Quel serait le coût d'aménagement de passes à poissons sur les seuils et barrages en rivières classées au titre de la continuité écologique (rivières en liste 2 de l'art 214-17 C env.)? Pour répondre à cette question, on ne peut faire qu'un calcul d'ordre de grandeur : les données précises ne sont en effet pas disponibles, que ce soit le nombre d'ouvrages, leur hauteur ou les coûts de chantier. L'indisponibilité de ces informations indique d'ailleurs le caractère opaque, précipité et désordonné du classement des rivières, décidé en 2012-2013 alors même qu'il n'existe pas encore de retour d'expérience sur les 1300 ouvrages prioritaires dits "Grenelle" du Plan d'action de 2009.
Estimation du coût d'aménagement : 1,8 milliard d'euros
Pour le nombre d'ouvrages en rivières classées L2 (celles qui ont une obligation d'aménagement), les chiffres de 10.000 à 20.000 circulent depuis un séminaire administratif dédié à cette question voici quelques mois. Nous prendrons le chiffre de 20.000, pour une estimation large.
Pour la hauteur moyenne, nous disposons d'une version documentée du ROE de l'Onema où les hauteurs sont indiquées pour 14.634 seuils et barrages. On peut raisonnablement considérer que cet échantillon (env. 20% des obstacles référencés) reflète la diversité des obstacles en rivière classée. La hauteur moyenne est de 1,8 m.
Pour les coûts d'aménagement, l'Agence de l'eau Rhône-Méditerrannée-Corse tient un observatoire. La fiabilité des données est considérée comme "moyenne", néanmoins c'est la seule base dont on dispose. Le mètre de hauteur de chute à aménager en passe à poissons a un coût moyen de 50 k€.
Nous avons donc les trois ingrédients pour estimer un ordre de grandeur : l'aménagement de 20.000 ouvrages d'une hauteur moyenne de 1,8 m et à raison de 50 k€ le mètre représenterait un coût global de 1,8 milliard €.
Un coût exorbitant pour 20.000 foyers, mais accessible pour le financement public
Ce montant montre combien le classement des rivières engendre des coûts d'équipement exorbitants et inaccessibles à la plupart des 20.000 foyers concernés par la propriété d'un ouvrage hydraulique, dont la très grande majorité (plus de 80%) n'en tire aujourd'hui aucun revenu industriel ou commercial. Faire peser sur les épaules d'un très petit nombre de citoyens une charge d'intérêt général de cette ampleur, et dans un délai de 5 ans, c'est évidemment impensable.
En revanche, la somme de 1,8 milliard d'euros pour l'aménagement de la totalité des ouvrages classés au titre de la continuité écologique s'intègre plus raisonnablement dans les dépenses publiques de l'eau. Les Agences de l'eau financent actuellement à 80% les opérations de destruction de seuils et barrages. Si ce barème est appliqué à la construction de passe à poissons, le coût pour les Agences s'élève à 1,44 milliard d'euros. Cela représente un peu plus de 10% du budget du 10e programme 2013-2018 de ces Agences.
Si, comme l'affirment certaines de ces Agences, la restauration de continuité écologique est une cause de première importance pour la rivière, il n'y aurait rien d'absurde à y consacrer 10% de leur budget. Ce serait toujours bien moins que les sommes dépensées chaque année (et sans effet optimal tant s'en faut) pour diminue l'impact de l'agriculture intensive.
Le coût des destructions risque d'exploser en raison des dommages matériels et moraux induits
L'aménagement de dispositifs de franchissement (passes à poissons évoquées ici, mais aussi rivière de contournement, rampes enrochées, simples vannages sur les petits ouvrages, etc.) n'est pas l'option favorite des Agences de l'eau, des services de l'Etat et des syndicats de rivière. Pourtant, elle a de bonnes chances de s'imposer dans les années à venir.
En effet, la mise en oeuvre de la continuité écologique a commencé par les ouvrages "faciles" : ceux qui étaient ruinés, ceux qui étaient propriétés de collectivités (communes, conseils départementaux), de syndicats de rivière ou de fédérations de pêche. Dans ces cas-là, l'effacement s'impose plus facilement, et il se réalise avec moins de contraintes (voire moins de vigilance sur les conditions optimales d'un effacement).
Mais nous arrivons aux cas nettement moins simples : des propriétés privées de particuliers qui n'ont aucune envie se voir imposer le ballet destructeur des pelleteuses en rivière. Sans compter la vigilance nettement accrue des associations de propriétaires ou de riverains, ainsi que des élus locaux.
Si l'Etat et les Agences de l'eau veulent passer en force (mise en demeure de destruction d'ouvrage), ils se verront opposer de manière probablement contentieuse des demandes d'indemnités conséquentes sur chaque seuil. La destruction implique en effet la perte du droit d'eau et du potentiel de revenus énergétiques, la dégradation de valeur paysagère et foncière du bien (assec du bief, disparition du miroir d'eau), diverses prises de risque (changements d'écoulement, mise en danger des fondations du bâti). Transformer un moulin en simple maison de zone inondable impliquera selon les cas des dizaines à des centaines de milliers d'euros de moins-value pour le propriétaire. A ce dommage matériel s'ajoutent les dommages moraux (dégradation esthétique, préjudice d'agrément, choc psychologique lié à la défiguration de lieux souvent chargés d'histoire familiale et personnelle) que ne manqueront pas de faire valoir les experts mobilisés par les propriétaires et leurs associations.
En conclusion
Par un simple calcul d'ordre de grandeur, on montre que le financement des dispositifs écologiques de franchissement en rivière représente des dépenses non exceptionnelles pour les financeurs publics, en particulier les Agences de l'eau. Choisir des modes doux d'aménagement plutôt que des solutions radicales et destructives n'est donc pas en soi une impossibilité économique, au regard des milliards d'euros d'argent public collectés et dépensés chaque années par les Agences de bassin. Ce choix a de nombreux avantages : amélioration de franchissement piscicole et du transit sédimentaire bien sûr, mais aussi meilleur consensus social, préservation du patrimoine historique, du potentiel énergétique, des usages socio-économiques et récréatifs associés aux seuils et barrages.
Même si les coûts des passes à poissons représentent une proportion raisonnable du budget des Agences de l'eau, ils induisent une dépense conséquente à l'heure où les besoins pour la qualité de l'eau sont immenses. La mobilisation de ces fonds ne se fera pas dans le court délai imposé par la règlementation (2017-2018) Il paraît donc en tout état de cause plus raisonnable de remettre à plat la question du classement des cours d'eau et d'entamer une concertation qui n'a jamais réellement eu lieu, dans le cadre d'un moratoire sur la continuité écologique.
Illustrations : en haut, modèle de passes dites "naturelles" ou "rustiques" (source Larinier et al 2006, DR); en bas, destruction du barrage de Châlette-sur-Loing, 144 k€, 95% de financement public (source France3, DR).
16/09/2015
14/09/2015
Sur l'aménagement des moulins dans les rivières en bon état écologique
Discours entendu, et plusieurs fois rapporté par d'autres associations en France, quand on fait observer que les moulins ne dégradent pas l'eau : "les indices de qualité écologique de la rivière sont peut-être bons, mais cela ne concerne pas les poissons migrateurs ; or, c'est en raison des migrateurs qu'il faut supprimer ou aménager votre ouvrage hydraulique".
Un mauvais argument
D'abord, cet argument est une réponse gênée à un constat massif : presque toutes les rivières classées en liste 1 pour leur qualité biologique ont des seuils de moulins ou des barrages sur leurs cours ; et beaucoup d'autres en liste 2 ont un score de qualité piscicole (Indice Poissons Rivières de la directive-cadre européenne) "bon" voire "excellent" en dépit des ouvrages hydrauliques. Cela contredit évidemment le dogme des autorités et gestionnaires de rivières, selon lequel la présence d'obstacles à l'écoulement implique nécessairement une dégradation grave des milieux aquatiques. C'est tout simplement faux.
Ensuite, il est inexact de dire que les scores de qualité piscicole comme l'IPR ne tiennent pas compte des migrateurs. Certes, l'IPR n'a pas été conçu à cette fin (c'est un bio-indicateur de qualité générale créé pour la mise en oeuvre de la directive cadre européenne), mais dans les poissons que cet Indice comptabilise, on relève bel et bien certains migrateurs amphibiotiques (anguille, saumon) ou des assimilés migrateurs holobiotiques (truite). Voir la fiche technique Onema à ce sujet (pdf).
Enfin, le classement des rivières devait initialement ne concerner que les migrateurs amphibiotiques (vivant en eau douce et salée dans leur cycle de vie), mais l'administration a ajouté toutes sortes d'espèces à la motivation de ce classement, y compris des espèces non migratrices (lamproie de Planer, cyprinidés rhéophiles, etc.). Ces espèces sont bel et bien comptabilisées dans l'Indice Poissons Rivières.
On peut donc considérer que dans la plupart des rivières, un score IPR de bonne qualité rend très douteuse la nécessité d'aménagements de franchissement piscicole. Et a fortiori inacceptable le choix extrémiste de la destruction des ouvrages.
Ne pas se laisser faire
Si vous êtes propriétaire d'ouvrage dans une situation de ce type et en rivière classée Liste 2, il ne faut pas se laisser écraser par le poids des "sachants" qui manipulent à dessein des jargons compliqués afin d'éviter toute remise en cause de leurs exigences exorbitantes.
Vous devez demander à l'administration (DDT-M) et subsidiairement au syndicat de rivière (souvent maître d'ouvrage des études), par courrier recommandé, les éléments suivants :
- données complètes de l'état piscicole de la rivière
- justification de la présence historique des espèces cibles du classement de la rivière
- proposition d'aménagements et motivation de leur proportionnalité à l'enjeu / à l'impact de l'ouvrage
L'administration ne sera pas en position de vous adresser une mise en demeure d'équipement au terme légal du délai prévu par le classement si elle n'a pas correctement rempli son rôle. Outre des demandes spécifiques,il est aussi conseillé d'envoyer le questionnaire global de motivation, téléchargeable à cette adresse (pdf).
Si l'on refuse de vous répondre ou si l'on vous fait une réponse dilatoire, alors l'administration se met en défaut au regard du texte de loi (en rivière classée L2, la partie législative du Code de l'environnement dit expressément : "Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant"). L'autorité doit donc poser des règles d'équipement, gestion et entretien, avant cela poser leur nécessité biologique, leur proportionnalité et leur caractère raisonnable (le fait que ces règles ne sont pas une "charge spéciale et exorbitante", ce que le législateur a aussi prévu). Cela dans le cadre d'une procédure contradictoire, et pour chaque seuil (pas des études de rivière indiscriminées).
Enfin, ce point est également à faire-valoir si un bureau d'études a été mandaté pour analyser la rivière et votre ouvrage en particulier : ce BE doit faire une analyse complète et vous ne devez pas laisser passer une rédaction qui vous paraît inappropriée, imprécise ou inexacte. Si vous avez un doute, vous pouvez envoyer le pdf (complet) de l'étude à notre association (délai non garanti, mais nous lisons et analysons toujours avec plaisir ce type d'étude).
Illustration: seuil sur le Trinquelin. La notion uniforme d'obstacle à l'écoulement ne rend aucune justice à la diversité des ouvrages en rivières, dont beaucoup sont plusieurs fois centenaires et n'ont qu'un impact extrêmement faible sur la faune et les sédiments.
Un mauvais argument
D'abord, cet argument est une réponse gênée à un constat massif : presque toutes les rivières classées en liste 1 pour leur qualité biologique ont des seuils de moulins ou des barrages sur leurs cours ; et beaucoup d'autres en liste 2 ont un score de qualité piscicole (Indice Poissons Rivières de la directive-cadre européenne) "bon" voire "excellent" en dépit des ouvrages hydrauliques. Cela contredit évidemment le dogme des autorités et gestionnaires de rivières, selon lequel la présence d'obstacles à l'écoulement implique nécessairement une dégradation grave des milieux aquatiques. C'est tout simplement faux.
Ensuite, il est inexact de dire que les scores de qualité piscicole comme l'IPR ne tiennent pas compte des migrateurs. Certes, l'IPR n'a pas été conçu à cette fin (c'est un bio-indicateur de qualité générale créé pour la mise en oeuvre de la directive cadre européenne), mais dans les poissons que cet Indice comptabilise, on relève bel et bien certains migrateurs amphibiotiques (anguille, saumon) ou des assimilés migrateurs holobiotiques (truite). Voir la fiche technique Onema à ce sujet (pdf).
Enfin, le classement des rivières devait initialement ne concerner que les migrateurs amphibiotiques (vivant en eau douce et salée dans leur cycle de vie), mais l'administration a ajouté toutes sortes d'espèces à la motivation de ce classement, y compris des espèces non migratrices (lamproie de Planer, cyprinidés rhéophiles, etc.). Ces espèces sont bel et bien comptabilisées dans l'Indice Poissons Rivières.
On peut donc considérer que dans la plupart des rivières, un score IPR de bonne qualité rend très douteuse la nécessité d'aménagements de franchissement piscicole. Et a fortiori inacceptable le choix extrémiste de la destruction des ouvrages.
Ne pas se laisser faire
Si vous êtes propriétaire d'ouvrage dans une situation de ce type et en rivière classée Liste 2, il ne faut pas se laisser écraser par le poids des "sachants" qui manipulent à dessein des jargons compliqués afin d'éviter toute remise en cause de leurs exigences exorbitantes.
Vous devez demander à l'administration (DDT-M) et subsidiairement au syndicat de rivière (souvent maître d'ouvrage des études), par courrier recommandé, les éléments suivants :
- données complètes de l'état piscicole de la rivière
- justification de la présence historique des espèces cibles du classement de la rivière
- proposition d'aménagements et motivation de leur proportionnalité à l'enjeu / à l'impact de l'ouvrage
L'administration ne sera pas en position de vous adresser une mise en demeure d'équipement au terme légal du délai prévu par le classement si elle n'a pas correctement rempli son rôle. Outre des demandes spécifiques,il est aussi conseillé d'envoyer le questionnaire global de motivation, téléchargeable à cette adresse (pdf).
Si l'on refuse de vous répondre ou si l'on vous fait une réponse dilatoire, alors l'administration se met en défaut au regard du texte de loi (en rivière classée L2, la partie législative du Code de l'environnement dit expressément : "Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant"). L'autorité doit donc poser des règles d'équipement, gestion et entretien, avant cela poser leur nécessité biologique, leur proportionnalité et leur caractère raisonnable (le fait que ces règles ne sont pas une "charge spéciale et exorbitante", ce que le législateur a aussi prévu). Cela dans le cadre d'une procédure contradictoire, et pour chaque seuil (pas des études de rivière indiscriminées).
Enfin, ce point est également à faire-valoir si un bureau d'études a été mandaté pour analyser la rivière et votre ouvrage en particulier : ce BE doit faire une analyse complète et vous ne devez pas laisser passer une rédaction qui vous paraît inappropriée, imprécise ou inexacte. Si vous avez un doute, vous pouvez envoyer le pdf (complet) de l'étude à notre association (délai non garanti, mais nous lisons et analysons toujours avec plaisir ce type d'étude).
Illustration: seuil sur le Trinquelin. La notion uniforme d'obstacle à l'écoulement ne rend aucune justice à la diversité des ouvrages en rivières, dont beaucoup sont plusieurs fois centenaires et n'ont qu'un impact extrêmement faible sur la faune et les sédiments.
12/09/2015
Charte des moulins : pour quoi faire ?
“L'oppresseur ne se rend pas compte du mal qu'implique l'oppression
tant que l'opprimé l'accepte.”
tant que l'opprimé l'accepte.”
Henry David Thoreau, La désobéissance civile
Le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) a publié un rapport en 2013, d'où il ressort que les politiques publiques de l'eau, en particulier les choix de continuité écologique mis en place entre 2004 et 2013, ont laissé peu de place à la concertation avec le monde des moulins et des riverains. Il a été décidé par le CGEDD et la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie de produire un cycle de discussion au Ministère, visant à définir une "charte des moulins", associant les deux fédérations, FFAM et FDMF (dont Hydrauxois n'est pas adhérent, pour rappel). France Nature Environnement et la Fédération nationale de la pêche – connus pour leur militance très active en faveur de la suppression des seuils et barrages, au Ministère comme en Comités de bassin – participent aux échanges.
Cette démarche nous inspire les réflexions suivantes.
1. Le choix d'une "charte", objet juridique non identifié, a tous les atours d'un outil de communication sans grande conséquence. On formalise un texte permettant de dire que l'on a pratiqué la concertation, sans que ce texte ait une influence quelconque pour la politique de l'eau, la pratique des services instructeurs de l'Etat et celle des établissements administratifs comme les Agences de l'eau. Or, ce sont cette politique et cette pratique qu'il s'agit de changer. Et de changer assez radicalement dans le domaine de la continuité écologique.
2. Il existe des précédents à ce genre de démarche – par exemple le syndicat France Hydro Electricité (FHE) a signé en 2010 une Convention d'engagement pour le développement d'une hydroélectricité durable. Sans doute serait-il utile de demander à ce syndicat et à ses adhérents si la signature de cette Convention s'est traduite par des bénéfices notables et par un changement d'attitude de la part de l'administration. Au regard des contentieux que FHE a été obligé d'engager après la signature, on a quelques doutes à ce sujet.
3. Une charte de la dernière heure n'est pas de nature à effacer l'effet délétère de dix ans d'exclusion des riverains et propriétaires d'ouvrages hydrauliques dans la définition des législations et réglementations qui les concernent. Le fait est là : la politique de l'eau n'est pas perçue comme légitime sur son volet de continuité écologique appliquée aux moulins. Avec ou sans charte, cette politique telle qu'elle est menée aujourd'hui sera combattue pour la simple raison qu'elle aboutit à détruire le patrimoine hydraulique, le paysage de vallée, le potentiel énergétique ou productif, le lien social auxquels nombre de gens sont attachés, et cela sans obtenir d'effets significatifs sur nos vraies obligations d'amélioration des milieux aquatiques (directive nitrates 1991, directive eaux résiduaires urbaines 1991, directive de qualité chimique et écologique 2000, directive pesticides 2009). Cette politique amoindrit aussi la valeur foncière des biens qu'elles affectent en même temps qu'elle exige des travaux en rivière défiant la solvabilité des maîtres d'ouvrage et l'équilibre des financements publics de l'eau. Allant très au-delà du voeu initial du législateur, l'administration a décrété une réforme inapplicable : ce n'est pas une "charte" qui permettra de l'appliquer. Arrêtons la pensée magique et regardons la réalité en face.
4. D'un côté, les fédérations de moulins et les syndicats d'hydro-électricité ont été et sont encore en contentieux, au Conseil d'Etat comme au Conseil constitutionnel, contre les décrets relatifs à la continuité écologique ou au régime des exploitations hydro-électriques. D'un autre côté, l'administration a multiplié des initiatives (comme le PARCE 2009) et des décrets (comme le classement des rivières de 2012-2013 ou le décret du 01/07/2014 sur l'appréciation préfectorale arbitraire de tout projet hydro-électrique) dont elle sait pertinemment que l'effet est de détruire le patrimoine hydraulique ou de décourager sa restauration énergétique. Il y a quelque chose de cocasse à prétendre discuter d'une "charte" sur fond de tels désaccords manifestes dont les juges sont saisis.
5. Il nous semble intéressant que les associations de terrain exposent leur point de vue et débattent avec leurs adhérents de cette idée de charte. D'abord parce qu'il est utile aux fédérations de prendre le pouls de la base. Ensuite parce que ce sont ces associations de terrain qui, en délibération avec leurs membres, choisiront une certaine stratégie vis-à-vis de l'administration sur les dossiers les plus contentieux (essentiellement la mise aux normes des ouvrages au nom du L-214-17 en rivière classé L2 avant 2017-2018 et la liberté de reprendre une activité énergétique en moulin fondé ou titre ou réglementé).
6. Pour notre part, nous n'attendons pas de l'administration une "charte", mais une série de décisions précises et d'orientations claires :
- le moratoire sur la mise en oeuvre des aménagements de seuils en rivière classée L2, repoussant l'intenable délai 2017-2018 (intenable du point de vue même des Agences de l'eau et des services de l'Etat, sans parler de la forte proportion de propriétaires disposés à aller en contentieux vu les pratiques actuelles de l'administration) ;
- la commande d'une analyse scientifique objective de l'impact de seuils en fonction de bio-indicateurs DCE et des caractéristiques physiques des ouvrages (pas des généralités floues, non quantifiées et teintées d'idéologie sur les obstacles à l'écoulement, mais des mesures et des modèles conçus pour répondre spécifiquement à cette question, sachant que les premiers travaux en ce sens suggèrent un impact modeste, voir ici et ici) ;
- l'élaboration d'une grille de classement des cours d'eau et d'évaluation des seuils transparente et rigoureuse dans ses méthodes, concertée dans ses objectifs, raisonnable dans son calendrier et réaliste dans son financement (tout ce que n'ont justement pas été les classements kafkaïens des années 2012-2013, réalisés sans même attendre le retour d'expérience du PARCE 2009) ;
- le choix d'un financement public des dispositifs de franchissement piscicole et de transit sédimentaire, et non de la seule destruction des ouvrages (laquelle doit être strictement limitée aux cas de consentement éclairé et non contraint de la part du propriétaire) ;
- la fin des inégalités entre citoyens face aux charges et aux aides publiques, tenant au fait que les agences de l'eau et les régions n'ont pas les mêmes politiques alors que la loi et la réglementation sont communes (par exemple, la radicalité dans le classement des rivières et dans l'effacement de seuils des bassins Loire-Bretagne ou Seine-Normandie ne se retrouve pas toujours en Adour-Garonne ou en Rhône-Méditerrannée)
- la pleine intégration de la petite hydro-électricité (puissances de 0,1 à 100 kW) dans la dynamique de la transition énergétique impliquant la simplification des remises en service de moulin (ou tout autre site exploitable) et l'instruction des services déconcentrés de l'Etat en ce sens ;
- la reconnaissance du fait que les rivières françaises sont anthropisées de longue date (comme le démontrent les travaux mêmes de l'Etat, dont le ROE), que les équilibres des milieux évoluent de manière dynamique et peu réversible, que la "renaturation" intégrale des cours d'eau en vue de produire un "état de référence" stationnaire ne saurait être la doctrine de la politique des rivières en France ni en Europe (doctrine qui serait aussi ruineuse au plan économique qu'amnésique au plan patrimonial et intenable au plan scientifique).
7. Une charte formelle n'a pas de sens sans un changement d'état d'esprit. Les moulins demandent au fond deux choses à l'administration. La première est un minimum de bonne foi sur la place des seuils dans les causes de dégradation chimique, biologique, physique des rivières et des milieux aquatiques, ainsi que sur le niveau de confiance scientifique dans notre connaissance exacte de ces causes et dans l'efficacité des remèdes supposés. La seconde est un minimum de respect pour un patrimoine plusieurs fois centenaire qui n'a pas envie de disparaître sous les pelleteuses de quelques apprentis-sorciers excités par des lobbies. Il nous paraît douteux que la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie soit capable de cette bonne foi et de ce respect, au regard de ce qu'elle a affirmé, produit ou encouragé depuis dix ans. Mais nous serions ravis d'être contredits. Ce serait évidemment un préalable à toute "charte" ou autre hochet.
8. En conséquence du point précédent, plutôt qu'une charte, nous pensons qu'un besoin pressant du monde des moulins, riverains et usagers de l'eau est de réunir un think tank d'avocats spécialisés en droit de l'environnement, droit administratif, droit civil et droit public européen, afin de définir les angles contentieux qui seront mobilisés en 2017-2018 – si, comme il est probable, l'administration persiste dans son déni de réalité. Hydrauxois et l'ARPOHC ont déjà initié des solutions en ce sens (mais n'ont pas les moyens, seules, d'aller aussi loin que nécessaire) et beaucoup d'associations souhaitent s'engager sur cette voie, tant elles observent sur le terrain l'acharnement des gestionnaires et autorités de l'eau contre l'existence de seuils en rivière et contre les droits d'eau qui leur sont attachés. Comme dit l'adage antique : si vis pacem, para bellum…
Illustration : destruction de seuil de moulin à la pelleteuse, sur une rivière par ailleurs en bon état écologique et ayant un recrutement correct de saumon (moulin de la Mothe, rivière Ellé-Laïta), malgré une plainte en cours de riverain, après que le propriétaire du moulin et le maire de la commune voisine ont été découragés de produire de l'énergie. C'est le symbole de ce que les riverains et propriétaires d'ouvrage ne supportent plus : des décisions brutales et opaques en petits comités fermés, une gabegie d'argent public, une haine manifeste du patrimoine hydraulique, une absence de cohérence et de priorisation des choix environnementaux, une analyse coût-avantage et un suivi scientifique inexistants. Tant que de telles pratiques ne seront pas clairement dénoncées par l'administration centrale, il sera illusoire d'attendre un soutien du monde des moulins et riverains à la politique de continuité écologique.
10/09/2015
Les moulins souhaitent produire une énergie locale, propre, ni fossile ni fissile: encourageons-les!
En cette année de COP 21, on parle beaucoup de la nécessité de réduire les émissions carbone et de prévenir le risque d'un réchauffement climatique trop important. La petite hydraulique peut, à sa mesure, participer à cet effort commun (voir les données de référence en bas de cet article). Le journal Le Télégramme (08/09/2015) a publié un petit article très intéressant sur les moulins et l'hydro-électricité en Finistère. En voici un extrait:
Images : © Télégramme, DR.
Intéressé ? Lisez les articles Hydrauxois sur l'énergie hydraulique et contactez notre association
"Au fil de l'eau, ces meuniers du XXIe siècle revendiquent avant tout, la sauvegarde du patrimoine historique et le maintien de savoir-faire ancestraux, même s'ils s'intéressent, aujourd'hui, aux énergies renouvelables qui peuvent être produites par les moulins. Une installation produisant entre six et huit kilowattheures coûte, tout compris, environ 13.000 €. « Par ce biais, il s'agit simplement de nous chauffer et de bien faire sécher nos 220 m² de surface habitable, en faisant le plus possible l'impasse sur notre chaudière au fuel et en diminuant notre consommation de bois », précisent Michel et Gaëlle de Franco. S'étant séparés de la roue et des meules qui ont été cédées au Moulin de Kérouat, ils ont déjà prévu l'emplacement de la turbine, totalement immergée, ne modifiant pas le paysage et sans aucune nuisance, à proximité de leur lieu de vie. Au total, dans le département, douze moulins sont entièrement autonomes grâce à leur production hydroélectrique. Et sur les 400 moulins à eau du Finistère, un quart des propriétaires ont déjà fait savoir qu'ils étaient intéressés pour s'équiper."L'association Hydrauxois a prodigué de nombreux conseils réglementaires et techniques à des maîtres d'ouvrage souhaitant s'équiper en Côte d'Or et en Bourgogne. Mais nous avons aussi constaté les freins à cet engouement pour produire soi-même son énergie. Notamment les deux suivants :
- quand on contacte les services de police de l'eau, on ne reçoit pas le franc soutien à l'écologie positive souhaité par Ségolène Royal. L'accueil est plutôt circonspect voire suspicieux, il est nécessaire de démontrer le bien-fondé de son droit d'eau (alors que tous les moulins de France ont été autorisés à un moment ou un autre de l'histoire) et il est proposé de produire un nouveau règlement d'eau (démarche complexe et non nécessaire, souvent objet de litiges car les services administratifs tendent à poser dans le règlement des contraintes qui ne sont pas stricto sensu inscrites dans la loi commune) ;
- quand on veut produire en autoconnsommation, on risque de se voir imposer les mêmes obligations d'équipement qu'en injection EDF (passe à poissons, grille fine, goulotte de dévalaison, éventuelles mesures compensatoires) mais l'Agence de l'eau et l'Ademe ne subventionnent pas ces travaux (au moins en Bourgogne, et sur les bassins Seine-Normandie et Loire-Bretagne). L'administration ne fait pas réellement la différence entre un gros producteur aux turbines puissantes et un modeste projet en autoconsommation... alors que les réalités hydrauliques et économiques sont bien sûr très différentes !
Images : © Télégramme, DR.
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Généralités
03/09/2015
Réflexions sur les saumons de la Cure et du Morvan
Le saumon atlantique (Salmo salar) est une espèce amphibiotique (vivant dans la mer et se reproduisant en eau douce) qui accomplit de grandes migrations de montaison pour frayer sur les sols graveleux et les eaux pures des rivières de tête de bassin versant. Il peut ainsi accomplir plus de 10.000 km du Groenland vers les Gaves du Sud de la France. On le signalait au XIXe siècle en Bourgogne (Baran 2008), aussi bien sur le bassin de Loire (Aron, Arroux) et que sur celui de Seine (Cure). La disparition progressive des saumons en tête de bassin de Loire a été bien documentée (voir le travail classique de Bachelier 1963, 1964). Celle du saumon en tête de bassin de Seine est moins connue.
Une espèce encore présente dans le bassin de l’Yonne au XIXe siècle
Emile Moreau (1898), auteur d’une riche monographie sur les poissons sur bassin de l’Yonne, signale que le saumon "abandonne la Seine à Montereau, passe dans l’Yonne qu’il remonte jusqu’à Cravant pour s’engager dans la Cure, qu’il suit jusqu’à Montsauche, ou plutôt jusqu’à la digue de l’étang des Settons, qu’il ne peut franchir". Et il précise : "autrefois, avant l’installation de cette réserve, il se portait plus haut dans la Cure". Aucun saumon n’est signalé dans l’Armançon (sauf quelques animaux "égarés" vers Brienon, jamais plus haut) ni dans le Serein.
Le barrage de Settons fut construit entre 1854 et 1858, avec pour fonction de réguler le niveau de l’eau sur le bassin de l’Yonne et de faciliter le flottage du bois. Ses dimensions (20m de hauteur, 267m de long) le rendent évidemment infranchissable à toutes espèces, fussent-elles d’excellents sauteurs comme le saumon (3 m considéré comme saut maximum, Bensetti 2002). Comme dans le cas des forges de Gueugnon sur l’Arroux, on sait donc avec une certaine précision le moment et la cause de la disparition du saumon en tête du bassin de la Cure. Mais le migrateur persistait encore à l’aval de ce barrage.
Pressions des ouvrages hydrauliques, mais aussi de la pêche et du braconnage
Paul Moreau observe ainsi à la fin du XIXe siècle : "Au lieu d’introduire des espèces étrangères dans nos cours d’eau, il faut conserver celles qui s’y trouvent naturellement, surtout celles qui sont aussi estimées que le Saumon commun, en empêcher la destruction abominable comme celle qui se pratique dans l’Yonne, dans la Cure. Au mépris de la loi, on prend en masse les Saumons arrêtés par les barrages établis sur le cours de l’Yonne". Manière de rappeler que si les accumulations d’obstacles nuisent aux peuplements de tête de bassin par les saumons, la pêche figure aussi, avec la pollution, parmi les pressions historiques subies par l’animal.
En 1866, E. Blanchard observait déjà à propos des pressions subies par le grand migrateur : "la présence du Saumon dans nos cours d’eau, plus que l’abondance de la plupart des autres poissons, devient une source d’industrie, de commerce, de bien-être pour les populations ; source malheureusement fort amoindrie, même depuis une époque assez récente. Le saumon présente donc un haut intérêt sous le rapport économique" (Blanchard 1866). Il avait été précédé dans ces observations par le naturaliste Etienne de Lacépède, continuateur de l’oeuvre de naturaliste bourguignon Buffon, qui expose dans son Histoire naturelle des poissons à propos des saumons : "Mais s’ils sont à craindre pour un grand nombre de petits animaux, ils ont à redouter des ennemis bien puissans et bien nombreux. Ils sont poursuivis par les grands habitans des mers et de leurs rivages, par les squales, par les phoques, par les marsouins. Les gros oiseaux d’eau les attaquent aussi ; et les pêcheurs leur font surtout une guerre cruelle. Et comment ne seroient-ils pas, en effet, très-recherchés par les pêcheurs ? ils sont en très-grand nombre ; leurs dimensions sont très-grandes ; et leur chair, surtout celle des mâles, est, à la vérité, un peu difficile à digérer, mais grasse, nourrissante, et très-agréable au goût. Elle plaît d’ailleurs à l’œil par sa belle couleur rougeâtre. Aussi a-t-on eu recours, dans la recherche de ces poissons, à presque toutes les manières de pêcher. On les prend avec des filets, des parcs, des caisses, de fausses cascades, des nasses, des hameçons, des tridents, des feux, etc." (Lacépède 1798)
Ouvrages hydrauliques : un impact certain, mais la dimension compte
Louis Roule a publié une carte de la répartition des saumons au début du XXe siècle (voir image, zone de la Cure en encadré rouge). Il écrit dans son travail classique sur le saumon en Seine : "Jadis et jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, les saumons remontaient régulièrement le fleuve [Seine] et traversaient Paris pour aller plus amont. Leur principale région de ponte était placée dans le massif du Morvan ; elle appartenait au bassin de la Cure, affluent de l’Yonne. Actuellement, aucune montée régulière n’a lieu et les frayères sont souvent désertées, comme pour la Meuse. Il faut accuser de ce fait l’établissement de barrages entre l’estuaire et la région de ponte, ainsi que la pollution des eaux produite par l’agglomération parisienne" (Roule 1920).
L’auteur précise encore à propos de l’impact des obstacles au franchissement : "Les anciens barrages n’étaient pas très nuisibles. Peu élevés, construits en plan inclinés, ils pouvaient s’opposer à la montée pendant les périodes de basses eaux, mais non en crues ni en eaux moyennes ; ils se couvraient alors d'une lame d’eau suffisante pour le passage, et le courant sur leur plan incliné n’était pas assez violent pour arrêter l’élan des saumons. Tel n’est pas le cas des barrages actuels, plus élevés et verticaux (…) La montée reproductrice se trouve arrêtée complètement, sauf parfois dans le cas des crues exceptionnelles et dans les barrages de hauteur moyenne qui peuvent être noyés sous la lame d’eau".
Une séquence de disparition dont le détail est encore inconnu
Plus récemment, dans le cadre de la mise en place de la base CHIPS (Catalogue HIstorique des Poissons de la Seine), Sarah Beslagic, Marie-Chritine Marinval et Jérôme Belliard ont rassemblé les informations collectées dans les documents anciens sur les cours d’eau et leurs peuplements ichtyologiques dans le bassin de la Seine – dont les auteurs cités dans le présent article. Comme ils l’observent : "l’évolution de la distribution spatiale et les changements à long terme des peuplements de poissons en cours d’eau sont l’objet de divers travaux en écologie. Ces travaux se concentrent généralement sur des périodes de temps relativement courtes, excédant rarement les dernières années. Cet intervalle de temps apparaît trop court lorsque l’on cherche à comprendre comment les sociétés humaines impactent leur environnement". L'histoire de l'environnement est donc une discipline indispensable pour comprendre l'évolution des peuplements de rivière.
La carte que produisent ces chercheurs pour le saumon en bassin de Seine rejoint comme on peut le constater celle de Roule 1920.
A notre connaissance, on ne dispose pas à ce jour d’une description détaillée de la raréfaction du saumon sur l’ensemble du bassin en fonction des constructions d’ouvrages hydrauliques et des autres pressions humaines. La Seine a été équipée au cours des deux derniers siècles de nombreux barrages d’écluse pour favoriser sa navigation. La construction du barrage de Poses-Ambreville, située à l’aval (160 km de l’embouchure) et d’une hauteur dépassant les 5 m, est souvent citée comme un coup d’arrêt assez net aux migration du saumon en bassin séquanien. La construction a été réalisée entre 1878 à 1881, l’inauguration date de 1887. Seule une analyse détaillée des comptes-rendus de pêches dans des archives halieutiques et piscicoles permettrait de mesurer et localiser les derniers signaux de saumons en tête de bassin.
Une espèce vulnérable, dont le retour serait souhaitable
Le saumon atlantique est considéré comme une espèce vulnérable (UICN), protégé au titre de la Directive Habitas-Faune-Flore (annexe II et V), de la Convention de Berne (annexe II) et du classement des espèces protégées en France. Il fait l’objet de divers programmes de suivi et repeuplement sur les grands bassins français. On l’a récemment observé aux abords de Paris, mais dans des prises individuelles par des pêcheurs, sans phénomène migratoire massif.
Espèce vulnérable, le saumon est aussi une espèce symbolique. Sa présence fascinante est assurément un atout pour les rivières d’un territoire, et la restauration de ses routes migratoires a donc du sens. Il convient de le souligner, car autant les restaurations systématiques d’habitats pour des espèces peu ou pas menacées choisissent souvent des options bien trop radicales à nos yeux (destructions d’ouvrages, équipements au coût disproportionné), autant la protection des grands migrateurs menacés a du sens pour la conservation de ces espèces.
A ce sujet, l’histoire du saumon dans les têtes de bassin du Morvan montre le discernement dont doivent faire preuve les gestionnaires de rivières et promoteurs de biodiversité. Comme l’attestent les deux cartes publiées ci-dessus, le saumon était encore présent au XIXe siècle en Bourgogne, alors que la quasi-totalité des moulins et étangs de la région étaient déjà en place sur le territoire. La petite hydraulique n’a définitivement pas le même impact que la grande, tant du fait de la hauteur modeste de ses seuils, chaussées ou digues que de leur profil en pente souvent plus franchissable que des parements verticaux, ainsi que Louis Roule l’observait déjà avec justesse. Ce qui est vrai pour le saumon l’est pour d'autres espèces dont on ne constate pas l’extinction ni la raréfaction malgré la présence multiséculaire de petits obstacles à l'écoulement (OCE 2013).
Le XXIe siècle verra-t-il le retour du saumon sur les rivières du Morvan, et en particulier sur son bassin historique de frai dans la Cure ? On ne peut que le souhaiter.
Références citées
Bachelier R (1963), L’histoire du saumon en Loire, 1, Bull. Fr. Piscic. 211, 49-70
Bachelier R (1964), L’histoire du saumon en Loire, 2, Bull. Fr. Piscic. 213, 121-135
Baran P (2008), Les poissons migrateurs amphihalins en Bourgogne, histoire, répartition actuelle, programmes de restauration, Rev. sci. Bourgogne-Nature, 8-2008, 39-48
Bensettiti F, V Gaudillat ed. (2002), Cahiers d’habitats » Natura 2000. Connaissance et gestion des habitats et des espèces d’intérêt communautaire, Tome 7 - Espèces animales, La Documentation française, 189-192
Beslagic S et al (2013), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium 37, 1-2, 75-93
Blanchard E (1866), Les poissons des eaux douces de France : anatomie, physiologie, description des espèces, moeurs, instincts, industrie, commerce, ressources alimentaires, pisciculture, législation concernant la pêche, Baillière, 656 p.
Lacépède E (1798), Histoire naturelle des poissons, vol 5, Plassan.
Moreau E. ( 1898), Les poissons du département de l'Yonne, Bull Soc. Sci. Hist. Nat. Yonne, 52, 2, 3-82.
OCE (2013), Pourquoi les poissons n’ont-ils pas tous disparu de nos rivières ?, 11 p.
Roule L. (1920), Etude sur le saumon des eaux douces de la France considéré au point de vue de son état naturel et du repeuplement de nos rivières, Imprimerie nationale, 178 p.
Illustrations : de haut en bas, saumon atlantique (source Wikimedia Commons) ; pêcheurs de saumon (Source Gallica) ; cartes extraites de Roule 1920 et Beslagic 2013.
Une espèce encore présente dans le bassin de l’Yonne au XIXe siècle
Emile Moreau (1898), auteur d’une riche monographie sur les poissons sur bassin de l’Yonne, signale que le saumon "abandonne la Seine à Montereau, passe dans l’Yonne qu’il remonte jusqu’à Cravant pour s’engager dans la Cure, qu’il suit jusqu’à Montsauche, ou plutôt jusqu’à la digue de l’étang des Settons, qu’il ne peut franchir". Et il précise : "autrefois, avant l’installation de cette réserve, il se portait plus haut dans la Cure". Aucun saumon n’est signalé dans l’Armançon (sauf quelques animaux "égarés" vers Brienon, jamais plus haut) ni dans le Serein.
Le barrage de Settons fut construit entre 1854 et 1858, avec pour fonction de réguler le niveau de l’eau sur le bassin de l’Yonne et de faciliter le flottage du bois. Ses dimensions (20m de hauteur, 267m de long) le rendent évidemment infranchissable à toutes espèces, fussent-elles d’excellents sauteurs comme le saumon (3 m considéré comme saut maximum, Bensetti 2002). Comme dans le cas des forges de Gueugnon sur l’Arroux, on sait donc avec une certaine précision le moment et la cause de la disparition du saumon en tête du bassin de la Cure. Mais le migrateur persistait encore à l’aval de ce barrage.
Pressions des ouvrages hydrauliques, mais aussi de la pêche et du braconnage
Paul Moreau observe ainsi à la fin du XIXe siècle : "Au lieu d’introduire des espèces étrangères dans nos cours d’eau, il faut conserver celles qui s’y trouvent naturellement, surtout celles qui sont aussi estimées que le Saumon commun, en empêcher la destruction abominable comme celle qui se pratique dans l’Yonne, dans la Cure. Au mépris de la loi, on prend en masse les Saumons arrêtés par les barrages établis sur le cours de l’Yonne". Manière de rappeler que si les accumulations d’obstacles nuisent aux peuplements de tête de bassin par les saumons, la pêche figure aussi, avec la pollution, parmi les pressions historiques subies par l’animal.
En 1866, E. Blanchard observait déjà à propos des pressions subies par le grand migrateur : "la présence du Saumon dans nos cours d’eau, plus que l’abondance de la plupart des autres poissons, devient une source d’industrie, de commerce, de bien-être pour les populations ; source malheureusement fort amoindrie, même depuis une époque assez récente. Le saumon présente donc un haut intérêt sous le rapport économique" (Blanchard 1866). Il avait été précédé dans ces observations par le naturaliste Etienne de Lacépède, continuateur de l’oeuvre de naturaliste bourguignon Buffon, qui expose dans son Histoire naturelle des poissons à propos des saumons : "Mais s’ils sont à craindre pour un grand nombre de petits animaux, ils ont à redouter des ennemis bien puissans et bien nombreux. Ils sont poursuivis par les grands habitans des mers et de leurs rivages, par les squales, par les phoques, par les marsouins. Les gros oiseaux d’eau les attaquent aussi ; et les pêcheurs leur font surtout une guerre cruelle. Et comment ne seroient-ils pas, en effet, très-recherchés par les pêcheurs ? ils sont en très-grand nombre ; leurs dimensions sont très-grandes ; et leur chair, surtout celle des mâles, est, à la vérité, un peu difficile à digérer, mais grasse, nourrissante, et très-agréable au goût. Elle plaît d’ailleurs à l’œil par sa belle couleur rougeâtre. Aussi a-t-on eu recours, dans la recherche de ces poissons, à presque toutes les manières de pêcher. On les prend avec des filets, des parcs, des caisses, de fausses cascades, des nasses, des hameçons, des tridents, des feux, etc." (Lacépède 1798)
Ouvrages hydrauliques : un impact certain, mais la dimension compte
Louis Roule a publié une carte de la répartition des saumons au début du XXe siècle (voir image, zone de la Cure en encadré rouge). Il écrit dans son travail classique sur le saumon en Seine : "Jadis et jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, les saumons remontaient régulièrement le fleuve [Seine] et traversaient Paris pour aller plus amont. Leur principale région de ponte était placée dans le massif du Morvan ; elle appartenait au bassin de la Cure, affluent de l’Yonne. Actuellement, aucune montée régulière n’a lieu et les frayères sont souvent désertées, comme pour la Meuse. Il faut accuser de ce fait l’établissement de barrages entre l’estuaire et la région de ponte, ainsi que la pollution des eaux produite par l’agglomération parisienne" (Roule 1920).
L’auteur précise encore à propos de l’impact des obstacles au franchissement : "Les anciens barrages n’étaient pas très nuisibles. Peu élevés, construits en plan inclinés, ils pouvaient s’opposer à la montée pendant les périodes de basses eaux, mais non en crues ni en eaux moyennes ; ils se couvraient alors d'une lame d’eau suffisante pour le passage, et le courant sur leur plan incliné n’était pas assez violent pour arrêter l’élan des saumons. Tel n’est pas le cas des barrages actuels, plus élevés et verticaux (…) La montée reproductrice se trouve arrêtée complètement, sauf parfois dans le cas des crues exceptionnelles et dans les barrages de hauteur moyenne qui peuvent être noyés sous la lame d’eau".
Une séquence de disparition dont le détail est encore inconnu
Plus récemment, dans le cadre de la mise en place de la base CHIPS (Catalogue HIstorique des Poissons de la Seine), Sarah Beslagic, Marie-Chritine Marinval et Jérôme Belliard ont rassemblé les informations collectées dans les documents anciens sur les cours d’eau et leurs peuplements ichtyologiques dans le bassin de la Seine – dont les auteurs cités dans le présent article. Comme ils l’observent : "l’évolution de la distribution spatiale et les changements à long terme des peuplements de poissons en cours d’eau sont l’objet de divers travaux en écologie. Ces travaux se concentrent généralement sur des périodes de temps relativement courtes, excédant rarement les dernières années. Cet intervalle de temps apparaît trop court lorsque l’on cherche à comprendre comment les sociétés humaines impactent leur environnement". L'histoire de l'environnement est donc une discipline indispensable pour comprendre l'évolution des peuplements de rivière.
La carte que produisent ces chercheurs pour le saumon en bassin de Seine rejoint comme on peut le constater celle de Roule 1920.
A notre connaissance, on ne dispose pas à ce jour d’une description détaillée de la raréfaction du saumon sur l’ensemble du bassin en fonction des constructions d’ouvrages hydrauliques et des autres pressions humaines. La Seine a été équipée au cours des deux derniers siècles de nombreux barrages d’écluse pour favoriser sa navigation. La construction du barrage de Poses-Ambreville, située à l’aval (160 km de l’embouchure) et d’une hauteur dépassant les 5 m, est souvent citée comme un coup d’arrêt assez net aux migration du saumon en bassin séquanien. La construction a été réalisée entre 1878 à 1881, l’inauguration date de 1887. Seule une analyse détaillée des comptes-rendus de pêches dans des archives halieutiques et piscicoles permettrait de mesurer et localiser les derniers signaux de saumons en tête de bassin.
Une espèce vulnérable, dont le retour serait souhaitable
Le saumon atlantique est considéré comme une espèce vulnérable (UICN), protégé au titre de la Directive Habitas-Faune-Flore (annexe II et V), de la Convention de Berne (annexe II) et du classement des espèces protégées en France. Il fait l’objet de divers programmes de suivi et repeuplement sur les grands bassins français. On l’a récemment observé aux abords de Paris, mais dans des prises individuelles par des pêcheurs, sans phénomène migratoire massif.
Espèce vulnérable, le saumon est aussi une espèce symbolique. Sa présence fascinante est assurément un atout pour les rivières d’un territoire, et la restauration de ses routes migratoires a donc du sens. Il convient de le souligner, car autant les restaurations systématiques d’habitats pour des espèces peu ou pas menacées choisissent souvent des options bien trop radicales à nos yeux (destructions d’ouvrages, équipements au coût disproportionné), autant la protection des grands migrateurs menacés a du sens pour la conservation de ces espèces.
A ce sujet, l’histoire du saumon dans les têtes de bassin du Morvan montre le discernement dont doivent faire preuve les gestionnaires de rivières et promoteurs de biodiversité. Comme l’attestent les deux cartes publiées ci-dessus, le saumon était encore présent au XIXe siècle en Bourgogne, alors que la quasi-totalité des moulins et étangs de la région étaient déjà en place sur le territoire. La petite hydraulique n’a définitivement pas le même impact que la grande, tant du fait de la hauteur modeste de ses seuils, chaussées ou digues que de leur profil en pente souvent plus franchissable que des parements verticaux, ainsi que Louis Roule l’observait déjà avec justesse. Ce qui est vrai pour le saumon l’est pour d'autres espèces dont on ne constate pas l’extinction ni la raréfaction malgré la présence multiséculaire de petits obstacles à l'écoulement (OCE 2013).
Le XXIe siècle verra-t-il le retour du saumon sur les rivières du Morvan, et en particulier sur son bassin historique de frai dans la Cure ? On ne peut que le souhaiter.
Références citées
Bachelier R (1963), L’histoire du saumon en Loire, 1, Bull. Fr. Piscic. 211, 49-70
Bachelier R (1964), L’histoire du saumon en Loire, 2, Bull. Fr. Piscic. 213, 121-135
Baran P (2008), Les poissons migrateurs amphihalins en Bourgogne, histoire, répartition actuelle, programmes de restauration, Rev. sci. Bourgogne-Nature, 8-2008, 39-48
Bensettiti F, V Gaudillat ed. (2002), Cahiers d’habitats » Natura 2000. Connaissance et gestion des habitats et des espèces d’intérêt communautaire, Tome 7 - Espèces animales, La Documentation française, 189-192
Beslagic S et al (2013), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium 37, 1-2, 75-93
Blanchard E (1866), Les poissons des eaux douces de France : anatomie, physiologie, description des espèces, moeurs, instincts, industrie, commerce, ressources alimentaires, pisciculture, législation concernant la pêche, Baillière, 656 p.
Lacépède E (1798), Histoire naturelle des poissons, vol 5, Plassan.
Moreau E. ( 1898), Les poissons du département de l'Yonne, Bull Soc. Sci. Hist. Nat. Yonne, 52, 2, 3-82.
OCE (2013), Pourquoi les poissons n’ont-ils pas tous disparu de nos rivières ?, 11 p.
Roule L. (1920), Etude sur le saumon des eaux douces de la France considéré au point de vue de son état naturel et du repeuplement de nos rivières, Imprimerie nationale, 178 p.
Illustrations : de haut en bas, saumon atlantique (source Wikimedia Commons) ; pêcheurs de saumon (Source Gallica) ; cartes extraites de Roule 1920 et Beslagic 2013.
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