectaculaires et inefficaces?
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