Faut-il une rivière étagée par les seuils et barrages à 10%, 20%, 40%... de sa pente? Est-ce un problème si l'étagement est à 38%, 56%, 74% ? Ce genre de question incongrue risque de devenir de plus en plus courant. En effet, certains gestionnaires de bassin entendent faire des taux d'étagement et de fractionnement des rivières des outils décisionnels inscrits dans les SDAGE et préconisés pour les SAGE, notamment en Loire-Bretagne et en Seine-Normandie. Cette tentative est caractéristique des dérives de la politique de l'eau dans le domaine de la continuité écologique : on se précipite sur une science encore balbutiante pour imposer des objectifs qui deviennent vite des dogmes, en brandissant des chiffres fétiches et des outils gadgets, sur fond d'endormissement général de l'esprit critique.
Quelques indicateurs pour décrire les obstacles à l'écoulement
Il existe plusieurs indicateurs permettant de décrire l'impact cumulé des ouvrages hydrauliques sur la morphologie d'une rivière ou sa franchissabilité. Rappelons d'abord les principaux.
Taux d'étagement : rapport de la somme des hauteurs des seuils sur la hauteur totale du dénivelé naturel (en %). Il est actuellement préconisé en rivière à faible pente.
Taux de fractionnement : rapport de la somme des hauteurs des seuils sur le linéaire total (en m/km). Il est plutôt préconisé pour les têtes de bassin.
Taux de linéaire contrôlé : rapport de la somme des longueurs de remous hydraulique sur le linéaire total (en %).
Densité d'ouvrage : rapport du nombre d'ouvrages sur le linéaire total (en ouvrage/km).
S'y ajoutent les
taux de fragmentation des migrateurs, plus complexes, calculant les franchissabilités des obstacles de l'embouchure vers l'amont (espèces amphihalines) ou la dimension relative des espaces de circulation (libre-accès aux habitats) cloisonnés par des ouvrages au sein d'un tronçon.
Taux d'étagement et de fractionnement : pas de base fiable sur leur valeur explicative
Certains SDAGE en cours de formalisation (Seine-Normandie, Loire-Bretagne) préconisent d'utiliser les taux de fractionnement ou d'étagement comme des outils d'objectif et de décision pour les gestionnaires. Cette orientation n'est pas acceptable, et
nous appelons d'ores et déjà les associations / syndicats concernés à opposer un refus de principe à l'adoption de ces taux comme indicateurs d'objectif, aussi bien dans les SDAGE que dans les SAGE ou autres contrats de gestion de rivière.
A notre connaissance, le seul travail ayant tenté de quantifier l'effet du taux d'étagement sur la qualité écologique de la rivière est un mémoire de master (
Chaplais 2010), ayant suivi la proposition d'usage de cet indice (Steinbach 2009, voir
Huger et Schwabb 2011). Ce travail est intéressant en soi, mais il montre d'évidentes limitations : faible échantillonnage (2 bassins et 2 hydro-écorégions), faible pouvoir explicatif (analyse bivariée ne prenant pas en compte toutes les variables d'impact sur la qualité de l'eau, formant autant de facteurs confondants quand on cherche une causalité), 70 à 80% de la variance piscicole non expliquée par l'analyse, limitation à l'IPR et à certaines de ses sous-composantes, etc. (
voir ici notamment).
Absence de lien déterministe entre l'état écologique et les seuils
Des travaux récents parus dans la littérature scientifique "revue par les pairs" et ayant utilisé la densité d'ouvrages ont montré que seule une faible variance de l'IPR s'explique par cet indicateur (
Van Looy et al 2014 ;
Villeneuve et al 2015), la biodiversité totale des rivières n'étant généralement pas impactée (Shannon, richesse spécifique). A tout le moins, on attend du gestionnaire de rivière qu'il choisisse des indicateurs ayant fait déjà l'objet d'une analyse scientifique assez avancée, en particulier quand ils sont appelés à avoir des impacts considérables sur la vie des riverains.
Les taux d'étagement et de fractionnement, comme les autres indicateurs de morphologie cités en début de cet article, doivent faire l'objet d'analyse scientifique approfondie. Ils peuvent être des outils intéressants, mais il faut préalablement travailler sur leur capacité descriptive et prédictive. Le mémoire de S. Chaplais précité indiquait l'imminence d'une étude à grande échelle dirigée par D. Salgues : à notre connaissance, ses résultats ne sont pas publiés. Commençons donc par là.
Même sur la seule base des travaux connus sur le taux d'étagement, il est avéré qu'il existe des rivières en bon état écologique avec des étagements compris entre 80 et 100%, des rivières en mauvais état écologique avec des étagements compris 0 et 20%. L'idée de fixer un objectif a priori au niveau d'un bassin versant ou d'une rivière n'a donc aucun sens : il faut d'abord définir l'état écologique, chimique et morphologique de chaque masse d'eau, ensuite analyser les causes de dégradation dans l'hypothèse d'un état moyen à mauvais, enfin seulement agir sur les causes identifiées.
Les mesures DCE (inexistantes ou incomplètes sur nombre de masses d'eau) plus importantes que les "gadgets" des effaceurs
Le taux d'étagement et le taux de fractionnement peuvent être utilisés comme des indicateurs descriptifs de la rivière parmi d'autres, en aucun cas ils ne sauraient être porteurs par eux-mêmes d'un objectif de score induisant des obligations d'aménagement (ou même des choix de priorisation sans analyse complète des pressions du bassin versant).
Il serait urgent que les gestionnaires de l'eau passent moins de temps à formaliser des "gadgets" visant in fine à justifier leur doctrine a priori de suppression des seuils, et davantage d'efforts à satisfaire nos obligations européennes de connaissance des milieux, à savoir la mesure systématique et continue dans le temps de
l'intégralité des indicateurs de qualité biologique, physico-chimique, morphologique et chimique des masses d'eau. Ce qui est très loin d'être acquis, en particulier sur des bassins comme
Loire-Bretagne et
Seine-Normandie ayant la prétention d'aménager de manière autoritaire les seuils sans même prendre la précaution élémentaire de mesurer et modéliser l'état de leurs rivières.
Note juridique : au plan du droit, il paraît douteux que ces taux d'étagement ou de fractionnement soient en mesure de fonder des mesures de police administrative. On ne peut contraindre à des aménagements qu'en référence à des lois ou des règlements, pas en sortant du chapeau un critère défini dans un bureau. Si une association est confrontée à une tentative pour imposer ces taux comme outil de gestion impliquant des obligations sur un bassin versant, il conviendra de saisir le Préfet (le cas échéant le tribunal administratif) afin de clarifier leur statut.