Stefan Schmutz et ses collègues (Université des sciences de la vie et des ressources naturelles, Vienne), en collaboration avec des confrères tchèques, allemands et suisses, ont analysé la réponse des populations de poissons à des opérations de restauration hydromorphologique. Ces travaux pouvaient concerner des reméandrements, des reconnexions, des élargissements de lit ou des petites modifications des écoulements (pas de suppression d'obstacles). Pour mener à bien cette analyse, 15 paires de rivières similaires, mais tantôt aménagées tantôt non aménagées, ont été comparées en Europe centrale et septentrionale. Les auteurs ont évalué le délai de réponse (entre 1 et 17 ans après la restauration), le niveau de qualité morphologique après travaux, la longueur du linéaire concerné. Sur les paramètres biologiques, ils ont mesuré la diversité de Shannon, la richesse spécifique, la richesse / densité de espèces rhéophiles (aimant le courant vif) et eurytopes (tolérantes à des conditions très différentes). Au sein des rhéophiles, ils ont distingué la taille des espèces concernées.
Principaux résultats (voir aussi image ci-dessus, cliquer pour agrandir) : 43 espèces ont été recensées (20 rhéophiles, 15 eurytopes, 8 limnophiles) auxquelles s'ajoutent 3 espèces exotiques. Onze paires de rivières sur quinze ont conservé le même type de communautés de poissons, une est passée de salmonidés à non-salmonidés, trois ont évolué en sens opposé.
La restauration morphologique a eu des effets significatifs pour 5 métriques (sur 13). La richesse spécifique ne s'est en moyenne améliorée que d'une espèce. La densité des seuls rhéophiles de petite taille (+ 24%) est significative après test du seuil de significativité (correction de Bonferroni). La diversité de Shannon-Wiener est sans changement notable, tout comme la densité totale. Sur la métrique ayant l'évolution la plus significative (densité du petits rhéophiles donc), aucune différence n'est trouvée selon l'importance du chantier de restauration. Un effet positif est trouvé pour des longueurs restaurées supérieures à 1,95 km (mais la variation est observée à partir de 3 sites sur 15 essentiellement). En terme de délai de réponse, les changements les plus importants sont notés avant 3 ans et après 12 ans et demi.
Les auteurs, après avoir rappelé la difficulté de cerner les effets exacts des restaurations écologiques de rivière, concluent notamment : "Notre étude démontre que le poisson répond de manière cohérente à des mesures de restauration hydromorphologique par une augmentation des rhéophiles et un déclin des eurytopes. Il semble y avoir une réponse non-linéaire à l'âge de la restauration, avec des effets positifs à court et long termes, mais moins prononcés à moyen terme. L'effet de la restauration augmente avec la qualité de l'habitat et la longueur du linéaire restauré. Cependant, la pratique et la technique actuelle de restauration ne permet pas une récupération complète des espèces perdues ou des densités de populations." Ils émettent ensuite diverses hypothèses à vérifier par un suivi scientifique plus rigoureux et plus large des restaurations de rivières.
Commentaires : quels coûts socio-économiques pour quels bénéfices environnementaux?
Les résultats de S. Schmutz et al. sont assez représentatifs de ce que l'on trouve dans la littérature spécialisée en analyse de la restauration de rivière. Les assemblages de poissons sont modifiés, dans un sens généralement prévisible (on favorise des écoulements lotiques à habitats variés, on trouve davantage de rhéophiles inféodés à ce type d'habitats). Mais l'évolution est globalement modeste, même après un long délai.
Cela pose évidemment la question de la légitimité sociale des approches de la rivière. Un certains nombre d'experts, chercheurs, ingénieurs, techniciens et gestionnaires estiment tout à fait satisfaisants ce type de résultats. Il en va de même pour des usagers de tel syndicat de pêche ou des militants de telle association. Il reste que les opérations de restauration ont un coût important (nous en développerons un exemple prochainement) et que la conclusion souvent tirée de ce type de recherche ("aménageons de manière toujours plus ambitieuse des linéaires toujours plus longs") promet de faire exploser ces coûts. Or, quand on explique aux citoyens ce qui se cache derrière des termes savants et compliqués – et parfois volontairement compliqués pour étouffer le débat sous la parole dominante de quelques "sachants" –, le consensus est rarement au rendez-vous. Car on comprend que l'argent public ne sert pas à "sauver la rivière", comme certains sauveurs autoproclamés le revendiquent de manière fort excessive, mais d'abord à augmenter la densité locale de quelques espèces de poissons, dont beaucoup sinon toutes ne sont menacées ni sur la rivière, ni sur le bassin, ni sur leur aire de répartition européenne.
Qu'est-on prêt à sacrifier au juste pour de tels résultats? A budget limité (par définition), les autres dépenses de qualité de l'eau sont-elles prioritaires ou non par rapport à celles-là? Ces questions sont légitimes ; refuser ou éviter de les poser ne l'est pas.
Référence : Schmutz S et al (2015), Response of fish assemblages to hydromorphological restoration in central and northern European rivers, Hydrobiologia, e-pub, doi 10.1007/s10750-015-2354-6
Illustrations : extraites de l'article, tous droits réservés.
31/08/2015
28/08/2015
Une thèse sur les incertitudes liées aux indicateurs biologiques de qualité de l'eau
La Directive cadre européenne sur l'eau 2000 (DCE 2000) engage les Etats-membres à réaliser une estimation de l'état écologique et chimique des cours d'eau, en vue d'atteindre une bonne qualité des eaux de surface (comme des eaux souterraines et estuariennes). Pour l'état écologique, on a recours à des indicateurs biologiques qui répondent aux pollutions chimiques ou aux modifications hydromorphologiques en même temps qu'ils mesurent la biodiversité. La démarche n'est pas nouvelle : plusieurs biotypologies ont été développées au XXe siècle, en particulier après les grandes pollutions commencées dans les années 1960. Mais la DCE 2000 a systématisé la pratique. Juliane Wiederkehr a soutenu une intéressante thèse doctorale consacrée à l'estimation des incertitudes associées aux indices macroinvertébrés et macrophytes pour cette évaluation de l'état écologique des cours d'eau.
Comme l'observe J. Wiederkehr, "en hydrobiologie, il est acquis que de nombreuses incertitudes existent dans les protocoles d’évaluation des milieux aquatiques. En effet, la communauté scientifique connaît la complexité des écosystèmes, d’autant plus lorsque s’y ajoutent les activités humaines. Cette complexité apporte une variabilité importante, difficilement appréciable, qui ne peut être approximée que par le biais d’expérimentations ou de modèles. De plus, la plupart des mesures effectuées en hydrobiologie repose sur des protocoles s’appuyant sur les connaissances et l’expérience des hydrobiologistes. Ceux-ci s’appropriant les normes, leur subjectivité se retrouve au cœur des évaluations. Ainsi, les incertitudes associées à l’évaluation de la qualité des cours d’eau, au travers des indices biologiques, forment une thématique d’actualité majeure, en particulier pour les différents compartiments biologiques (oligochètes, diatomées, poissons, invertébrés et macrophytes)."
Les sources d'incertitude sont donc nombreuses : mosaïque d'habitats sur un même site offrant des lieux hétérogènes de prélèvement et récolte, fluctuation naturelle (spatiale et temporelle) des populations sur les substrats ou selon les méso-habitats, définition de la surface ou volume correct des collectes, choix de la méthode technique d'échantillonnage (agitation, peignage), effet opérateur (erreurs d’extraction et d’identification), sous-traitement quantitatif de l'échantillon, difficulté de prise en compte des taxons rares…
Des erreurs pouvant représenter 20 voire 25% du score total
On constate (non sans une certaine inquiétude) à la lecture de ce travail que l'accumulation de ces erreurs peut entraîner une variation de l’IBG (Indice biologique global) DCE jusqu'à 5 points d’écart, soit 25% de la note, et une variation de l’I2M2 (Indice invertébrés multimétriques) de 0,2, soit 20% de la note. Ce sont certes des valeurs maximales, mais elle peuvent très bien conduire à un déclassement ou surclassement erroné du cours d'eau analysé (dont la note détermine en général 4 ou 5 classes de qualité). Les gestionnaires en charge de la DCE sont d'ailleurs conscients du problème, puisqu'ils demandent des estimations d'incertitude, ce sur quoi ont travaillé divers projets européens depuis les années 2000 (AQEM, STAR, WISER). Une meilleure communication sur ces incertitudes serait bienvenue dans le discours des "sachants" lorsque les indicateurs viennent à se matérialiser dans des analyses et des décisions de terrain.
Outre l'intérêt de comprendre les principes et quelques éléments d'histoire de la bio-indication, exposés de manière claire, cette thèse montre de notre point de vue le caractère "work in progress" des constructions de connaissances en hydrobiologie / hydroécologie, avec au sein de la communauté savante beaucoup de débats, à différents niveaux (de la perfectibilité des méthodes à la discussion sur les trajectoires d'équilibre des écosystèmes ou les priorisations en stratégie de conservation / restauration). L'impact réglementaire à effet immédiat de la DCE 2000 et de ses déclinaisons nationales ne cesse donc de surprendre. On a l"impression assez nette que les décisions ont été prises avant de déployer les outils censés les fonder et valider, cela sur un calendrier manquant de réalisme (15 à 30 ans pour rétablir les écosystèmes dans leur état de référence présumé). Le gestionnaire de l'eau se réclame de l'écologie, mais sans forcément prendre la mesure de la complexité du vivant et des systèmes devant répondre à ses normes et ses évaluations.
Référence : Wiederkehr J (2015), Estimation des incertitudes associées aux indices macroinvertébrés et macrophytes pour l’évaluation de l'état écologique des cours d'eau, thèse, U Strasbourg, École doctorale des Sciences de la terre et environnement, 212 p.
Image : collecte de macro-invertébrés, Photo © Eawag, Elvira Mächler, tous droits réservés.
Comme l'observe J. Wiederkehr, "en hydrobiologie, il est acquis que de nombreuses incertitudes existent dans les protocoles d’évaluation des milieux aquatiques. En effet, la communauté scientifique connaît la complexité des écosystèmes, d’autant plus lorsque s’y ajoutent les activités humaines. Cette complexité apporte une variabilité importante, difficilement appréciable, qui ne peut être approximée que par le biais d’expérimentations ou de modèles. De plus, la plupart des mesures effectuées en hydrobiologie repose sur des protocoles s’appuyant sur les connaissances et l’expérience des hydrobiologistes. Ceux-ci s’appropriant les normes, leur subjectivité se retrouve au cœur des évaluations. Ainsi, les incertitudes associées à l’évaluation de la qualité des cours d’eau, au travers des indices biologiques, forment une thématique d’actualité majeure, en particulier pour les différents compartiments biologiques (oligochètes, diatomées, poissons, invertébrés et macrophytes)."
Les sources d'incertitude sont donc nombreuses : mosaïque d'habitats sur un même site offrant des lieux hétérogènes de prélèvement et récolte, fluctuation naturelle (spatiale et temporelle) des populations sur les substrats ou selon les méso-habitats, définition de la surface ou volume correct des collectes, choix de la méthode technique d'échantillonnage (agitation, peignage), effet opérateur (erreurs d’extraction et d’identification), sous-traitement quantitatif de l'échantillon, difficulté de prise en compte des taxons rares…
Des erreurs pouvant représenter 20 voire 25% du score total
On constate (non sans une certaine inquiétude) à la lecture de ce travail que l'accumulation de ces erreurs peut entraîner une variation de l’IBG (Indice biologique global) DCE jusqu'à 5 points d’écart, soit 25% de la note, et une variation de l’I2M2 (Indice invertébrés multimétriques) de 0,2, soit 20% de la note. Ce sont certes des valeurs maximales, mais elle peuvent très bien conduire à un déclassement ou surclassement erroné du cours d'eau analysé (dont la note détermine en général 4 ou 5 classes de qualité). Les gestionnaires en charge de la DCE sont d'ailleurs conscients du problème, puisqu'ils demandent des estimations d'incertitude, ce sur quoi ont travaillé divers projets européens depuis les années 2000 (AQEM, STAR, WISER). Une meilleure communication sur ces incertitudes serait bienvenue dans le discours des "sachants" lorsque les indicateurs viennent à se matérialiser dans des analyses et des décisions de terrain.
Outre l'intérêt de comprendre les principes et quelques éléments d'histoire de la bio-indication, exposés de manière claire, cette thèse montre de notre point de vue le caractère "work in progress" des constructions de connaissances en hydrobiologie / hydroécologie, avec au sein de la communauté savante beaucoup de débats, à différents niveaux (de la perfectibilité des méthodes à la discussion sur les trajectoires d'équilibre des écosystèmes ou les priorisations en stratégie de conservation / restauration). L'impact réglementaire à effet immédiat de la DCE 2000 et de ses déclinaisons nationales ne cesse donc de surprendre. On a l"impression assez nette que les décisions ont été prises avant de déployer les outils censés les fonder et valider, cela sur un calendrier manquant de réalisme (15 à 30 ans pour rétablir les écosystèmes dans leur état de référence présumé). Le gestionnaire de l'eau se réclame de l'écologie, mais sans forcément prendre la mesure de la complexité du vivant et des systèmes devant répondre à ses normes et ses évaluations.
Référence : Wiederkehr J (2015), Estimation des incertitudes associées aux indices macroinvertébrés et macrophytes pour l’évaluation de l'état écologique des cours d'eau, thèse, U Strasbourg, École doctorale des Sciences de la terre et environnement, 212 p.
Image : collecte de macro-invertébrés, Photo © Eawag, Elvira Mächler, tous droits réservés.
26/08/2015
Les barrages des moulins ont-ils autant d'effets sur la rivière que ceux des... castors? (Hart et al 2002)
La question de l'effet des effacements de barrages et de la nécessité d'en prioriser les opérations a été posée aux Etats-Unis plus tôt qu'en Europe, en raison des évolutions législatives datant des années 1970 (Clean Water Act, Endangered Species Act) et des premières mesures de "renaturation" sur le continent nord-américain.
David D Hart et ses sept collègues (principalement écologues et hydrobiologistes) ont publié en 2002 un article de réflexion sur le sujet. Ils observent : "la réponse attendue à l'effacement est souvent fondée sur la connaissance des grands barrages (eg > 15 m de hauteur) d'hydro-électricité ou de contrôle des crues, qui peuvent altérer considérablement la qualité de l'eau et le régime du débit, alors que la plupart des barrages supprimés sont des structures relativement petites (moins de 5 m) qui peuvent avoir moins d'effet sur les écosystèmes de la rivière. Il existe peu d'information sur les impacts écologiques de ces petits barrages, cependant, et des études en nombre limité ont amené des résultats variables".
Voulant illustrer leur propos, les chercheurs comparent les effets des barrières naturelles (chutes, obstacles créés par des embâcles, barrages de castor) avec ceux des petites barrages de moulin ou d'irrigation (1-5 m) et ceux des grands barrages (> 15 m). Voir la figure ci-dessous.
Il en résulte qu'à leur yeux, l'impact des petits barrages sur les débits, la température de l'eau, le transport des sédiments, la biogéochimie, la migration biologique et l'habitat est comparable à celui des barrages de castor ! Même s'il ne faut pas négliger le rôle paysager et morphologique de cet infatigable rongeur semi-aquatique, on connaît pire en terme de dénaturation des rivières.
Evidemment, tel n'est pas l'avis de nos gestionnaires français de rivières, qui prennent une mine catastrophée en voyant quelques sédiments dans une retenue de moulin et décrète qu'il s'agit là d'une intolérable atteinte à l'intégrité de la rivière… Que diront-ils quand les castors (espèce protégée dont on encourage l'expansion) prendront la place des moulins? Plus sérieusement, comme nous l'avons déploré auprès de nos interlocuteurs Dreal et Onema, il n'existe aujourd'hui aucun indice intégré qui permettrait de déterminer l'impact de chaque ouvrage (selon la hauteur, la superficie du remous, la distance à la source et la zonation, le temps de séjour de l'eau, etc.) et d'aménager en priorité ceux qui représentent des altérations importantes. La conséquence : on efface à tort et à travers, souvent des très petits ouvrages, en ciblant surtout des objectifs halieutiques, et en profitant d'opportunités politiques ou économiques plutôt qu'en visant des effets environnementaux cohérents. On "restaure de l'habitat" en présupposant qu'un certain linéaire d'habitat restauré représente toujours un gain significatif pour la rivière et son écosystème. Ce qui n'est probablement pas le cas.
Référence : Hart DD et al (2002), Dam removal: challenges and opportunities for ecological research and river restoration, BioScience, 52, 8, 669-682.
David D Hart et ses sept collègues (principalement écologues et hydrobiologistes) ont publié en 2002 un article de réflexion sur le sujet. Ils observent : "la réponse attendue à l'effacement est souvent fondée sur la connaissance des grands barrages (eg > 15 m de hauteur) d'hydro-électricité ou de contrôle des crues, qui peuvent altérer considérablement la qualité de l'eau et le régime du débit, alors que la plupart des barrages supprimés sont des structures relativement petites (moins de 5 m) qui peuvent avoir moins d'effet sur les écosystèmes de la rivière. Il existe peu d'information sur les impacts écologiques de ces petits barrages, cependant, et des études en nombre limité ont amené des résultats variables".
Voulant illustrer leur propos, les chercheurs comparent les effets des barrières naturelles (chutes, obstacles créés par des embâcles, barrages de castor) avec ceux des petites barrages de moulin ou d'irrigation (1-5 m) et ceux des grands barrages (> 15 m). Voir la figure ci-dessous.
Il en résulte qu'à leur yeux, l'impact des petits barrages sur les débits, la température de l'eau, le transport des sédiments, la biogéochimie, la migration biologique et l'habitat est comparable à celui des barrages de castor ! Même s'il ne faut pas négliger le rôle paysager et morphologique de cet infatigable rongeur semi-aquatique, on connaît pire en terme de dénaturation des rivières.
Evidemment, tel n'est pas l'avis de nos gestionnaires français de rivières, qui prennent une mine catastrophée en voyant quelques sédiments dans une retenue de moulin et décrète qu'il s'agit là d'une intolérable atteinte à l'intégrité de la rivière… Que diront-ils quand les castors (espèce protégée dont on encourage l'expansion) prendront la place des moulins? Plus sérieusement, comme nous l'avons déploré auprès de nos interlocuteurs Dreal et Onema, il n'existe aujourd'hui aucun indice intégré qui permettrait de déterminer l'impact de chaque ouvrage (selon la hauteur, la superficie du remous, la distance à la source et la zonation, le temps de séjour de l'eau, etc.) et d'aménager en priorité ceux qui représentent des altérations importantes. La conséquence : on efface à tort et à travers, souvent des très petits ouvrages, en ciblant surtout des objectifs halieutiques, et en profitant d'opportunités politiques ou économiques plutôt qu'en visant des effets environnementaux cohérents. On "restaure de l'habitat" en présupposant qu'un certain linéaire d'habitat restauré représente toujours un gain significatif pour la rivière et son écosystème. Ce qui n'est probablement pas le cas.
Référence : Hart DD et al (2002), Dam removal: challenges and opportunities for ecological research and river restoration, BioScience, 52, 8, 669-682.
23/08/2015
Continuité écologique : comment l'administration a détourné la volonté du législateur et imposé une vision dogmatique
La lecture de l'article L 214-17 C env. introduisant la continuité écologique dans la loi sur l'eau de 2006 est claire : le législateur a en tête l'amélioration des montaisons pour les poissons grands migrateurs (amphihalins) ; et il ne remet pas en question l'existence des obstacles à l'écoulement, dont il demande des aménagements fonctionnels. Depuis 10 ans, l'administration a totalement changé l'esprit de ce texte pour le transformer en machine de guerre dédiée à la destruction des ouvrages hydrauliques et à la soi-disant "renaturation" des rivières. Ce scandale démocratique n'a jamais été accepté sur le terrain, provoque d'innombrables protestations au bord des rivières et ne pourra donner lieu qu'à une explosion des contentieux d'ici 2017, délai théorique du classement des rivières. Le dossier de la continuité écologique a été pourri par les jeux de couloir de positions extrémistes et irréalistes : il exige aujourd'hui une reprise en main politique, de toute urgence.
Les parlementaires ont adopté en 2006 la Loi sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA), dont une disposition pose le principe de classement des rivières à fin de continuité écologique. Deux classes de rivières sont créées : liste 1 et liste 2. Que dit au juste l'article L-214-17 C env voté par le législateur?
En liste 1 se trouvent des cours d'eau "qui sont en très bon état écologique ou identifiés par les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux comme jouant le rôle de réservoir biologique nécessaire au maintien ou à l'atteinte du bon état écologique des cours d'eau d'un bassin versant ou dans lesquels une protection complète des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée est nécessaire, sur lesquels aucune autorisation ou concession ne peut être accordée pour la construction de nouveaux ouvrages s'ils constituent un obstacle à la continuité écologique".
En liste 2 se trouvent les cours d'eau "dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."
Première dérive : des vrais migrateurs aux espèces mobiles (mais non migratrices), dont la plupart ne sont pas menacées ni vulnérables
On observe que la notion de poissons migrateurs est associée dans cet article aux espèces amphihalines "vivant alternativement en eau douce et en eau salée" – par exemple saumon, truite de mer, anguille, esturgeon, alose feinte, grande alose, lamproie marine, lamproie fluviatile. Ce sont aussi ces espèces qui sont désignées comme migratrices dans le plan de gestion des poissons migrateurs (Plagepomi) que chaque bassin hydrographique adopte. Et ce sont celles que l'on considère comme les plus vulnérables (à quelques exceptions près comme le chabot du Lez ou l'apron du Rhône). Le choix était donc cohérent.
Après le vote politique de la LEMA 2006 par les représentants élus des citoyens, la mise en oeuvre de la continuité écologique est revenue aux mains de l'administration française : décrets et circulaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité au Ministère de l'Ecologie, classement des rivières avec documents justificatifs, travaux d'interprétation et d'orientation des services techniques des Agences de l'eau, application par les services déconcentrés DDT et Dreal, suivi et avis techniques de l'Onema. Dans cette phase échappant au contrôle démocratique direct, la restriction des migrateurs aux espèces ayant stricte obligation de migration à longue distance pour accomplir leur cycle biologique a été oubliée.
On constate ainsi que les services instructeurs de l'Etat exigent des dispositifs de franchissement piscicole pour des truites communes, des lamproies de Planer, des brochets, des chabots, des loches, des vairons, des cyprinidés rhéophiles et assimilés (vandoise, spirlin, goujon, chevesne, hotu, etc.). Cela pose plusieurs problèmes.
D'abord, si toute espèce de poisson tend à se déplacer dans le fluide qui forme son milieu de vie, cela ne signifie nullement que cette espèce est "migratrice". Les déplacements des individus seront en moyenne plus importants dans des zones sans obstacles (de nombreuses monographies l'ont observé), mais la présence d'obstacles (généralement en montaison seule, car la dévalaison est presque toujours ouverte et non traumatique) n'empêche pas pour autant l'établissement de populations stables, tant qu'il existe des habitats et des ressources alimentaires sur le linéaire offert à la mobilité des populations présentes. Il conviendrait de ne pas confondre la mobilité (le déplacement) comme stratégie opportuniste afin de trouver des habitats propices à la reproduction et à l'alimentation avec la migration comme programmation génétique déterministe du comportement de certaines espèces.
Ensuite, la plupart de ces espèces ajoutées aux migrateurs amphihalins sont en statut de "préoccupation mineure" dans la liste rouge de l'UICN et ne correspondent donc pas à une urgence écologique particulière. Leur ubiquité dans les rivières françaises jusqu'à date récente montrent que les obstacles naturels ou artificiels des cours d'eau, dont la présence est ancienne, ne conduisent pas à une pression d'extinction.
Enfin, plus on élargit le champ des espèces concernés par la continuité écologique, plus il est difficile d'obtenir des dispositifs fonctionnels de franchissement piscicole. Telle espèce a de faibles capacités de saut, telle autre de faibles vitesses de pointe ou d'effort… au final, le cahier des charges devient très compliqué par rapport aux "vrais" migrateurs qui sont adaptés (et pour cause) à de longs parcours de migrations. Cela conduit à favoriser la solution radicale de l'effacement des ouvrages, choix qui devient clairement disproportionné à son enjeu écologique réel. Cela conduit aussi à classer un grand nombre de rivières, au lieu de centrer la réforme de continuité écologique sur des parcours migrateurs historiquement attestés, en commençant par les grands axes fluviaux de pénétration vers les continents depuis les océans (et inversement en dévalaison).
Seconde dérive : du transit sédimentaire-piscicole à la restauration d'habitat et à la renaturation intégrale
En lisant les prescriptions de l'article 214-17 C. env. pour les rivières en liste 2 – celles qui ont un délai de 5 ans pour être aménagées (2017 ou 2018 selon les bassins), et qui sont donc le principal lieu de tension aujourd'hui –, on s'aperçoit que le législateur a été très sobre : il demande le "transport suffisant des sédiments" et la "circulation des poissons migrateurs".
Ce sont donc deux attentes fonctionnelles, précises, qui sont formulées. En aucun cas le législateur ne s'est avancé à poser que les systèmes hydrauliques créés par les ouvrages en rivières (lacs, retenues, biefs) seraient des habitats "dégradés" par rapport à des habitats "naturels" qu'il conviendrait de restaurer partout. Pas plus ne lit-on dans la décision des parlementaires une quelconque incitation à la destruction de ces ouvrages hydrauliques.
Le diagnostic d'un ouvrage dans la perspective du 214-17 C env devrait donc se limiter à une quantification du régime sédimentaire local et de la franchissabilité piscicole pour les migrateurs amphihalins, avec intervention uniquement en cas d'altération manifeste. Mais sur ce plan, la mise en oeuvre de la continuité écologique par l'administration et les établissements de bassin a donné lieu à une seconde dérive.
On observe dans les discours, les rapports et les interventions que les habitats spécifiques créés par les ouvrages hydrauliques sont déconsidérés car représentés comme "non naturels", non conformes au régime hydrologique local. Par exemple, on déplore que l'écoulement soit lentique et non lotique, que la température soit plus élevée (au moins en surface) ou plus stratifiée, que le miroir d'eau soit élargi et la ligne d'énergie modifiée, que le lit et la zone hyporhéique soient tapissés de sédiments plus fins, que les processus d'érosion-dépôt soient modifiés (sans que la volumétrie réelle et la dynamique temporelle de cette modification soient établis), etc. Parfois, on ajoute des considérations sur l'auto-épuration des rivières (mais presque jamais en réalisant un bilan chimique réel des molécules concernées sur le système analysé).
Toutes ces considérations savantes intéressent des spécialistes des milieux aquatiques qui débattent de leur pertinence (et ne sont pas toujours d'accord entre eux), mais elles sont fort éloignées d'une politique de l'eau applicables à 500.000 km de linéaire de rivières et probablement plus de 100.000 obstacles à l'écoulement. Ces considérations servent surtout d'alibi au nouveau dogme administratif : le bon ouvrage est celui que l'on a réussi à faire disparaître par la menace réglementaire et le chantage financier.
Alors que le législateur a reconnu la réalité des ouvrages hydrauliques en même temps que la nécessité de limiter leurs impacts fonctionnels par des aménagements, l'administration a tendu depuis 10 ans à nier la légitimité de l'existence de ces ouvrages et à poser la nécessité de les faire disparaître dans un horizon de "renaturation" intégrale, c'est-à-dire de recréation par ingénierie d'un habitat plus proche des conditions naturelles de la rivière. Ce dévoiement du projet initial opère sur la base d'un non-sens épistémologique, à savoir que la rivière aurait une "condition de référence" avec équilibre stationnaire dans le temps, et que l'on pourrait re-créer cette condition par simple suppression des ouvrages (voir la critique de Bouleau et Pont). Ce non-sens est particulièrement palpable dans le cas des ouvrages hdyrauliques qui modifient l'écoulement des rivières depuis l'époque romaine et des peuplements piscicoles qui ont été co-déterminé par l'action humaine depuis la même époque. Le dévoiement de la volonté du législateur par les autorités et gestionnaires opère aussi – mais nous développerons ce point important ailleurs – sur une caractérisation partielle sinon partiale des hydrosystèmes du point de vue de leur diversité biologique et de leur fonctionnalité physique, tant au plan de l'échelle spatio-temporelle où l'on évalue ces traits qu'au plan des métriques choisies pour les évaluer.
Le mieux est l'ennemi du bien : le politique doit exiger un virage pragmatique face à l'échec de la dérive dogmatique
En allant bien au-delà de la volonté initiale du législateur, l'administration a donc trahi la lettre et l'esprit de la loi votée en 2006. Elle a aussi créé d'elle-même les conditions d'échec de la réforme : l'extension et l'exigence accrues dans la définition des cibles de la continuité écologique ne mobilisent ni suffisamment de budgets dans les Agences de l'eau, ni suffisamment de moyens humains et techniques dans sa mise en oeuvre. Sans parler de la coopération des principaux concernés (propriétaires d'ouvrages hydrauliques, riverains), qui sont pour la plupart hostiles à l'idée de détruire leur bien (moins-value foncière, paysagère, patrimoniale, énergétique, etc.) et insolvables à hauteur des aménagements bien trop lourds qu'implique le niveau d'ambition totalement irréaliste posé depuis 10 ans.
Certes, on se plait à mettre en avant par films, plaquettes et sites Internet quelques opérations jugées comme des réussites (voir les retours d'expériences de l'Onema). On omet de signaler que ces cas sont fort minoritaires par rapport au nombre d'ouvrages à traiter sur les rivières, et que s'ils ont été réalisés en priorité, c'est précisément parce que les conditions s'y prêtaient, notamment l'accord du propriétaire à voir disparaître ses ouvrages et l'accord des riverains à voir changer la ligne d'eau. Ces artifices plus proches de la propagande que de l'information sont silencieux sur les cas innombrables où l'on a forcé la main à des personnes fragiles et isolées, où les maîtres d'ouvrage ont accepté l'altération du patrimoine à contre-coeur, où l'information des élus et riverains n'a pas été complète et n'a pas donné lieu à concertation ouverte, où le résultat des travaux n'a pas été jugé meilleur que l'ancien paysage dessiné par les ouvrages, où l'opération de restauration n'a fait l'objet d'aucun suivi scientifique digne de ce nom, etc.
La dérive administrative que nous avons mis en lumière – extension des populations piscicoles cibles au-delà des grands migrateurs, horizon de "renaturation" intégrale par suppression des zones anthropisées – produit donc l'échec de la continuité écologique, perçue par beaucoup comme une opération destructive guidée par une approche idéologique et extrémiste de la rivière, voire par des arrière-pensées peu avouables (comme divertir l'attention des causes plus importantes d'altération des bassins, liées aux changements d'usages des sols par urbanisation et agro-industrialisation ainsi qu'à la diffusion massive des polluants chimiques).
Cette dérive n'est pas sans effet sur la réussite de la politique française de l'eau : la volonté de recréer à grands frais de l'habitat naturel sur des rivières anthropisées de longue date n'est non seulement pas inscrite dans le L-214-17 C env, mais elle n'est certainement pas le critère sur lequel la France sera jugé par ses partenaires européens. Les directives nitrates et eaux usées (1991), la directive cadre sur l'eau (2000), la directive pesticides (2009) n'exigent pas que notre pays détruise son patrimoine hydraulique pluricentenaire, mais plus basiquement qu'il limite les dégradations opérées depuis les années 1950, à l'époque où la croissance économique se construisait dans l'indifférence à la dégradation environnementale.
Retour à la sobriété et au bon sens, c'est-à-dire à la vocation réelle du L-214-17 C env
Nous sommes en 2015, à mi-chemin du délai de 5 ans prévu par les classements de 2012-2013. S'il est d'ores et déjà trop tard pour tenir le délai vu le nombre considérable d'ouvrages hydrauliques concernés par l'article 214-17 C env, il est encore temps de revenir à des positions plus pragmatiques pour la suite. Par exemple :
Illustrations : seuil et ancien moulin sur le Serein, à hauteur de Montréal (89). La majorité des ouvrages hydrauliques en rivières classées liste 2 de l'article 214-17 C env sont des chaussées de taille modeste, ayant recréé un équilibre hydrologique local de longue date et offrant in situ des faciès diversifiés. Sur d'autres plans (hélas non pris en compte par l'administration dans ses choix actuels), ces ouvrages apportent des témoignages sur l'usage historique des rivières, intéressants sur le plan culturel et patrimonial, ils possèdent une évidente dimension esthétique et paysagère, ils représentent un potentiel d'équipement énergétique bien réparti sur tous les territoires.
Les parlementaires ont adopté en 2006 la Loi sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA), dont une disposition pose le principe de classement des rivières à fin de continuité écologique. Deux classes de rivières sont créées : liste 1 et liste 2. Que dit au juste l'article L-214-17 C env voté par le législateur?
En liste 1 se trouvent des cours d'eau "qui sont en très bon état écologique ou identifiés par les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux comme jouant le rôle de réservoir biologique nécessaire au maintien ou à l'atteinte du bon état écologique des cours d'eau d'un bassin versant ou dans lesquels une protection complète des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée est nécessaire, sur lesquels aucune autorisation ou concession ne peut être accordée pour la construction de nouveaux ouvrages s'ils constituent un obstacle à la continuité écologique".
En liste 2 se trouvent les cours d'eau "dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."
Première dérive : des vrais migrateurs aux espèces mobiles (mais non migratrices), dont la plupart ne sont pas menacées ni vulnérables
On observe que la notion de poissons migrateurs est associée dans cet article aux espèces amphihalines "vivant alternativement en eau douce et en eau salée" – par exemple saumon, truite de mer, anguille, esturgeon, alose feinte, grande alose, lamproie marine, lamproie fluviatile. Ce sont aussi ces espèces qui sont désignées comme migratrices dans le plan de gestion des poissons migrateurs (Plagepomi) que chaque bassin hydrographique adopte. Et ce sont celles que l'on considère comme les plus vulnérables (à quelques exceptions près comme le chabot du Lez ou l'apron du Rhône). Le choix était donc cohérent.
Après le vote politique de la LEMA 2006 par les représentants élus des citoyens, la mise en oeuvre de la continuité écologique est revenue aux mains de l'administration française : décrets et circulaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité au Ministère de l'Ecologie, classement des rivières avec documents justificatifs, travaux d'interprétation et d'orientation des services techniques des Agences de l'eau, application par les services déconcentrés DDT et Dreal, suivi et avis techniques de l'Onema. Dans cette phase échappant au contrôle démocratique direct, la restriction des migrateurs aux espèces ayant stricte obligation de migration à longue distance pour accomplir leur cycle biologique a été oubliée.
On constate ainsi que les services instructeurs de l'Etat exigent des dispositifs de franchissement piscicole pour des truites communes, des lamproies de Planer, des brochets, des chabots, des loches, des vairons, des cyprinidés rhéophiles et assimilés (vandoise, spirlin, goujon, chevesne, hotu, etc.). Cela pose plusieurs problèmes.
D'abord, si toute espèce de poisson tend à se déplacer dans le fluide qui forme son milieu de vie, cela ne signifie nullement que cette espèce est "migratrice". Les déplacements des individus seront en moyenne plus importants dans des zones sans obstacles (de nombreuses monographies l'ont observé), mais la présence d'obstacles (généralement en montaison seule, car la dévalaison est presque toujours ouverte et non traumatique) n'empêche pas pour autant l'établissement de populations stables, tant qu'il existe des habitats et des ressources alimentaires sur le linéaire offert à la mobilité des populations présentes. Il conviendrait de ne pas confondre la mobilité (le déplacement) comme stratégie opportuniste afin de trouver des habitats propices à la reproduction et à l'alimentation avec la migration comme programmation génétique déterministe du comportement de certaines espèces.
Ensuite, la plupart de ces espèces ajoutées aux migrateurs amphihalins sont en statut de "préoccupation mineure" dans la liste rouge de l'UICN et ne correspondent donc pas à une urgence écologique particulière. Leur ubiquité dans les rivières françaises jusqu'à date récente montrent que les obstacles naturels ou artificiels des cours d'eau, dont la présence est ancienne, ne conduisent pas à une pression d'extinction.
Enfin, plus on élargit le champ des espèces concernés par la continuité écologique, plus il est difficile d'obtenir des dispositifs fonctionnels de franchissement piscicole. Telle espèce a de faibles capacités de saut, telle autre de faibles vitesses de pointe ou d'effort… au final, le cahier des charges devient très compliqué par rapport aux "vrais" migrateurs qui sont adaptés (et pour cause) à de longs parcours de migrations. Cela conduit à favoriser la solution radicale de l'effacement des ouvrages, choix qui devient clairement disproportionné à son enjeu écologique réel. Cela conduit aussi à classer un grand nombre de rivières, au lieu de centrer la réforme de continuité écologique sur des parcours migrateurs historiquement attestés, en commençant par les grands axes fluviaux de pénétration vers les continents depuis les océans (et inversement en dévalaison).
Seconde dérive : du transit sédimentaire-piscicole à la restauration d'habitat et à la renaturation intégrale
En lisant les prescriptions de l'article 214-17 C. env. pour les rivières en liste 2 – celles qui ont un délai de 5 ans pour être aménagées (2017 ou 2018 selon les bassins), et qui sont donc le principal lieu de tension aujourd'hui –, on s'aperçoit que le législateur a été très sobre : il demande le "transport suffisant des sédiments" et la "circulation des poissons migrateurs".
Ce sont donc deux attentes fonctionnelles, précises, qui sont formulées. En aucun cas le législateur ne s'est avancé à poser que les systèmes hydrauliques créés par les ouvrages en rivières (lacs, retenues, biefs) seraient des habitats "dégradés" par rapport à des habitats "naturels" qu'il conviendrait de restaurer partout. Pas plus ne lit-on dans la décision des parlementaires une quelconque incitation à la destruction de ces ouvrages hydrauliques.
Le diagnostic d'un ouvrage dans la perspective du 214-17 C env devrait donc se limiter à une quantification du régime sédimentaire local et de la franchissabilité piscicole pour les migrateurs amphihalins, avec intervention uniquement en cas d'altération manifeste. Mais sur ce plan, la mise en oeuvre de la continuité écologique par l'administration et les établissements de bassin a donné lieu à une seconde dérive.
On observe dans les discours, les rapports et les interventions que les habitats spécifiques créés par les ouvrages hydrauliques sont déconsidérés car représentés comme "non naturels", non conformes au régime hydrologique local. Par exemple, on déplore que l'écoulement soit lentique et non lotique, que la température soit plus élevée (au moins en surface) ou plus stratifiée, que le miroir d'eau soit élargi et la ligne d'énergie modifiée, que le lit et la zone hyporhéique soient tapissés de sédiments plus fins, que les processus d'érosion-dépôt soient modifiés (sans que la volumétrie réelle et la dynamique temporelle de cette modification soient établis), etc. Parfois, on ajoute des considérations sur l'auto-épuration des rivières (mais presque jamais en réalisant un bilan chimique réel des molécules concernées sur le système analysé).
Toutes ces considérations savantes intéressent des spécialistes des milieux aquatiques qui débattent de leur pertinence (et ne sont pas toujours d'accord entre eux), mais elles sont fort éloignées d'une politique de l'eau applicables à 500.000 km de linéaire de rivières et probablement plus de 100.000 obstacles à l'écoulement. Ces considérations servent surtout d'alibi au nouveau dogme administratif : le bon ouvrage est celui que l'on a réussi à faire disparaître par la menace réglementaire et le chantage financier.
Alors que le législateur a reconnu la réalité des ouvrages hydrauliques en même temps que la nécessité de limiter leurs impacts fonctionnels par des aménagements, l'administration a tendu depuis 10 ans à nier la légitimité de l'existence de ces ouvrages et à poser la nécessité de les faire disparaître dans un horizon de "renaturation" intégrale, c'est-à-dire de recréation par ingénierie d'un habitat plus proche des conditions naturelles de la rivière. Ce dévoiement du projet initial opère sur la base d'un non-sens épistémologique, à savoir que la rivière aurait une "condition de référence" avec équilibre stationnaire dans le temps, et que l'on pourrait re-créer cette condition par simple suppression des ouvrages (voir la critique de Bouleau et Pont). Ce non-sens est particulièrement palpable dans le cas des ouvrages hdyrauliques qui modifient l'écoulement des rivières depuis l'époque romaine et des peuplements piscicoles qui ont été co-déterminé par l'action humaine depuis la même époque. Le dévoiement de la volonté du législateur par les autorités et gestionnaires opère aussi – mais nous développerons ce point important ailleurs – sur une caractérisation partielle sinon partiale des hydrosystèmes du point de vue de leur diversité biologique et de leur fonctionnalité physique, tant au plan de l'échelle spatio-temporelle où l'on évalue ces traits qu'au plan des métriques choisies pour les évaluer.
Le mieux est l'ennemi du bien : le politique doit exiger un virage pragmatique face à l'échec de la dérive dogmatique
En allant bien au-delà de la volonté initiale du législateur, l'administration a donc trahi la lettre et l'esprit de la loi votée en 2006. Elle a aussi créé d'elle-même les conditions d'échec de la réforme : l'extension et l'exigence accrues dans la définition des cibles de la continuité écologique ne mobilisent ni suffisamment de budgets dans les Agences de l'eau, ni suffisamment de moyens humains et techniques dans sa mise en oeuvre. Sans parler de la coopération des principaux concernés (propriétaires d'ouvrages hydrauliques, riverains), qui sont pour la plupart hostiles à l'idée de détruire leur bien (moins-value foncière, paysagère, patrimoniale, énergétique, etc.) et insolvables à hauteur des aménagements bien trop lourds qu'implique le niveau d'ambition totalement irréaliste posé depuis 10 ans.
Certes, on se plait à mettre en avant par films, plaquettes et sites Internet quelques opérations jugées comme des réussites (voir les retours d'expériences de l'Onema). On omet de signaler que ces cas sont fort minoritaires par rapport au nombre d'ouvrages à traiter sur les rivières, et que s'ils ont été réalisés en priorité, c'est précisément parce que les conditions s'y prêtaient, notamment l'accord du propriétaire à voir disparaître ses ouvrages et l'accord des riverains à voir changer la ligne d'eau. Ces artifices plus proches de la propagande que de l'information sont silencieux sur les cas innombrables où l'on a forcé la main à des personnes fragiles et isolées, où les maîtres d'ouvrage ont accepté l'altération du patrimoine à contre-coeur, où l'information des élus et riverains n'a pas été complète et n'a pas donné lieu à concertation ouverte, où le résultat des travaux n'a pas été jugé meilleur que l'ancien paysage dessiné par les ouvrages, où l'opération de restauration n'a fait l'objet d'aucun suivi scientifique digne de ce nom, etc.
La dérive administrative que nous avons mis en lumière – extension des populations piscicoles cibles au-delà des grands migrateurs, horizon de "renaturation" intégrale par suppression des zones anthropisées – produit donc l'échec de la continuité écologique, perçue par beaucoup comme une opération destructive guidée par une approche idéologique et extrémiste de la rivière, voire par des arrière-pensées peu avouables (comme divertir l'attention des causes plus importantes d'altération des bassins, liées aux changements d'usages des sols par urbanisation et agro-industrialisation ainsi qu'à la diffusion massive des polluants chimiques).
Cette dérive n'est pas sans effet sur la réussite de la politique française de l'eau : la volonté de recréer à grands frais de l'habitat naturel sur des rivières anthropisées de longue date n'est non seulement pas inscrite dans le L-214-17 C env, mais elle n'est certainement pas le critère sur lequel la France sera jugé par ses partenaires européens. Les directives nitrates et eaux usées (1991), la directive cadre sur l'eau (2000), la directive pesticides (2009) n'exigent pas que notre pays détruise son patrimoine hydraulique pluricentenaire, mais plus basiquement qu'il limite les dégradations opérées depuis les années 1950, à l'époque où la croissance économique se construisait dans l'indifférence à la dégradation environnementale.
Retour à la sobriété et au bon sens, c'est-à-dire à la vocation réelle du L-214-17 C env
Nous sommes en 2015, à mi-chemin du délai de 5 ans prévu par les classements de 2012-2013. S'il est d'ores et déjà trop tard pour tenir le délai vu le nombre considérable d'ouvrages hydrauliques concernés par l'article 214-17 C env, il est encore temps de revenir à des positions plus pragmatiques pour la suite. Par exemple :
- limitation de la première vague d'aménagement aux enjeux des grands migrateurs;
- priorisation des actions selon des axes cohérents de montaison pour ces espèces;
- analyse stricte des fonctionnalités sédimentaires et piscicoles au droit des ouvrages, sans prétention à renaturer tous les bassins versants, en acceptant les habitats spécifiques créés par les ouvrages;
- analyse conjointe des autres facteurs dégradants du bon état et priorité d'intervention en continuité longitudinale aux seules rivières non dégradées par d'autres facteurs chimiques ou morphologiques;
- choix des solutions les plus simples qui améliorent les fonctionnalités cibles du 214-17 C env;
- restriction des destructions aux seuls cas de consentement réel du maître d'ouvrage;
- financement public de l'ensemble de ces aménagements, puisqu'ils ont pour objet des enjeux d'intérêt général.
Illustrations : seuil et ancien moulin sur le Serein, à hauteur de Montréal (89). La majorité des ouvrages hydrauliques en rivières classées liste 2 de l'article 214-17 C env sont des chaussées de taille modeste, ayant recréé un équilibre hydrologique local de longue date et offrant in situ des faciès diversifiés. Sur d'autres plans (hélas non pris en compte par l'administration dans ses choix actuels), ces ouvrages apportent des témoignages sur l'usage historique des rivières, intéressants sur le plan culturel et patrimonial, ils possèdent une évidente dimension esthétique et paysagère, ils représentent un potentiel d'équipement énergétique bien réparti sur tous les territoires.
21/08/2015
Confiez votre ouvrage hydraulique au Sicec...
... et voilà ce qui arrivera. 19 août 2015, au petit matin : l'ouvrage Floriet a disparu de la Seine (Nod-sur-Seine, 21).
Ces travaux ont été menés en pleine alerte sécheresse sur le département, sous la direction du syndicat Sicec qui avait racheté le seuil en 2010 afin de mieux le détruire. Doivent encore disparaître sous les pelleteuses le moulin des Ecuyers à Châtillon, le moulin de la scierie de Cosne, le vannage du vieux moulin de Beaunotte sur la Coquille. On comprend sans difficulté qu'un nombre croissant d'élus locaux des bassins Seine et Ource s'inquiètent de cette politique destructive et ne souhaitent pas la voir appliquée sur les rives de leurs villages, dont le paysage est souvent dessiné par des ouvrages hydrauliques. Quant au bilan coût-bénéfice pour l'environnement de ces opérations financées sur argent public, il reste à établir. Nous y reviendrons prochainement à propos de l'effacement de la forge d'Essarois.
Edit, 27/08/2015 : suite à des échanges avec des lecteurs (voir commentaire), précisons que l'Onema a une station de mesure de qualité de la rivière à Nod-sur-Seine, notamment l'Indice poisson rivière (IPR) qui est l'indicateur piscicole retenu pour la directive européenne de qualité écologique des eaux (DCE 2000). L'IPR de 2013 signalait une qualité piscicole "bonne" de la Seine, avec score de 8,74. L'IPR de 2011 (rien en 2012) est "excellent" avec un score de 6,97. Il est donc important de comprendre que cette destruction sur argent public ne concernait pas une rivière présentant des problèmes graves pour le compartiment piscicole, puisque sur ce compartiment, la Seine à Nod est éligible au bon état écologique.
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Rochefort-sur-Brevon se bat pour son patrimoine
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Ces travaux ont été menés en pleine alerte sécheresse sur le département, sous la direction du syndicat Sicec qui avait racheté le seuil en 2010 afin de mieux le détruire. Doivent encore disparaître sous les pelleteuses le moulin des Ecuyers à Châtillon, le moulin de la scierie de Cosne, le vannage du vieux moulin de Beaunotte sur la Coquille. On comprend sans difficulté qu'un nombre croissant d'élus locaux des bassins Seine et Ource s'inquiètent de cette politique destructive et ne souhaitent pas la voir appliquée sur les rives de leurs villages, dont le paysage est souvent dessiné par des ouvrages hydrauliques. Quant au bilan coût-bénéfice pour l'environnement de ces opérations financées sur argent public, il reste à établir. Nous y reviendrons prochainement à propos de l'effacement de la forge d'Essarois.
Edit, 27/08/2015 : suite à des échanges avec des lecteurs (voir commentaire), précisons que l'Onema a une station de mesure de qualité de la rivière à Nod-sur-Seine, notamment l'Indice poisson rivière (IPR) qui est l'indicateur piscicole retenu pour la directive européenne de qualité écologique des eaux (DCE 2000). L'IPR de 2013 signalait une qualité piscicole "bonne" de la Seine, avec score de 8,74. L'IPR de 2011 (rien en 2012) est "excellent" avec un score de 6,97. Il est donc important de comprendre que cette destruction sur argent public ne concernait pas une rivière présentant des problèmes graves pour le compartiment piscicole, puisque sur ce compartiment, la Seine à Nod est éligible au bon état écologique.
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