Sommes-nous opposés par principe à la continuité écologique?
La réponse est non, bien entendu. L'intérêt pour le transit sédimentaire et la circulation des poissons n'est pas une invention contemporaine. L'engravement et l'envasement des biefs et retenues sont un problème pour tout ouvrage et depuis toujours. Sous l'Ancien Régime, des coutumes prescrivaient déjà des ouvertures de vannes voire de seuils (passe-lits) de nature à améliorer l'écoulement. Les premières lois nationales sur les migrateurs sont apparues au XIXe siècle.
Il est tout à fait normal que notre gestion des rivières suive l'évolution des connaissances techniques et scientifiques, ainsi que des préoccupations de l'époque. Comme les cours d'eau, les ouvrages hydrauliques sont vivants : ils évoluent au fil du temps en formes, fonctions, matériaux. Intégrer une dimension environnementale dans la gestion de ces ouvrages participe d'un enrichissement de leur présence en rivière, à côté des leurs dimensions déjà acquises sur le plan historique, énergétique ou paysager.
Là où le bât blesse, c'est dans la mise en oeuvre administrative de la continuité écologique. Au terme d'un dérapage assez éloigné de la volonté initiale du législateur, on a transformé une loi d'amélioration du milieu aquatique en outil de destruction des ouvrages hydrauliques. Une pensée unique s'est rapidement installée chez les gestionnaires de l'eau : le bon ouvrage est celui qui a vocation à disparaître ; les autres devront payer très cher pour garder le droit d'exister. Par ailleurs, des instances de décision assez éloignées de la vigueur du contrôle démocratique comme de la rigueur de la validation scientifique (direction de l'eau au Ministère, commissions techniques des agences de bassin, comités de pilotage des projets locaux) ont élevé sans cesse le niveau d'ambition des aménagements attendus, perdant souvent le sens des réalités et des priorités dans la définition de ce qui est possible économiquement et souhaitable écologiquement.
Le principal blocage actuel : on finance la destruction, mais pas ou peu l'aménagement
Le principal obstacle actuel à la mise en oeuvre de l'obligation de continuité écologique est la politique de financement décidée par les Agences de l'eau – et liant les syndicats de rivières ou de bassins versants comme les collectivités qui dépendent de ce soutien financier. En effet, les Agences financent 80% des opérations de destruction d'ouvrage (le montage avec d'autres financeurs aboutissant généralement à 95% voire 100% de financement public), mais ce taux chute à 50% pour les aménagements (passes à poissons, rivières de contournement, vannes) des ouvrages ayant un usage économique et à… 0% pour les ouvrages sans usage économique. Or, 9 ouvrages hydrauliques sur 10 sont considérés comme "sans usage" au regard de la définition très restrictive de cette notion (énergie, irrigation, navigation, écrêtement de crue, à condition de ne pouvoir être remplacé par une autre solution à bénéfice équivalent). Donc pour l'essentiel des 17.000 ouvrages en rivières classées L2, les Agences de l'eau refusent de financer des aménagements.
Le coût moyen des passes à poissons est de 50.000 euros le mètre de chute, avec des variations assez large de la fourchette (20-80 k€) (source : Observatoire des coûts Agence de l'eau RMC). Une dépense aussi importante est assurément "spéciale et exorbitante" pour le propriétaire, au sens de l'article L 214-17 C env déjà cité. Elle signifie que pour certains moulins, le coût de l'aménagement demandé est supérieur à la valeur foncière du bien ! Très peu de gens peuvent se permettre d'aller voir leur banque pour faire un emprunt de cette importance, en vue d'une dépense imposée par un tiers et n'apportant strictement aucun retour sur investissement…
De ce choix de financement par les Agences, soutenus par divers textes ministériels indiquant la promotion de l'effacement comme solution prioritaire, il résulte que les propriétaires de moulins ne souhaitant pas voir leur barrage détruit (malgré la promesse d'un financement total) sont condamnés à une dépense ruineuse. A laquelle ils ne consentent évidemment pas et pour laquelle peu sont solvables en dernier ressort.
En terme de mise en oeuvre sur le terrain (sans parler du bien-fondé scientifique et de la garantie de résultat), le plus gros du problème de la continuité écologique tient finalement à ce dogme : le refus quasi-systématique de financer le coût des passes à poissons, rampes à enrochement et autres rivières de contournement.
Dispositifs de franchissement : pourquoi ils relèvent de l'intérêt général, donc du financement public
Comment sortir du blocage ? La seule solution nous paraît de reconnaître la nécessité d'un financement public des dispositifs de franchissement piscicole, exactement au même titre que les effacements. Le maître d'ouvrage est alors libre de son choix, sans que son consentement soit vicié par le menace d'un endettement. Cette nécessité d'un financement public nous paraît fondée sur les raisons suivantes.
La loi impose une obligation de résultat, et non de moyen, elle n'enjoint pas de détruire les ouvrages. Ni la loi française ni la loi européenne n'indique que l'on doit détruire les seuils et barrages. Il n'y a pas obligation de moyens (l'effacement) mais de résultats (la possibilité d'un franchissement piscicole pour les espèces d'intérêt). Or, par leur politique de financement différentiel, les Agences de l'eau opèrent une discrimination sur les moyens en poussant le maître d'ouvrage à choisir le seul effacement. Ce choix radical, qui pose de nombreux autres problèmes aux riverains, n'est en rien une obligation légale ou réglementaire.
L'eau et les milieux aquatiques sont un bien commun, leur protection relève de l'action publique. Comme le rappelle l'article L 210-1 C env : "L'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général." Sans bénéfice pour le maître d'ouvrage, les dispositifs de franchissement piscicole sont supposés améliorer la qualité des milieux aquatiques, en particulier la biodiversité piscicole et la colonisation des têtes de bassin par les migrateurs. Ces objectifs relèvent de l'intérêt général et du bien commun : ils doivent donc recevoir un financement public, conforme à leur nature intrinsèque.
L'égalité devant les charges publiques doit être respectée. Les dispositifs d'aides environnementales sont légion. Les usagers de l'eau reçoivent des subventions massives, y compris lorsqu'ils ont une activité économique exploitant la ressource en eau ou un revenu fiscal (collectivités), donc des moyens que n'ont pas les particuliers. Les syndicats de rivière procèdent à toutes sortes d'aménagements morphologiques sur fonds publics (épis, clôtures de berges, reméandrement, génie végétal, entretiens des lits, etc.). Nombre de ces travaux ont lieu sur parcelles privées et font l'objet de déclaration d'intérêt général. Au nom de quel régime d'exception les propriétaires d'ouvrages hydrauliques devraient assumer la majeure part voire la totalité du coût élevé des chantiers complexes imposés par la règlementation?
Le propriétaire n'a aucun intérêt personnel à la passe à poissons, qui lui crée une servitude. Un maître d'ouvrage ne retire aucun bénéfice de la construction d'une passe à poissons (ou autre dispositif). Cet type d'équipement est rarement esthétique. Il n'ajoute aucune valeur au bien en lui-même et ne permet aucun bénéfice particulier. Le dispositif de franchissement crée une servitude à vie et transmissible, sous la forme d'une contrainte de surveillance et d'entretien. On ne voit guère pourquoi un propriétaire devrait dépenser des dizaines voire de centaines de milliers d'euros pour un équipement sans intérêt lui imposant une contrainte.
Un coût public trop élevé ? La responsabilité en revient à ceux qui posent des objectifs irréalistes
Certains argumentent que le financement des passes à poissons serait coûteux par rapport à celui des effacements. Sur ce point, nous rappelons d'abord que la destruction d'un ouvrage hydraulique implique perte du droit d'eau, perte du potentiel de revenus énergétiques, mise à sec du bief et disparition du miroir d'eau de la retenue, donc perte de valeur foncière /paysagère, risques sur l'évolution du bâti. Une opération d'effacement ne devrait donc pas seulement être financée, mais aussi donner lieu à une compensation financière conséquente. Les propriétaires ne la réclament pas car ils ne sont pas informés de manière juste et complète sur l'ensemble des conséquences de leur consentement à effacer. Le coût réel d'un effacement est supérieur au coût de l'aménagement si le maître d'ouvrage est correctement informé et dédommagé.
Ensuite, il faut bien comprendre pourquoi les coûts publics sont élevés. D'une part, la France n'a aucune obligation européenne de restaurer la continuité écologique, et la continuité n'est que très faiblement corrélée à l'état chimique et écologique de la rivière au sens des indicateurs européens de qualité. D'autre part, alors que le législateur envisageait avant tout en 2006 la restauration de grands axes pour les migrateurs amphihalins (saumons, anguilles), c'est une dérive administrative qui a progressivement inclus des espèces non réellement migratrices entre 2006 et 2012. Or ces espèces ayant une faible capacité nages-saut imposent des dispositifs plus coûteux (voir exemple du chabot). Ajoutons à cela que la France avait la possibilité de classer tout ou partie de ses eaux comme "fortement artificialisées", ce qui lui aurait donné du délai et des objectifs moins ambitieux de qualité vis-à-vis de l'Union européenne. Elle ne l'a pas fait, et elle doit assumer les conséquences de ce maximalisme.
Le coût élevé est donc avant tout le fait de normes très exigeantes, adoptées de manière volontaire par les gestionnaires publics : on est libre de les poser au nom du bien commun que représente la biodiversité aquatique, mais il faut alors provisionner l'argent public nécessaire à leur mise en oeuvre (et s'assurer qu'il existe un soutien social et démocratique réel pour ce niveau d'ambition). Si les moyens ne suivent pas, on ne produira que de la confusion et de la crispation autour d'objectifs impossibles à atteindre. Ce qui se passe en ce moment.
De nombreuses options pour rétablir raisonnablement la continuité écologique
Si le coût du financement public des dispositifs de franchissement est élevé et difficile à intégrer dans le budget des Agences de l'eau, il existe de nombreuses solutions (non exclusives) pour alléger le fardeau économique du classement actuel des rivières :
- traiter d'abord les ouvrages dont le score de franchissabilité est nul (protocole ICE) ;
- exclure les seuils (les ouvrages de moins de 2 m de hauteur entre le niveau amont et aval) pour se concentrer sur les barrages ;
- revenir plus strictement à l'enjeu initial des grands migrateurs amphihalins, sur les cours d'eau où les espèces sont attestées historiquement ;
- aménager les seules rivières dépassant une valeur-seuil du taux d'étagement, indiquant une perte majeure d'habitats naturels sur un tronçon ;
- aménager les seules rivières où la continuité longitudinale est démontrée comme la cause majeure de déclassement du bon état écologique.
Il s'agit à travers ces exemples de définir des priorités ayant du sens pour l'environnement, au lieu de vouloir tout aménager d'un coup sans y parvenir et sans avoir de cohérence dans l'action.
Denier point : il sera certainement nécessaire d'étaler les réformes de continuité dans le temps. Le délai actuel de 5 ans sur les rivières classées L2 est non tenable et il ne répond à aucune urgence écologique compte tenu de la grande ancienneté des ouvrages concernés. Il faut probablement des décennies à des siècles pour que tous les effets des aménagements sur un bassin versant tendent vers un nouvel équilibre, sans certitude sur le résultat. Le calendrier administratif est donc sans réalisme par rapport au temps de relaxation biologique et physique des systèmes concernés. Les ouvrages en rivière sont présents pour leur majorité depuis plusieurs siècles : on peut très bien aménager ce patrimoine hydraulique en 50 ans plutôt qu'en 5 ans.
En conclusion
Le refus d'un financement public non discriminant des aménagements piscicoles et sédimentaires d'ouvrages hydrauliques est la principale cause de blocage sur la question de la continuité écologique. La destruction des seuils et barrages par chantage au financement fonctionne sur quelques ouvrages dont les propriétaires sont peu motivés, facilement influençables ou mal informés : mais plus on s'approche de l'échéance légale du classement (2017-2018), plus on arrive aux cas qui donneront à coup sûr des contentieux en cas de persistance des choix administratifs actuels.
Améliorer la franchissabilité piscicole et le transit sédimentaire est un objectif d'intérêt général, qui concerne l'eau comme bien commun : le financement doit en être public. Le maître d'ouvrage n'a aucun intérêt personnel dans ces aménagements, qui lui créent une servitude de surveillance et d'entretien sans gain de valeur foncière. Ce n'est donc pas à lui, mais à la collectivité de financer les passes à poissons, les rampes en enrochement ou les rivières de contournement. La modernisation énergétique des ouvrages devrait être envisagée en concomitance de leur équipement écologique, car elle fait partie d'une même logique d'adaptation du patrimoine hydraulique aux enjeux de son siècle.
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Elus, associations, institutions, personnalités de la société civile : avec nous, demandez un moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique, afin d'éviter la destruction du patrimoine hydraulique et de permettre la recherche de solutions consensuelles, fondées sur la concertation et le retour d'expérience.
Illustration : seuil et passe de Gomméville (21) sur la Seine.
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