03/09/2015

Réflexions sur les saumons de la Cure et du Morvan

Le saumon atlantique (Salmo salar) est une espèce amphibiotique (vivant dans la mer et se reproduisant en eau douce) qui accomplit de grandes migrations de montaison pour frayer sur les sols graveleux et les eaux pures des rivières de tête de bassin versant. Il peut ainsi accomplir plus de 10.000 km du Groenland vers les Gaves du Sud de la France. On le signalait au XIXe siècle en Bourgogne (Baran 2008), aussi bien sur le bassin de Loire (Aron, Arroux) et que sur celui de Seine (Cure). La disparition progressive des saumons en tête de bassin de Loire a été bien documentée (voir le travail classique de Bachelier 1963, 1964). Celle du saumon en tête de bassin de Seine est moins connue.

Une espèce encore présente dans le bassin de l’Yonne au XIXe siècle
Emile Moreau (1898), auteur d’une riche monographie sur les poissons sur bassin de l’Yonne, signale que le saumon "abandonne la Seine à Montereau, passe dans l’Yonne qu’il remonte jusqu’à Cravant pour s’engager dans la Cure, qu’il suit jusqu’à Montsauche, ou plutôt jusqu’à la digue de l’étang des Settons, qu’il ne peut franchir". Et il précise : "autrefois, avant l’installation de cette réserve, il se portait plus haut dans la Cure". Aucun saumon n’est signalé dans l’Armançon (sauf quelques animaux "égarés" vers Brienon, jamais plus haut) ni dans le Serein.

Le barrage de Settons fut construit entre 1854 et 1858, avec pour fonction de réguler le niveau de l’eau sur le bassin de l’Yonne et de faciliter le flottage du bois. Ses dimensions (20m de hauteur, 267m de long) le rendent évidemment infranchissable à toutes espèces, fussent-elles d’excellents sauteurs comme le saumon (3 m considéré comme saut maximum, Bensetti 2002). Comme dans le cas des forges de Gueugnon sur l’Arroux,  on sait donc avec une certaine précision le moment et la cause de la disparition du saumon en tête du bassin de la Cure. Mais le migrateur persistait  encore à l’aval de ce barrage.


Pressions des ouvrages hydrauliques, mais aussi de la pêche et du braconnage
Paul Moreau observe ainsi à la fin du XIXe siècle : "Au lieu d’introduire des espèces étrangères dans nos cours d’eau,  il faut conserver celles qui s’y trouvent naturellement, surtout celles qui sont aussi estimées que le Saumon commun, en empêcher la destruction abominable comme celle qui se pratique dans l’Yonne, dans la Cure.  Au mépris de la loi, on prend en masse les Saumons arrêtés par les barrages établis sur le cours de l’Yonne". Manière de rappeler que si les accumulations d’obstacles nuisent aux peuplements de tête de bassin par les saumons, la pêche figure aussi, avec la pollution, parmi les pressions historiques subies par l’animal.

En 1866, E. Blanchard observait déjà à propos des pressions subies par le grand migrateur : "la présence du Saumon dans nos cours d’eau, plus que l’abondance de la plupart des autres poissons, devient une source d’industrie, de commerce, de bien-être pour les populations ; source malheureusement fort amoindrie, même depuis une époque assez récente. Le saumon présente donc un haut intérêt sous le rapport économique" (Blanchard 1866).  Il avait été précédé dans ces observations par le naturaliste Etienne de Lacépède, continuateur de l’oeuvre de naturaliste bourguignon Buffon, qui expose dans son Histoire naturelle des poissons à propos des saumons : "Mais s’ils sont à craindre pour un grand nombre de petits animaux, ils ont à redouter des ennemis bien puissans et bien nombreux. Ils sont poursuivis par les grands habitans des mers et de leurs rivages, par les squales, par les phoques, par les marsouins. Les gros oiseaux d’eau les attaquent aussi ; et les pêcheurs leur font surtout une guerre cruelle. Et comment ne seroient-ils pas, en effet, très-recherchés par les pêcheurs ? ils sont en très-grand nombre ; leurs dimensions sont très-grandes ; et leur chair, surtout celle des mâles, est, à la vérité, un peu difficile à digérer, mais grasse, nourrissante, et très-agréable au goût. Elle plaît d’ailleurs à l’œil par sa belle couleur rougeâtre. Aussi a-t-on eu recours, dans la recherche de ces poissons, à presque toutes les manières de pêcher. On les prend avec des filets, des parcs, des caisses, de fausses cascades, des nasses, des hameçons, des tridents, des feux, etc." (Lacépède 1798)


Ouvrages hydrauliques : un impact certain, mais la dimension compte
Louis Roule a publié une carte de la répartition des saumons au début du XXe siècle (voir image, zone de la Cure en encadré rouge). Il écrit dans son travail classique sur le saumon en Seine : "Jadis et jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, les saumons remontaient régulièrement le fleuve [Seine] et traversaient Paris pour aller plus amont. Leur principale région de ponte était placée dans le massif du Morvan ; elle appartenait au bassin de la Cure, affluent de l’Yonne. Actuellement, aucune montée régulière n’a lieu et les frayères sont souvent désertées, comme pour la Meuse. Il faut accuser de ce fait l’établissement de barrages entre l’estuaire et la région de ponte, ainsi que la pollution des eaux produite par l’agglomération parisienne" (Roule 1920).

L’auteur précise encore à propos de l’impact des obstacles au franchissement : "Les anciens barrages n’étaient pas très nuisibles. Peu élevés, construits en plan inclinés, ils pouvaient s’opposer à la montée pendant les périodes de basses eaux, mais non en crues ni en eaux moyennes ; ils se couvraient alors d'une lame d’eau suffisante pour le passage, et le courant sur leur plan incliné n’était pas assez violent pour arrêter l’élan des saumons. Tel n’est pas le cas des barrages actuels, plus élevés et verticaux (…) La montée reproductrice se trouve arrêtée complètement, sauf parfois dans le cas des crues exceptionnelles et dans les barrages de hauteur moyenne qui peuvent être noyés sous la lame d’eau".

Une séquence de disparition dont le détail est encore inconnu
Plus récemment, dans le cadre de la mise en place de la base CHIPS (Catalogue HIstorique des Poissons de la Seine), Sarah Beslagic, Marie-Chritine Marinval et Jérôme Belliard ont rassemblé les informations collectées dans les documents anciens sur les cours d’eau et leurs peuplements ichtyologiques dans le bassin de la Seine – dont les auteurs cités dans le présent article. Comme ils l’observent : "l’évolution de la distribution spatiale et les changements à long terme des peuplements de poissons en cours d’eau sont l’objet de divers travaux en écologie. Ces travaux se concentrent généralement sur des périodes de temps relativement courtes, excédant rarement les dernières années.  Cet intervalle de temps apparaît trop court lorsque l’on cherche à comprendre comment les sociétés humaines impactent leur environnement". L'histoire de l'environnement est donc une discipline indispensable pour comprendre l'évolution des peuplements de rivière.

La carte que produisent ces chercheurs pour le saumon en bassin de Seine rejoint comme on peut le constater celle de Roule 1920.

A notre connaissance, on ne dispose pas à ce jour d’une description détaillée de la raréfaction du saumon sur l’ensemble du bassin en fonction des constructions d’ouvrages hydrauliques et des autres pressions humaines. La Seine a été équipée au cours des deux derniers siècles de nombreux barrages d’écluse pour favoriser sa navigation. La construction du barrage de Poses-Ambreville, située à l’aval (160 km de l’embouchure) et d’une hauteur dépassant les 5 m, est souvent citée comme un coup d’arrêt assez net aux migration du saumon en bassin séquanien. La construction a été réalisée entre 1878 à 1881, l’inauguration date de 1887. Seule une analyse détaillée des comptes-rendus de pêches dans des archives halieutiques et piscicoles permettrait de mesurer et localiser les derniers signaux de saumons en tête de bassin.

Une espèce vulnérable, dont le retour serait souhaitable
Le saumon atlantique est considéré comme une espèce vulnérable (UICN), protégé au titre de la Directive Habitas-Faune-Flore (annexe II et V), de la Convention de Berne (annexe II) et du classement des espèces protégées en France. Il fait l’objet de divers programmes de suivi et repeuplement sur les grands bassins français.  On l’a récemment observé aux abords de Paris, mais dans des prises individuelles par des pêcheurs, sans phénomène migratoire massif.

Espèce vulnérable, le saumon est aussi une espèce symbolique. Sa présence fascinante est assurément un atout pour les rivières d’un territoire, et la restauration de ses routes migratoires a donc du sens. Il convient de le souligner, car autant les restaurations systématiques d’habitats pour des espèces peu ou pas menacées choisissent souvent des options bien trop radicales à nos yeux (destructions d’ouvrages, équipements au coût disproportionné), autant la protection des grands migrateurs menacés a du sens pour la conservation de ces espèces.

A ce sujet, l’histoire du saumon dans les têtes de bassin du Morvan montre le discernement dont doivent faire preuve les gestionnaires de rivières et promoteurs de biodiversité. Comme l’attestent les deux cartes publiées ci-dessus, le saumon était encore présent au XIXe siècle en Bourgogne, alors que la quasi-totalité des moulins et étangs de la région étaient déjà en place sur le territoire. La petite hydraulique n’a définitivement pas le même impact que la grande, tant du fait de la hauteur modeste de ses seuils, chaussées ou digues que de leur profil en pente souvent plus franchissable que des parements verticaux, ainsi que Louis Roule l’observait déjà avec justesse.  Ce qui est vrai pour le saumon l’est pour d'autres espèces dont on ne constate pas l’extinction ni la raréfaction malgré la présence multiséculaire de petits obstacles à l'écoulement (OCE 2013).

Le XXIe siècle verra-t-il le retour du saumon sur les rivières du Morvan, et en particulier sur son bassin historique de frai dans la Cure ? On ne peut que le souhaiter.

Références citées
Bachelier R (1963), L’histoire du saumon en Loire, 1, Bull. Fr. Piscic. 211, 49-70
Bachelier R (1964), L’histoire du saumon en Loire, 2, Bull. Fr. Piscic. 213, 121-135
Baran P (2008), Les poissons migrateurs amphihalins en Bourgogne, histoire, répartition actuelle, programmes de restauration, Rev. sci. Bourgogne-Nature,  8-2008, 39-48
Bensettiti F, V Gaudillat ed. (2002), Cahiers d’habitats » Natura 2000. Connaissance et gestion des habitats et des espèces d’intérêt communautaire, Tome 7 - Espèces animales, La Documentation française, 189-192
Beslagic S et al (2013), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium 37, 1-2, 75-93
Blanchard E (1866), Les poissons des eaux douces de France : anatomie, physiologie, description des espèces, moeurs, instincts, industrie, commerce, ressources alimentaires, pisciculture, législation concernant la pêche, Baillière, 656 p.
Lacépède E (1798), Histoire naturelle des poissons, vol 5, Plassan.
Moreau E. ( 1898), Les poissons du département de l'Yonne, Bull Soc. Sci. Hist. Nat. Yonne, 52, 2, 3-82.
OCE (2013), Pourquoi les poissons n’ont-ils pas tous disparu de nos rivières ?, 11 p.
Roule L. (1920), Etude sur le saumon des eaux douces de la France considéré au point de vue de son état naturel et du repeuplement de nos rivières, Imprimerie nationale, 178 p.

Illustrations : de haut en bas, saumon atlantique (source Wikimedia Commons) ; pêcheurs de saumon (Source Gallica) ; cartes extraites de Roule 1920 et Beslagic 2013.

02/09/2015

La vallée du Brevon, patrimoine et paysage menacés

Ci-dessous, quelques visages de la vallée du Brevon, où l'on reconnaît les zones humides à l'amont de la pisciculture de la Chouette (en partie créées par ses seuils de retenue), les ouvrages métallurgiques et hydrauliques de Rochefort (fenderie, forge du bas, étang du haut), la maison de Broissia (style industriel du XIXe siècle, à l'endroit d'un ancien château du XIIe siècle). Un patrimoine et un paysage superbes en tête du bassin de la Seine, aujourd'hui menacés par les réformes de continuité écologique. Le prétexte est que ces cours aménagés par l'homme ne présenteraient pas la "bonne" biodiversité, celle que réclament des "biotypologies" calculant par A+B quels quotas exacts de poisson on attend sur chaque mètre carré de linéaire de rivière… Cette comptabilité amnésique et mécanique devient quelque peu obsessionnelle chez certains et conduit à exiger la "renaturation" du plus modeste cours d'eau, au détriment de son histoire, de son paysage et de l'avis de ses habitants, qui ne sont jamais ouvertement et collectivement consultés pour exprimer leurs souhaits. Si ces diktats vous insupportent, exigez qu'ils cessent !

Edit : suite aux échanges avec lecteurs (cf ci-dessous commentaires), rappelons que le Brevon a fait l'objet d'une étude par le Sicec et la FAAPPMA 21 en 2011, visant à définir ce qui est considéré comme un "état zéro" du milieu. Deux points de mesure ont été définis (amont de Beaulieu, amont de Rochefort). Au plan piscicole, le Brevon a un peuplement de truite, chabot, vairon, loche franche, lamproie de Planer, goujon, gardon. Si les abondances sont moindres que celles attendues pour certaines de ces espèces, l'état écologique de la rivière (IPR) est "bon" sur le compartiment piscicole. L'indice IBGN (invertébrés) est "bon" à "très bon" sur le même secteur en 2009 et 20111 (évolution positive depuis 2007). Le Brevon est donc conforme à l'état écologique attendu au regard de la Directive-cadre européenne sur l'eau. Seul l'extrémisme de quelques-uns pourrait engager dans ces conditions une altération du patrimoine hydraulique pour des motifs soi-disant "écologiques". Des aménagements doux, non destructifs et proportionnés à l'enjeu (faible) sont à privilégier. D'autant que les retenues d'eau de la vallée représentent moins de 7% du linéaire total de la rivière, et un taux encore plus faible si l'on tient compte des ruisseaux affluents.








01/09/2015

Continuité écologique : une question à Mme Royal qui résume bien les problèmes

La campagne pour le moratoire sur la continuité écologique ne fait que commencer, mais ses effets se font déjà sentir et les retours que nous recevons témoignent d'une immense indignation partagée par les associations de terrain et les élus locaux. Au Sénat cet été, M. Jean Claude Lenoir (Président de la Commission des affaires économiques) a interpellé Ségolène Royal sur ce thème (texte ci-dessous). Nous sommes heureux de constater que l'élu fait sien un certain nombre d'arguments développés sur ce site, et sur d'autres. Nous ne manquerons pas d'analyser en détail la réponse de Mme la Ministre, comme nous l'avons fait ici. D'autres élus, députés ou sénateurs, se sont d'ores et déjà engagés à interpeller le Ministère sur cette question de la continuité écologique, devenue le symbole des dérives de la politique de l'eau : autoritarisme réglementaire et absence de concertation, irréalisme économique et gabegie d'argent public, absence de suivi scientifique sérieux et manquement manifeste à l'obligation européenne de résultats, fossé grandissant entre les riverains, les services instructeurs de l'Etat et des Agences de l'eau, les syndicats de rivière.

Question de Jean-Claude LENOIR n° 17434
M. Jean-Claude Lenoir attire l'attention de Mme la Ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie sur les critiques de plus en plus nombreuses qui s'élèvent, suite à la révision du classement des cours d'eau, concernant les modalités de mise en œuvre du principe de continuité écologique pour les cours d'eau classés en liste 2. Selon ce classement, 10 à 20 000 ouvrages seraient ainsi menacés soit de destruction, soit d'obligation d'équipement par des dispositifs de franchissement souvent fort coûteux. 
La mise en œuvre de ces préconisations aurait des impacts considérables : coût très élevé pour les propriétaires et pour les finances publiques dans le contexte actuel de restriction budgétaire, affaiblissement du potentiel hydroélectrique allant à l'encontre de l'objectif de transition énergétique, destruction d'un patrimoine hydraulique ancestral qui constitue souvent un atout pour l'attractivité touristique des territoires ruraux. 
De surcroît, ces préconisations sont jugées disproportionnées par beaucoup au regard du résultat attendu en termes d'amélioration de la qualité des eaux. Compte tenu des doutes qui existent aujourd'hui concernant la faible corrélation entre la présence de seuils en rivières et les impacts biologiques ou écologiques au sens de la directive 2000/60/CE du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau, il apparaît en effet que la mise en œuvre de telles préconisations n'apporterait aucune garantie de résultat quant au respect de nos obligations européennes en la matière. Il lui rappelle que la continuité écologique est loin d'être le seul paramètre à prendre en compte pour assurer le bon état écologique et chimique des eaux, la réduction des pollutions de toutes natures étant un paramètre déterminant à cet égard. 
Sans remettre en cause le principe de continuité écologique, il semble donc indispensable d'en analyser l'efficacité réelle sur la qualité des milieux aquatiques. Il souhaiterait connaître sa position sur ce sujet et les initiatives que le Gouvernement compte prendre pour définir les conditions d'une mise en oeuvre de la continuité écologique équilibrée, qui soit financièrement soutenable pour les maîtres d'ouvrage et garante d'une gestion efficiente des finances publiques.

31/08/2015

Pour quelques (petits) poissons rhéophiles de plus (Schmutz et al. 2015)

Stefan Schmutz et ses collègues (Université des sciences de la vie et des ressources naturelles, Vienne), en collaboration avec des confrères tchèques, allemands et suisses, ont analysé la réponse des populations de poissons à des opérations de restauration hydromorphologique. Ces travaux pouvaient concerner des reméandrements, des reconnexions, des élargissements de lit ou des petites modifications des écoulements (pas de suppression d'obstacles). Pour mener à bien cette analyse, 15 paires de rivières similaires, mais tantôt aménagées tantôt non aménagées, ont été comparées en Europe centrale et septentrionale. Les auteurs ont évalué le délai de réponse (entre 1 et 17 ans après la restauration), le niveau de qualité morphologique après travaux, la longueur du linéaire concerné. Sur les paramètres biologiques, ils ont mesuré la diversité de Shannon, la richesse spécifique, la richesse / densité de espèces rhéophiles (aimant le courant vif) et eurytopes (tolérantes à des conditions très différentes). Au sein des rhéophiles, ils ont distingué la taille des espèces concernées.


Principaux résultats (voir aussi image ci-dessus, cliquer pour agrandir) : 43 espèces ont été recensées (20 rhéophiles, 15 eurytopes, 8 limnophiles) auxquelles s'ajoutent 3 espèces exotiques. Onze paires de rivières sur quinze ont conservé le même type de communautés de poissons, une est passée de salmonidés à non-salmonidés, trois ont évolué en sens opposé.

La restauration morphologique a eu des effets significatifs pour 5 métriques (sur 13). La richesse spécifique ne s'est en moyenne améliorée que d'une espèce. La densité des seuls rhéophiles de petite taille (+ 24%) est significative après test du seuil de significativité (correction de Bonferroni). La diversité de Shannon-Wiener est sans changement notable, tout comme la densité totale. Sur la métrique ayant l'évolution la plus significative (densité du petits rhéophiles donc), aucune différence n'est trouvée selon l'importance du chantier de restauration. Un effet positif est trouvé pour des longueurs restaurées supérieures à 1,95 km (mais la variation est observée à partir de 3 sites sur 15 essentiellement). En terme de délai de réponse, les changements les plus importants sont notés avant 3 ans et après 12 ans et demi.

Les auteurs, après avoir rappelé la difficulté de cerner les effets exacts des restaurations écologiques de rivière, concluent notamment : "Notre étude démontre que le poisson répond de manière cohérente à des mesures de restauration hydromorphologique par une augmentation des rhéophiles et un déclin des eurytopes. Il semble y avoir une réponse non-linéaire à l'âge de la restauration, avec des effets positifs à court et long termes, mais moins prononcés à moyen terme. L'effet de la restauration augmente avec la qualité de l'habitat et la longueur du linéaire restauré. Cependant, la pratique et la technique actuelle de restauration ne permet pas une récupération complète des espèces perdues ou des densités de populations." Ils émettent ensuite diverses hypothèses à vérifier par un suivi scientifique plus rigoureux et plus large des restaurations de rivières.

Commentaires : quels coûts socio-économiques pour quels bénéfices environnementaux? 
Les résultats de S. Schmutz et al. sont assez représentatifs de ce que l'on trouve dans la littérature spécialisée en analyse de la restauration de rivière. Les assemblages de poissons sont modifiés, dans un sens généralement prévisible (on favorise des écoulements lotiques à habitats variés, on trouve davantage de rhéophiles inféodés à ce type d'habitats). Mais l'évolution est globalement modeste, même après un long délai.

Cela pose évidemment la question de la légitimité sociale des approches de la rivière. Un certains nombre d'experts, chercheurs, ingénieurs, techniciens et gestionnaires estiment tout à fait satisfaisants ce type de résultats. Il en va de même pour des usagers de tel syndicat de pêche ou des militants de telle association. Il reste que les opérations de restauration ont un coût important (nous en développerons un exemple prochainement) et que la conclusion souvent tirée de ce type de recherche ("aménageons de manière toujours plus ambitieuse des linéaires toujours plus longs") promet de faire exploser ces coûts. Or, quand on explique aux citoyens ce qui se cache derrière des termes savants et compliqués – et parfois volontairement compliqués pour étouffer le débat sous la parole dominante de quelques "sachants" –, le consensus est rarement au rendez-vous. Car on comprend que l'argent public ne sert pas à "sauver la rivière", comme certains sauveurs autoproclamés le revendiquent de manière fort excessive, mais d'abord à augmenter la densité locale de quelques espèces de poissons, dont beaucoup sinon toutes ne sont menacées ni sur la rivière, ni sur le bassin, ni sur leur aire de répartition européenne.

Qu'est-on prêt à sacrifier au juste pour de tels résultats? A budget limité (par définition), les autres dépenses de qualité de l'eau sont-elles prioritaires ou non par rapport à celles-là? Ces questions sont légitimes ; refuser ou éviter de les poser ne l'est pas.

Référence : Schmutz S et al (2015), Response of fish assemblages to hydromorphological restoration in central and northern European rivers, Hydrobiologia, e-pub, doi 10.1007/s10750-015-2354-6

Illustrations : extraites de l'article, tous droits réservés.

28/08/2015

Une thèse sur les incertitudes liées aux indicateurs biologiques de qualité de l'eau

La Directive cadre européenne sur l'eau 2000 (DCE 2000) engage les Etats-membres à réaliser une estimation de l'état écologique et chimique des cours d'eau, en vue d'atteindre une bonne qualité des eaux de surface (comme des eaux souterraines et estuariennes). Pour l'état écologique, on a recours à des indicateurs biologiques qui répondent aux pollutions chimiques ou aux modifications hydromorphologiques en même temps qu'ils mesurent la biodiversité. La démarche n'est pas nouvelle : plusieurs biotypologies ont été développées au XXe siècle, en particulier après les grandes pollutions commencées dans les années 1960. Mais la DCE 2000 a systématisé la pratique. Juliane Wiederkehr a soutenu une intéressante thèse doctorale consacrée à l'estimation des incertitudes associées aux indices macroinvertébrés et macrophytes pour cette évaluation de l'état écologique des cours d'eau.

Comme l'observe J. Wiederkehr, "en hydrobiologie, il est acquis que de nombreuses incertitudes existent dans les protocoles d’évaluation des milieux aquatiques. En effet, la communauté scientifique connaît la complexité des écosystèmes, d’autant plus lorsque s’y ajoutent les activités humaines. Cette complexité apporte une variabilité importante, difficilement appréciable, qui ne peut être approximée que par le biais d’expérimentations ou de modèles. De plus, la plupart des mesures effectuées en hydrobiologie repose sur des protocoles s’appuyant sur les connaissances et l’expérience des hydrobiologistes. Ceux-ci s’appropriant les normes, leur subjectivité se retrouve au cœur des évaluations. Ainsi, les incertitudes associées à l’évaluation de la qualité des cours d’eau, au travers des indices biologiques, forment une thématique d’actualité majeure, en particulier pour les différents compartiments biologiques (oligochètes, diatomées, poissons, invertébrés et macrophytes)."

Les sources d'incertitude sont donc nombreuses : mosaïque d'habitats sur un même site offrant des lieux hétérogènes de prélèvement et récolte, fluctuation naturelle (spatiale et temporelle) des populations sur les substrats ou selon les méso-habitats, définition de la surface ou volume correct des collectes, choix de la méthode technique d'échantillonnage (agitation, peignage), effet opérateur (erreurs d’extraction et d’identification), sous-traitement quantitatif de l'échantillon, difficulté de prise en compte des taxons rares…

Des erreurs pouvant représenter 20 voire 25% du score total
On constate (non sans une certaine inquiétude) à la lecture de ce travail que l'accumulation de ces erreurs peut entraîner une variation de l’IBG (Indice biologique global) DCE jusqu'à 5 points d’écart, soit 25% de la note, et une variation de l’I2M2 (Indice invertébrés multimétriques) de 0,2, soit 20% de la note. Ce sont certes des valeurs maximales, mais elle peuvent très bien conduire à un déclassement ou surclassement erroné du cours d'eau analysé (dont la note détermine en général 4 ou 5 classes de qualité). Les gestionnaires en charge de la DCE sont d'ailleurs conscients du problème, puisqu'ils demandent des estimations d'incertitude, ce sur quoi ont travaillé divers projets européens depuis les années 2000 (AQEM, STAR, WISER). Une meilleure communication sur ces incertitudes serait bienvenue dans le discours des "sachants" lorsque les indicateurs viennent à se matérialiser dans des analyses et des décisions de terrain.

Outre l'intérêt de comprendre les principes et quelques éléments d'histoire de la bio-indication, exposés de manière claire, cette thèse montre de notre point de vue le caractère "work in progress" des constructions de connaissances en hydrobiologie / hydroécologie, avec au sein de la communauté savante beaucoup de débats, à différents niveaux (de la perfectibilité des méthodes à la discussion sur les trajectoires d'équilibre des écosystèmes ou les priorisations en stratégie de conservation / restauration). L'impact réglementaire à effet immédiat de la DCE 2000 et de ses déclinaisons nationales ne cesse donc de surprendre. On a l"impression assez nette que les décisions ont été prises avant de déployer les outils censés les fonder et valider, cela sur un calendrier manquant de réalisme (15 à 30 ans pour rétablir les écosystèmes dans leur état de référence présumé). Le gestionnaire de l'eau se réclame de l'écologie, mais sans forcément prendre la mesure de la complexité du vivant et des systèmes devant répondre à ses normes et ses évaluations.

Référence : Wiederkehr J (2015), Estimation des incertitudes associées aux indices macroinvertébrés et macrophytes pour l’évaluation de l'état écologique des cours d'eau, thèse, U Strasbourg, École doctorale des Sciences de la terre et environnement, 212 p.

Image : collecte de macro-invertébrés, Photo © Eawag, Elvira Mächler, tous droits réservés.