Les parlementaires ont adopté en 2006 la Loi sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA), dont une disposition pose le principe de classement des rivières à fin de continuité écologique. Deux classes de rivières sont créées : liste 1 et liste 2. Que dit au juste l'article L-214-17 C env voté par le législateur?
En liste 1 se trouvent des cours d'eau "qui sont en très bon état écologique ou identifiés par les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux comme jouant le rôle de réservoir biologique nécessaire au maintien ou à l'atteinte du bon état écologique des cours d'eau d'un bassin versant ou dans lesquels une protection complète des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée est nécessaire, sur lesquels aucune autorisation ou concession ne peut être accordée pour la construction de nouveaux ouvrages s'ils constituent un obstacle à la continuité écologique".
En liste 2 se trouvent les cours d'eau "dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."
Première dérive : des vrais migrateurs aux espèces mobiles (mais non migratrices), dont la plupart ne sont pas menacées ni vulnérables
On observe que la notion de poissons migrateurs est associée dans cet article aux espèces amphihalines "vivant alternativement en eau douce et en eau salée" – par exemple saumon, truite de mer, anguille, esturgeon, alose feinte, grande alose, lamproie marine, lamproie fluviatile. Ce sont aussi ces espèces qui sont désignées comme migratrices dans le plan de gestion des poissons migrateurs (Plagepomi) que chaque bassin hydrographique adopte. Et ce sont celles que l'on considère comme les plus vulnérables (à quelques exceptions près comme le chabot du Lez ou l'apron du Rhône). Le choix était donc cohérent.
Après le vote politique de la LEMA 2006 par les représentants élus des citoyens, la mise en oeuvre de la continuité écologique est revenue aux mains de l'administration française : décrets et circulaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité au Ministère de l'Ecologie, classement des rivières avec documents justificatifs, travaux d'interprétation et d'orientation des services techniques des Agences de l'eau, application par les services déconcentrés DDT et Dreal, suivi et avis techniques de l'Onema. Dans cette phase échappant au contrôle démocratique direct, la restriction des migrateurs aux espèces ayant stricte obligation de migration à longue distance pour accomplir leur cycle biologique a été oubliée.
On constate ainsi que les services instructeurs de l'Etat exigent des dispositifs de franchissement piscicole pour des truites communes, des lamproies de Planer, des brochets, des chabots, des loches, des vairons, des cyprinidés rhéophiles et assimilés (vandoise, spirlin, goujon, chevesne, hotu, etc.). Cela pose plusieurs problèmes.
D'abord, si toute espèce de poisson tend à se déplacer dans le fluide qui forme son milieu de vie, cela ne signifie nullement que cette espèce est "migratrice". Les déplacements des individus seront en moyenne plus importants dans des zones sans obstacles (de nombreuses monographies l'ont observé), mais la présence d'obstacles (généralement en montaison seule, car la dévalaison est presque toujours ouverte et non traumatique) n'empêche pas pour autant l'établissement de populations stables, tant qu'il existe des habitats et des ressources alimentaires sur le linéaire offert à la mobilité des populations présentes. Il conviendrait de ne pas confondre la mobilité (le déplacement) comme stratégie opportuniste afin de trouver des habitats propices à la reproduction et à l'alimentation avec la migration comme programmation génétique déterministe du comportement de certaines espèces.
Ensuite, la plupart de ces espèces ajoutées aux migrateurs amphihalins sont en statut de "préoccupation mineure" dans la liste rouge de l'UICN et ne correspondent donc pas à une urgence écologique particulière. Leur ubiquité dans les rivières françaises jusqu'à date récente montrent que les obstacles naturels ou artificiels des cours d'eau, dont la présence est ancienne, ne conduisent pas à une pression d'extinction.
Enfin, plus on élargit le champ des espèces concernés par la continuité écologique, plus il est difficile d'obtenir des dispositifs fonctionnels de franchissement piscicole. Telle espèce a de faibles capacités de saut, telle autre de faibles vitesses de pointe ou d'effort… au final, le cahier des charges devient très compliqué par rapport aux "vrais" migrateurs qui sont adaptés (et pour cause) à de longs parcours de migrations. Cela conduit à favoriser la solution radicale de l'effacement des ouvrages, choix qui devient clairement disproportionné à son enjeu écologique réel. Cela conduit aussi à classer un grand nombre de rivières, au lieu de centrer la réforme de continuité écologique sur des parcours migrateurs historiquement attestés, en commençant par les grands axes fluviaux de pénétration vers les continents depuis les océans (et inversement en dévalaison).
Seconde dérive : du transit sédimentaire-piscicole à la restauration d'habitat et à la renaturation intégrale
En lisant les prescriptions de l'article 214-17 C. env. pour les rivières en liste 2 – celles qui ont un délai de 5 ans pour être aménagées (2017 ou 2018 selon les bassins), et qui sont donc le principal lieu de tension aujourd'hui –, on s'aperçoit que le législateur a été très sobre : il demande le "transport suffisant des sédiments" et la "circulation des poissons migrateurs".
Ce sont donc deux attentes fonctionnelles, précises, qui sont formulées. En aucun cas le législateur ne s'est avancé à poser que les systèmes hydrauliques créés par les ouvrages en rivières (lacs, retenues, biefs) seraient des habitats "dégradés" par rapport à des habitats "naturels" qu'il conviendrait de restaurer partout. Pas plus ne lit-on dans la décision des parlementaires une quelconque incitation à la destruction de ces ouvrages hydrauliques.
Le diagnostic d'un ouvrage dans la perspective du 214-17 C env devrait donc se limiter à une quantification du régime sédimentaire local et de la franchissabilité piscicole pour les migrateurs amphihalins, avec intervention uniquement en cas d'altération manifeste. Mais sur ce plan, la mise en oeuvre de la continuité écologique par l'administration et les établissements de bassin a donné lieu à une seconde dérive.
On observe dans les discours, les rapports et les interventions que les habitats spécifiques créés par les ouvrages hydrauliques sont déconsidérés car représentés comme "non naturels", non conformes au régime hydrologique local. Par exemple, on déplore que l'écoulement soit lentique et non lotique, que la température soit plus élevée (au moins en surface) ou plus stratifiée, que le miroir d'eau soit élargi et la ligne d'énergie modifiée, que le lit et la zone hyporhéique soient tapissés de sédiments plus fins, que les processus d'érosion-dépôt soient modifiés (sans que la volumétrie réelle et la dynamique temporelle de cette modification soient établis), etc. Parfois, on ajoute des considérations sur l'auto-épuration des rivières (mais presque jamais en réalisant un bilan chimique réel des molécules concernées sur le système analysé).
Toutes ces considérations savantes intéressent des spécialistes des milieux aquatiques qui débattent de leur pertinence (et ne sont pas toujours d'accord entre eux), mais elles sont fort éloignées d'une politique de l'eau applicables à 500.000 km de linéaire de rivières et probablement plus de 100.000 obstacles à l'écoulement. Ces considérations servent surtout d'alibi au nouveau dogme administratif : le bon ouvrage est celui que l'on a réussi à faire disparaître par la menace réglementaire et le chantage financier.
Alors que le législateur a reconnu la réalité des ouvrages hydrauliques en même temps que la nécessité de limiter leurs impacts fonctionnels par des aménagements, l'administration a tendu depuis 10 ans à nier la légitimité de l'existence de ces ouvrages et à poser la nécessité de les faire disparaître dans un horizon de "renaturation" intégrale, c'est-à-dire de recréation par ingénierie d'un habitat plus proche des conditions naturelles de la rivière. Ce dévoiement du projet initial opère sur la base d'un non-sens épistémologique, à savoir que la rivière aurait une "condition de référence" avec équilibre stationnaire dans le temps, et que l'on pourrait re-créer cette condition par simple suppression des ouvrages (voir la critique de Bouleau et Pont). Ce non-sens est particulièrement palpable dans le cas des ouvrages hdyrauliques qui modifient l'écoulement des rivières depuis l'époque romaine et des peuplements piscicoles qui ont été co-déterminé par l'action humaine depuis la même époque. Le dévoiement de la volonté du législateur par les autorités et gestionnaires opère aussi – mais nous développerons ce point important ailleurs – sur une caractérisation partielle sinon partiale des hydrosystèmes du point de vue de leur diversité biologique et de leur fonctionnalité physique, tant au plan de l'échelle spatio-temporelle où l'on évalue ces traits qu'au plan des métriques choisies pour les évaluer.
Le mieux est l'ennemi du bien : le politique doit exiger un virage pragmatique face à l'échec de la dérive dogmatique
En allant bien au-delà de la volonté initiale du législateur, l'administration a donc trahi la lettre et l'esprit de la loi votée en 2006. Elle a aussi créé d'elle-même les conditions d'échec de la réforme : l'extension et l'exigence accrues dans la définition des cibles de la continuité écologique ne mobilisent ni suffisamment de budgets dans les Agences de l'eau, ni suffisamment de moyens humains et techniques dans sa mise en oeuvre. Sans parler de la coopération des principaux concernés (propriétaires d'ouvrages hydrauliques, riverains), qui sont pour la plupart hostiles à l'idée de détruire leur bien (moins-value foncière, paysagère, patrimoniale, énergétique, etc.) et insolvables à hauteur des aménagements bien trop lourds qu'implique le niveau d'ambition totalement irréaliste posé depuis 10 ans.
Certes, on se plait à mettre en avant par films, plaquettes et sites Internet quelques opérations jugées comme des réussites (voir les retours d'expériences de l'Onema). On omet de signaler que ces cas sont fort minoritaires par rapport au nombre d'ouvrages à traiter sur les rivières, et que s'ils ont été réalisés en priorité, c'est précisément parce que les conditions s'y prêtaient, notamment l'accord du propriétaire à voir disparaître ses ouvrages et l'accord des riverains à voir changer la ligne d'eau. Ces artifices plus proches de la propagande que de l'information sont silencieux sur les cas innombrables où l'on a forcé la main à des personnes fragiles et isolées, où les maîtres d'ouvrage ont accepté l'altération du patrimoine à contre-coeur, où l'information des élus et riverains n'a pas été complète et n'a pas donné lieu à concertation ouverte, où le résultat des travaux n'a pas été jugé meilleur que l'ancien paysage dessiné par les ouvrages, où l'opération de restauration n'a fait l'objet d'aucun suivi scientifique digne de ce nom, etc.
La dérive administrative que nous avons mis en lumière – extension des populations piscicoles cibles au-delà des grands migrateurs, horizon de "renaturation" intégrale par suppression des zones anthropisées – produit donc l'échec de la continuité écologique, perçue par beaucoup comme une opération destructive guidée par une approche idéologique et extrémiste de la rivière, voire par des arrière-pensées peu avouables (comme divertir l'attention des causes plus importantes d'altération des bassins, liées aux changements d'usages des sols par urbanisation et agro-industrialisation ainsi qu'à la diffusion massive des polluants chimiques).
Cette dérive n'est pas sans effet sur la réussite de la politique française de l'eau : la volonté de recréer à grands frais de l'habitat naturel sur des rivières anthropisées de longue date n'est non seulement pas inscrite dans le L-214-17 C env, mais elle n'est certainement pas le critère sur lequel la France sera jugé par ses partenaires européens. Les directives nitrates et eaux usées (1991), la directive cadre sur l'eau (2000), la directive pesticides (2009) n'exigent pas que notre pays détruise son patrimoine hydraulique pluricentenaire, mais plus basiquement qu'il limite les dégradations opérées depuis les années 1950, à l'époque où la croissance économique se construisait dans l'indifférence à la dégradation environnementale.
Retour à la sobriété et au bon sens, c'est-à-dire à la vocation réelle du L-214-17 C env
Nous sommes en 2015, à mi-chemin du délai de 5 ans prévu par les classements de 2012-2013. S'il est d'ores et déjà trop tard pour tenir le délai vu le nombre considérable d'ouvrages hydrauliques concernés par l'article 214-17 C env, il est encore temps de revenir à des positions plus pragmatiques pour la suite. Par exemple :
- limitation de la première vague d'aménagement aux enjeux des grands migrateurs;
- priorisation des actions selon des axes cohérents de montaison pour ces espèces;
- analyse stricte des fonctionnalités sédimentaires et piscicoles au droit des ouvrages, sans prétention à renaturer tous les bassins versants, en acceptant les habitats spécifiques créés par les ouvrages;
- analyse conjointe des autres facteurs dégradants du bon état et priorité d'intervention en continuité longitudinale aux seules rivières non dégradées par d'autres facteurs chimiques ou morphologiques;
- choix des solutions les plus simples qui améliorent les fonctionnalités cibles du 214-17 C env;
- restriction des destructions aux seuls cas de consentement réel du maître d'ouvrage;
- financement public de l'ensemble de ces aménagements, puisqu'ils ont pour objet des enjeux d'intérêt général.
Illustrations : seuil et ancien moulin sur le Serein, à hauteur de Montréal (89). La majorité des ouvrages hydrauliques en rivières classées liste 2 de l'article 214-17 C env sont des chaussées de taille modeste, ayant recréé un équilibre hydrologique local de longue date et offrant in situ des faciès diversifiés. Sur d'autres plans (hélas non pris en compte par l'administration dans ses choix actuels), ces ouvrages apportent des témoignages sur l'usage historique des rivières, intéressants sur le plan culturel et patrimonial, ils possèdent une évidente dimension esthétique et paysagère, ils représentent un potentiel d'équipement énergétique bien réparti sur tous les territoires.