27/10/2015

Sur le goujon asiatique (Pseudorasbora parva)

Des chercheurs de l'IRD, (avec l'Université Mugla Sitki Koçman en Turquie et l'Université Bournemouth au Royaume-Uni) viennent de publier une étude sur le goujon asiatique, Pseudorasbora parva, montrant que le pathogène dont ce poisson est porteur sain peut provoquer de fortes mortalités chez les poissons natifs d'un bassin versant, voire sur les espèces d'élevage en eaux saumâtres. Le pseudorasbora a colonisé des rivières françaises dès les années 1970. Mais la problématique des espèces invasives et indésirables, liée dans plus d'un tiers des cas au loisir de pêche, est fort peu étudiée dans notre pays. Le gestionnaire de l'eau gagnerait à corriger ce retard… d'autant que la politique (précipitée) de défragmentation des rivières par suppression massive des seuils et barrages est de nature à modifier à court terme la dynamique des populations piscicoles, y compris les espèces invasives. 



Le Pseudorasbora parva est un cyprinidé originaire d'Asie, qui mesure 5-9 cm pour 10 g. L'espèce a été introduite accidentellement en Roumanie dans les années 1960, à partir de deux souches chinoises. A partir de là, le pseudorasbora s'est rapidement diffusé dans l'ensemble de l'Europe occidentale et centrale ainsi que sur la zone anatolienne. Pas moins de 32 pays ont été colonisés en l'espace de 50 ans (Gozlan et al 2010). L'analyse génétique montre que cette diffusion est associée à des actions humaines, mais qu'elle suit aussi désormais sa dynamique propre (Simon et al 2015). En 2005, il a été montré que le goujon asiatique est porteur sain d'un agent infectieux de type parasitaire, Sphaerothecum destruens, capable de se transmettre à des espèces natives comme l'able de Heckel (Leucaspius delineatus) (Gozlan et al 2005). Le parasite et le poisson ont co-évolué pendant des millénaires.

Dans nouveau travail de l'IRD, les chercheurs ont suivi pendant quatre ans (2009-2013) les populations sauvages de poissons d’eau douce dans un bassin versant au sud-est de la Turquie. Trois ans après l’introduction du pseudorasbora et de son parasite, toutes les espèces du bassin étaient infectées à des degrés divers. Entre 2009 et 2013, le nombre d’individus des populations infectées a chuté jusqu'à 80 voire 90 %. Dans la zone méditerranéenne concernée, 56% des espèces piscicoles sont considérées comme menacées, et 18% en danger critique d'extinction.

Dénué de valeur commerciale, le pseudorasbora sert principalement de poisson-fourrage pour des piscicultures, notamment celle du sandre. Son caractère invasif est associé à des avantages adaptatifs lui permettant de coloniser rapidement des milieux divers : plasticité phénotypique, temps de génération court et forte fécondité (maturité sexuelle dès la première année, 600 à 4000 ovocytes en fécondité absolue), capacité à vivre en eau douce ou saumâtre, en milieu lentique ou à courant plus vif, sur une grand plage thermique. On a pu lui attribuer déjà le déclin de certaines populations natives, comme les ides sur des bassins du Royaume-Uni. Outre-Manche, le gestionnaire de l'eau prend la menace au sérieux et a testé des politiques d'éradication.

Quelques observations
En France, le pseudorasbora n'est pas inconnu puisqu'une première synthèse sur son introduction était publiée en 1988 (Allardi et Chancerel 1988). La première mention du poisson date de 1978-1979 dans la Sarthe, après quoi il a été signalé dans les années 1980 sur plusieurs bassins, Seine, Rhône et Rhin. L'existence du parasite était à l'époque inconnue, mais les chercheurs prenaient soin de souligner en 1988 le "risque d'introduction d'agents pathogènes". Il faut dire que les importations d'agents infectieux sont loin d'être rares : nématode parasite de la vessie natatoire des anguilles (Anguillicola crassa) lié à l'importation européenne d'individus japonais ; yersiniose associée à l'introduction du tête de boule d'origine américaine ; trématode parasite Bucephalus polymorphus diffusé par l'introduction du sandre, etc. La première cause historique d'introduction d'une espèce étrangère sur un bassin est le loisir-pêche (36% des cas recensés, voir Keith et Allardi 1997)

Compte-tenu de la politique actuelle de l'eau, on s'interroge bien sûr sur les effets indirects de la restauration de continuité écologique longitudinale quand un bassin est infesté par des espèces jugées invasives ou indésirables. A long terme, les obstacles à l'écoulement n'empêchent pas la colonisation des rivières, sauf éventuellement pour certaines espèces migratrices très spécialisées. Mais à court terme, la suppression des obstacles peut favoriser des espèces invasives autant que natives, et l'analyse coût-avantage doit le prendre en considération (voir par exemple Marks et al 2010).

Une équipe chinoise a étudié l'influence des barrages sur les espèce indigènes et invasives (dont le pseudorasbora) sur la rivière Qingyi, partant de l'hypothèse que les habitats banalisés des retenues peuvent représenter des "bassins de colonisation" pour les invasifs. Leurs résultats ne sont pas évidents à interpréter ; néanmoins, on observe sur le premier axe de variance de l'analyse de correspondance une association négative entre les espèces invasives et le nombre de barrages amont (-0.481) ou aval (-0.282), voir figure ci-dessous (Chu et al 2015).


L'invasion par le pseudorasbora n'est pas sans poser de nombreuses questions:
  • pourquoi le gestionnaire de l'eau est-il si lent à réagir, en particulier pourquoi la problématique des espèces invasives / indésirables est-elle si peu prise en compte dans les outils de gestion (SDAGE, SAGE, etc.) ?
  • quel rôle occupe au juste les espèces dites invasives dans l'évolution du peuplement piscicole des rivières françaises (et subsidiairement, que signifie au juste défendre une "intégrité biotique" et un "état de référence" de la rivière quand son peuplement évolue rapidement sous l'effet des introductions ou d'autres facteurs) ?
  • pour le cas particulier de la politique d'effacement des ouvrages hydrauliques, le risque d'accélération de l'invasion de certains bassins a-t-il été pris en compte (pour le pseudorasbora, mais aussi pour les autres espèces porteuses de pathogènes)? 
  • pourquoi certaines activités ne font-elles pas l'objet d'une analyse scientifique de leurs impacts sur les rivières quand d'autres sont abondamment étudiées?
Les responsables des politiques publiques de l'eau gagneraient à répondre avec franchise à ces questions s'ils souhaitent restaurer la légitimité et l'impartialité contestées de leur action, et améliorer ses résultats globalement médiocres.

Référence principale
Ercan D et al (2015), Evidence of threat to European economy and biodiversity following the introduction of an alien pathogen on the fungal-animal boundary, Emerging Microbes & Infections - Nature, 4, e52; doi:10.1038/emi.2015.52

Illustrations : Wikimedia Commons ; extrait de Chu 2015 DR.

A lire également sur Hydrauxois :
Evolution des populations de poissons depuis 20 ans : l'étude de chercheurs de l'Onema (Poulet et al 2011) avait montré que le goujon asiatique est l'espèce ayant connu la plus forte progression en France sur la période 1990-2009.

26/10/2015

Lettre ouverte à M. Joël Pélicot sur le SDAGE Loire-Bretagne 2016-2021

Après notre lettre ouverte à M. François Sauvadet (Seine-Normandie), ce sont 25 associations qui adressent un message similaire à M. Joël Pélicot, Président du Comité de bassin Loire-Bretagne. Cette forte mobilisation souligne le caractère inacceptable de la politique menée par l'Agence de l'eau sur ce bassin : absence d'analyse de l'état chimique des rivières (plus de 15 ans après que la DCE a exigé ces mesures), harcèlement et effacement des ouvrages hydrauliques, refus de subvention aux aménagements non destructifs, tentative d'imposition de principes de gestion non scientifiques comme le taux d'étagement, dépréciation manifestement volontaire du potentiel hydro-électrique du bassin, indifférence aux risques pour les milieux, biens et personnes induits par les changements d'écoulement... Si le SDAGE Loire-Bretagne est voté en l'état, la question des ouvrages hydrauliques sera ingérable pendant 6 ans. Et des requêtes en annulation sont à prévoir. 

Monsieur le Président,

Comme vous le savez, la mise en œuvre de la continuité écologique soulève de nombreuses difficultés et inquiétudes : assèchement brutal des biefs et canaux, changement peu prévisible des écoulements, affaiblissement de berges et des bâtis, perte esthétique et paysagère dans les villages et les vallées, disparition du patrimoine historique et du potentiel énergétique, choix d'aménagement décidés alors que les rivières ne sont pas scientifiquement étudiées sur l'ensemble de leur bassin versant, dépense publique conséquente malgré le manque de résultats probants sur nos engagements européens de qualité chimique et écologique des masses d'eau.

Ce n'est pas une fatalité : c'est le résultat de choix tout à fait excessifs visant à imposer contre la volonté des propriétaires, des riverains et souvent des élus locaux, ainsi que contre l'esprit des lois françaises, la seule solution de la destruction du patrimoine hydraulique. Malheureusement, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne dont vous présidez le Comité de bassin s'inscrit dans cette perspective excessive, autoritaire, brutale.

Pour comprendre l'ampleur et la nature du problème, un petit retour en arrière est nécessaire. Dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006), la représentation nationale a souhaité que les ouvrages en rivière classée au titre de la continuité soient "entretenus, équipés, gérés" selon les prescriptions concertées de l'autorité administrative. De la même manière, la loi dite de Grenelle 1 créant la trame bleue (2009) a souhaité une "mise à l'étude" de l"aménagement des ouvrages les plus problématiques" pour les poissons migrateurs.

En aucun cas nos députés et sénateurs n'ont inscrit les mots "effacement", "arasement", "dérasement" ou "destruction" dans le texte de la loi ni dans l'horizon commun de gestion équilibrée des rivières. Au cours du vote de la loi de Grenelle 1, une commission mixte paritaire a même volontairement écarté une rédaction qui préconisait cet effacement.

C'est donc un choix démocratique clair et lucide : la suppression totale ou partielle des ouvrages n'est pas le souhait des représentants des citoyens français.

Plus récemment, vous n'êtes pas sans ignorer que Madame la Ministre de l'Ecologie Ségolène Royal, saisie des dérives de la mise en œuvre administrative des lois de continuité, a déclaré aux sénateurs qui l'interpellaient à ce sujet que "les règles du jeu doivent être revues, pour encourager la petite hydroélectricité et la remise en état des moulins". Mme la Ministre de la Culture Fleur Pellerin a affirmé pour sa part aux députés lors de la discussion parlementaire sur la loi du patrimoine : "Je partage moi aussi votre souci de ne pas permettre la dégradation, voire la destruction, des moulins, qui représentent un intérêt patrimonial, par une application trop rigide des textes destinés à favoriser les continuités écologiques."

Le problème, Monsieur le Président, est que l'Agence de l'eau Loire-Bretagne ne respecte nullement ces choix posés par le législateur et ré-affirmés par le gouvernement.

Quand on consulte les services de l'Agence de l'eau pour aménager un moulin à fin de continuité, il est répondu que seul l'effacement est financé à 80 %. Les passes à poissons (très coûteuses et inaccessibles aux maîtres d'ouvrage) ne font l'objet d'aucune subvention s'il n'existe pas d'usage économique avéré (90 % des cas), et d'une subvention bien trop faible dans les rares autres cas. Même avec un soutien à 50 %, le propriétaire devrait encore débourser des dizaines à des centaines de milliers d'euros restant dus pour payer les aménagements de continuité, ce qui est une dépense privée exorbitante pour des travaux relevant de l'intérêt général, créant une servitude permanente d'entretien et n'apportant strictement aucun profit aux particuliers ni aux communes à qui il est fait injonction de les réaliser.

On peut poser des normes très strictes pour des biens communs tels la qualité des milieux, mais la moindre des choses est d'en provisionner un financement public conséquent, pas d'en faire reposer la charge disproportionnée sur les seules épaules de quelques milliers de propriétaires insolvables à hauteur de ce qu'on exige d'eux.

Ces choix déplorables, à l'origine d'une tension croissante au bord des rivières, ne sont pas modifiés mais au contraire aggravés dans le projet de SDAGE 2016-2021 que vous vous apprêtez à adopter. Ce projet comporte en effet de nouvelles dérives dans le domaine de la continuité écologique, et des dérives inacceptables compte tenu des nombreux retours d'expérience accumulés depuis le classement de 2012, des progrès des connaissances et du rappel législatif évoqué plus haut.

Ainsi, le SDAGE intègre la notion de "taux d'étagement" de la rivière et le préconise comme objectif des SAGE pour les cours d'eau. Or, ce concept inventé dans un bureau ne figure à notre connaissance dans aucune loi ni aucune règlementation française. Il n'a aucune base scientifique solide (un simple mémoire de master d'étudiant lui a été consacré) et l'intérêt du taux d'étagement est totalement contredit par les résultats récents de la recherche française, européenne et internationale, montrant le faible lien entre les seuils et la qualité piscicole des rivières (ou la biodiversité). Il n'est pas acceptable que l'Agence de l'eau Loire-Bretagne propage des objectifs sans fondement scientifique solide. De tels dispositifs génériques n'ont par ailleurs aucun sens par rapport à nos obligations réelles : comme nous y enjoint l'Union européenne, chaque rivière doit faire l'objet d'une analyse complète de ses impacts (physico-chimiques, morphologiques, chimiques) et de ses indicateurs de qualité biologiques, après quoi seulement on choisit des solutions adaptées aux déséquilibres constatés. Le simplisme et l'arbitraire du taux d'étagement nient cette nécessité d'une action localement conçue et scientifiquement étayée.

De la même manière, quand le projet de SDAGE écrit que " la solution d’effacement total des ouvrages transversaux est, dans la plupart des cas, la plus efficace et la plus durable car elle garantit la transparence migratoire pour toutes les espèces, la pérennité des résultats, ainsi que la récupération d’habitats fonctionnels et d’écoulements libres ; elle doit donc être privilégiée", il se place en contradiction formelle avec les lois de 2006 et 2009 dont nous avons vu qu'elles ont privilégié l'aménagement et la gestion des ouvrages, en aucun cas l'effacement. Depuis quand une Agence de bassin prétend-elle imposer ses vues au détriment de celles du législateur ?

Cette disposition est d’autant plus mal venue que l’Agence de l’eau Loire-Bretagne n’est pas capable de proposer au public et aux décideurs un état chimique des eaux de son bassin. Dans l’Etat des lieux annexes à la discussion du SDAGE, on lit en effet : « L’agence de l’eau, en charge du programme de surveillance des eaux, a conduit en 2009-2010 les premiers calculs de l’état chimique avec les règles de l’arrêté appliquant la directive cadre. Pour différentes raisons précisées ci-dessous, elle a rencontré des difficultés à exploiter des résultats acquis et n’a pas pu valider les évaluations dans un contexte aussi fragile. Depuis 2009, avec l’accord des instances de bassin, l’agence de l’eau considère non pertinent et impossible de calculer et de publier un état chimique. »

Est-il tolérable qu’en 2015, une grande Agence de bassin soit incapable de satisfaire une obligation européenne décidée en 2000 et transposée en 2004 en droit français ? Comment l’Agence peut-elle promouvoir des mesures aussi radicales que l’effacement prioritaire du patrimoine hydraulique sur le compartiment de l’hydromorphologie alors qu’elle est manifestement incapable d’apprécier le poids relatif des différents impacts en rivière, en particulier celui des pollutions chimiques ? Où est le respect de l’information due aux citoyens dans le domaine environnemental, pourtant inscrit dans la Constitution ? Où est le respect de la « gestion équilibrée et durable » de la ressource en eau, posé comme principe général par le législateur, dans cet acharnement à exagérer certains impacts et cette désinvolture à en ignorer d’autres ? Qui peut croire un seul instant que la destruction de moulins centenaires est plus urgente et plus nécessaire pour la qualité de l’eau que la mesure des innombrables pollutions qui affectent nos bassins versants, leurs populations, leur faune et leur flore ?


Monsieur le Président,

Le rôle des Agences de l'eau n'est pas de se substituer au législateur dans la définition de la politique de l'eau ni d'intimer à l'administration des actions que ni la loi ni la règlementation n'exigent. Il n'est pas non plus de créer des inégalités des citoyens devant la loi – or c'est bien ce qui se passe, puisque chaque Agence choisit ses financements et que si tous sont soumis à la loi commune en matière de continuité écologique, certains sont moins aidés que d'autres. Cela révolte la décence commune et le sens élémentaire de la justice des citoyens français, dont on sait l'attachement au principe d'égalité de tous devant la loi.

Les Agences de l'eau sont d'autant moins fondées à des prétentions normatives qu'elles représentent un modèle de démocratie très perfectible : nous vous rappelons que les associations de moulins, les associations de riverains, les associations de défense du patrimoine rural et technique, les sociétés locales des sciences et tant d'autres acteurs légitimes de la question hydraulique ne figurent pas dans votre Comité de bassin. De sorte que les principaux concernés par la continuité écologique sont totalement écartés de la discussion et de l'élaboration des mesures qui les regardent au premier chef. Cela rend à tout le moins fragile la prétention du SDAGE à imposer ses vues à une société civile exclue de tout pouvoir autre que très vaguement consultatif.

Dans les rares occasions où elles ont été consultées ces dernières années, nos associations ont tiré la sonnette d’alarme sur les dérives actuelles de la politique de l’eau dans le bassin Loire-Bretagne. En particulier, nous avons souligné :
  • l’absence d’évaluation de la problématique des espèces invasives (comme le goujon asiatique faisant des ravages) dans la politique d’effacement de seuil leur ouvrant des boulevards de colonisation vers l’amont (un choix répréhensible et lourdement condamné par la loi) ;
  • l’absence générale de prise en compte des risques pour les milieux, les biens et les personnes (changement à échelle de bassin versant du régime des crues et étiages, fragilisation des fondations mises à sec, non prise en compte des événements extrêmes associés au changement climatique, etc.) ;
  • la dimension caricaturale et trompeuse de l’estimation du potentiel hydro-électrique du bassin Loire-Bretagne, estimation qui exclut les ouvrages de moins de 2 m alors même que le Référentiel des obstacles à l’écoulement de l’Onema montre que ces chutes représentent 83 % des ouvrages équipables en énergie bas-carbone ;
  • le refus manifeste d’une approche équilibrée de la rivière, où l’indispensable reconquête de la qualité de l’eau et des milieux aquatiques doit toujours être adossée à la preuve scientifique du bien-fondé de nos choix, mais aussi au respect de toutes les autres dimensions de la rivière (patrimoine, paysage, usages).
Le projet du SDAGE 2016-2021, poursuivant et aggravant les erreurs du SDAGE 2010-2015 dans le domaine de la continuité écologique, interdit cette politique équilibrée sur les rivières. S'il devait être adopté en l'état, le SDAGE ferait l'objet de requêtes en annulation devant les cours administratives. Et si l'Agence de l'eau Loire-Bretagne persistait à refuser par principe le financement des aménagements des ouvrages au titre de leur gestion, entretien ou équipement., ce sont des centaines de contentieux qui s'ouvriront d'ici 2017, terme prévu du classement des rivières. Car les propriétaires de moulins, les riverains et un nombre croissant d'élus locaux sont désormais décidés à se battre sur chaque ouvrage et chaque rivière contre les mesures injustes et les financements inégaux que promeut l'Agence de l'eau Loire-Bretagne.

Nous vous prions donc de porter à la connaissance du Comité de bassin les points soulevés dans la présente lettre, et nous ne pouvons qu'espérer un abandon pur et simple des mesures les plus contestables du SDAGE 2016-2021, comme nous l'avons déjà exprimé en phase de consultation.

Le SDAGE nous engage collectivement pour 6 ans. Ces années peuvent être constructives plutôt que destructives, apaisées plutôt que tendues, consensuelles plutôt que polémiques. Si l'Agence de l'eau persiste dans la voie dogmatique qui est la sienne dans le domaine de la continuité écologique, elle aura pris la responsabilité de rendre parfaitement ingérable la question des ouvrages hydrauliques en rivière sur l'ensemble du bassin.

Veuillez recevoir, Monsieur le Président, l'expression de nos respectueuses salutations.

Gérard Aubéry, Président de l'Association départementale des amis des moulins de l'Indre | Françoise Bouillon, Présidente de l’Association Les amis de l’Arias | Alain Brice, Président de l’Association des propriétaires riverains et amis des moulins du bassin de l'Huisne d'Eure-et-Loir | Patrick Cacheux, Président de l'Association des cours d'eaux des Bassins de la Jouanne et du Vicoin | Pierre-Antoine de Chambrun, Président de l’Association Vègre, Deux Fonts, Gée | Charles-François Champetier, Président de l’Association Hydrauxois | Dr Henri-Jacques Divet, Président de l'Association de défense des riverains de la Colmont et de ses affluents | Eric Drouart, Président de l’Association de sauvegarde des moulins de Bretagne | Mark van der Esch, Président de l'Association des Riverains et des Moulins des Côtes d'Armor | Alain Espinasse, Président de l’Association des moulins de Touraine | Loup Francart, Président de l'Association pour la protection des Vallées de l'Erve du Treulon et de la Vaige | Xavier Gence, Président de Blaise 21 | Dr Francis Lefebvre-Vary, Président de l’Association des moulins du Morvan et de la Nièvre | Louis Lemoine, Président de l'Association des amis et de sauvegarde des moulins de la Mayenne | Marie Marin, Présidente de l’Association des moulins de Saône-et-Loire | Yves Paul-Dauphin, Président de l'Association Au cours de l'Eure | Amaury de Penfentenyo, Président de l'Association de défense et de sauvegarde de la Vallée de l'Oudon | Jacky Pigeard, Président de l’Association des riverains, propriétaires de moulins sur le Loir amont | Arsène Poirier, Président de l’Association de sauvegarde des moulins et rivières de la Sarthe | Jean-Pierre Rabier, Président de l’Association de sauvegarde des moulins à eau de Loir-et-Cher | Jean Claude Robin, Président de l'Association des amis et utilisateurs de la Claise et de ses affluents | François-Régis de Sagazan, Président de l'Association de Chailland sur Ernée | Charles Ségalen, Co-président de l’Association des moulins du Finistère | Michel Sennequier, Président de l’Association des amis des moulins du Cher | Annick Weil-Barais, Présidente du Comité d'action et de défense des victimes des inondations du Loir

Copie à M. le Préfet de Bassin et M. le Directeur de l'Agence de l'eau

24/10/2015

Idée reçue #03: "Jadis, les moulins en activité respectaient la rivière, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas"

On observe une dégradation massive des indicateurs de qualité chimique et biologique de bon nombre de rivières à partir des années 1950-1960, dans toutes les sociétés industrialisées. Or, à cette époque, les moulins étaient déjà en place de très longue date. Comme il est difficile de les incriminer, certains affirment que c'est l'abandon des usages de ces moulins qui serait à l'origine de la dégradation de l'eau. Cette idée sortie de nulle part ne correspond pas aux témoignages dont on dispose ni aux observations que l'on peut faire sur la conception et le fonctionnement des ouvrages anciens. En fait, les moulins en activité avaient probablement davantage d'impact sur l'environnement local que les moulins au chômage ; mais dans un cas comme dans l'autre, hier comme aujourd'hui, cet impact est tout à fait mineur et n'altère pas de manière significative la qualité de l'eau.

L'image de moulins anciens qui seraient vertueux en comparaison des moulins actuels est parfois reprise dans les publications FNE (France nature environnement) ou FNPF (Fédération nationale de la pêche) ; elle est même formulée par la Direction de l'eau au hasard d'un paragraphe dans la bavarde Circulaire d'application du classement des rivières (18 janvier 2013, NOR: DEVL1240962C), ce qui n'est pas très étonnant quand on connaît la porosité de certains rédacteurs de ces textes officiels à divers lobbies. En substance, on affirme qu'avant :
  • les moulins avaient des roues (et non des turbines), 
  • ils ne travaillaient pas toute l'année (contrairement à une centrale hydro-électrique), 
  • ils faisaient des chasses régulières de curage des retenues, 
  • ils étaient entretenus tous les jours,
  • donc leur impact était faible, à tout le moins plus faible qu'aujourd'hui où plus des quatre-cinquièmes des moulins ont perdu leur fonction de production.
Notons d'abord que si cette idée devait être prise au sérieux, elle serait réversible et ceux qui la portent devraient plutôt inciter les 60.000 à 100.000 moulins de France (chiffre exact encore inconnu) à s'équiper pour produire à nouveau de l'énergie. En général, ce n'est pas la conclusion tirée par ceux qui tentent d'opposer les moulins de jadis à ceux d'aujourd'hui, puisque leur principal programme idéologique consiste à effacer le maximum d'ouvrages en rivière et à diaboliser l'énergie hydro-électrique. Notons aussi que toute civilisation sédentaire est une civilisation hydraulique appelée à créer un petit cycle de l'eau artificiel (en plus du grand cycle de l'eau naturel), comme l'ont montré les remarquables travaux de Pierre-Louis Viollet (Viollet 2005, 2006). Donc l'homme a toujours des impacts sur l'eau en raison de la satisfaction de ses besoins économiques et sociaux.

Mais en fait, cette opposition artificielle des moulins anciens et des moulins actuels a toutes chances d'être fausse. Car elle méconnaît la réalité historique des moulins. Voici en vrac quelques réflexions et observations :
  • beaucoup de moulins avaient déjà abandonné la roue pour la turbine (de type Fourneyron, Fontaine, Jonval, Koechlin, Francis, etc.) entre 1840 et 1918, car les turbines étaient plus productives, sans qu'il soit fait état d'une mortalité piscicole massive au changement d'équipement;
  • la conscience de l'environnement est un phénomène récent, rien n'indique que les moulins de l'âge médiéval ou classique avaient des connaissances précises dans le domaine sédimentaire ou piscicole (au mieux trouve-t-on des règles pour les espèces d'intérêt alimentaire comme les saumons sur certains bassins, dans un but halieutique plus qu'écologique ; la pollution urbaine est en revanche vécue comme un problème très tôt, mais certains moulins n'en sont qu'un élément);
  • les moulins n'étaient pas seulement des producteurs de farine (meunerie, minoterie), c'étaient avant tout des usines hydrauliques capables d'utiliser la force de l'eau transformée en force mécanique pour tous les besoins ; certains usages avaient des impacts par leurs rejets locaux d'impuretés ou déchets comme les forges, les tanneries, les foulons, les papeteries, les scieries, les poudreries, etc.; 
  • le moulin avait besoin de l'eau a des moments précis en fonction de ses besoins de production, il travaillait en éclusée si c'était nécessaire (alternance de remplissage et vidange de la retenue) avec les variations de débit et sédiments fins que cela peut impliquer;
  • les seuils anciens que l'on peut observer sur nos rivières ont rarement des vannes de chasse (de la retenue) bien dimensionnées. Soit il n'y en a pas du tout, soit ces organes mobiles ont une section modeste (et ne permettent certainement pas de "curer" toute la retenue). C'était les biefs qui étaient souvent curés, pas forcément les retenues elles-mêmes (en dehors du curage naturel des crues sur ces ouvrages de petite dimension); 
  • les débits réservés n'existaient pas ou étaient réglementairement moins importants hier (1/40e) qu'ils ne le sont aujourd'hui;
  • les eaux stagnantes sont plus efficaces dans l'épuration de l'azote et du phosphore que les eaux courantes, de sorte que la non-activation de vanne ne fait pas perdre son rôle épurateur à la retenue, au contraire;
  • avec ou sans usage, un seuil de dimension modeste est rapidement transparent au plan de la charge sédimentaire (le volume de la retenue est négligeable par rapport au transport solide intégré dans la durée ; le comblement tend à rétablir une ligne d'énergie homogène ; les crues à divers temps de retour assurent les chasses des sédiments de diverses granulométries); 
  • on estime qu'il y a environ 2000 petites centrales hydro-électriques en France aujourd'hui (toutes ne sont pas des moulins), un nombre inconnu d'ouvrages en autoconsommation ou à usage hydromécanique (probablement du même ordre), alors qu'il y a entre 60.000 et 100.000 moulins en France. La tendance de long terme depuis le XXe siècle est donc la baisse d'impact des moulins. Par exemple dans la Statistique des forces motrices de 1931, il y avait encore 29.500 usines hydrauliques de moins de 150 kVA ou non-électriques en activité.
L'ensemble de ces observations converge et permet sérieusement de douter que les moulins anciens étaient des modèles de vertu écologique par rapport aux moulins actuels. En vérité, hier comme aujourd'hui, l'impact sédimentaire et piscicole des moulins a toujours été très faible et très local. Il est sans commune mesure avec les autres impacts des sociétés développées : ce ne sont pas les moulins qui dégradent les rivières et les ont dégradées de plus en plus massivement depuis un siècle, mais avant tout les rejets domestiques / industriels des sociétés de consommation de masse et les pratiques productivistes de l'agriculture moderne (intrants, pesticides, modification massive des sols, des berges et des écoulements sur le bassin). Ceux qui utilisent des images d'Epinal pour enjoliver les anciens usages des moulins le font avec une arrière-pensée très précise : pousser à la destruction de tout ouvrage hydraulique qui n'aurait pas un usage actuel. C'est une erreur historique pour justifier une idiotie contemporaine.

Voici donc une idée plus exacte de la réalité : les moulins à eau, apparus à l'époque romaine et ayant connu un grand développement médiéval, étaient avant tout des usines hydrauliques servant à tous les usages productifs de leurs sociétés. Certains pouvaient avoir des impacts locaux sur la qualité de l'eau, leurs pratiques n'étant pas pensées spécifiquement pour respecter l'environnement. Ces impacts restaient très modestes : malgré l'expansion quasi-continue des moulins pendant deux millénaires, on n'observe pas d'altération biologique ou chimique majeure dans les rivières avant l'émergence d'une plus grande hydraulique dans la seconde moitié du XIXe siècle, et surtout au XXe siècle. Mais même dans cette période contemporaine, les ouvrages hydrauliques ne sont qu'une cause mineure de variation de la qualité des rivières au regard des autres impacts connus. Les désigner comme des facteurs de premier plan de dégradation de l'eau est inexact et relève d'une manipulation de l'opinion.

Nota : notre association milite pour que le maximum de moulins retrouvent un usage énergétique et participent à la transition vers une économie bas-carbone. Mais nous n'en faisons évidemment pas une condition sine qua non de préservation ni de légitimation du patrimoine hydraulique. Par ailleurs, nous travaillons comme des centaines d'autres associations en France à diffuser des bonnes pratiques et une culture hydraulique minimale chez les propriétaires de moulins, afin d'assurer une gestion responsable quel que soit l'usage ou le non-usage d'un site.

Références citées : Viollet PL (2005), L'hydraulique dans les civilisations anciennes, Presses des Ponts et Chaussées ; Viollet PL (2006), Histoire de l'énergie hydraulique, Presses des Ponts et Chaussées.

A lire en complément :
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"

22/10/2015

Salzach: quand la pêche modifie les peuplements piscicoles (Haidvogl et al 2015)

Une équipe de chercheurs a étudié l'histoire du peuplement piscicole de la rivière Salzach dans le bassin du Danube – un cours d'eau marqué par la présence de plus de 300 barrages dont la plupart érigés au XXe siècle. En un siècle, le nombre d'espèces dans le bassin est passé de 21 à 23. Le brochet, le hotu et le huchon ont vu leurs abondances régresser en raison des restrictions d'habitat et de mobilité dues aux ouvrages (barrages, mais aussi digues dans le cas du brochet). Le flottage de bois ne semble pas avoir eu d'impact. La principale modification de peuplement sur la période est due à l'activité de pêche : deux espèces importées (omble des fontaines, truite arc-en-ciel) représentent plus de 29% des prises aujourd'hui. Cette étude rappelle tout l'intérêt de l'approche historique dans la gestion des rivières, et indique selon nous l'urgente nécessité d'une évaluation scientifique indépendante des conséquences de la pêche sur les cours d'eau.

Gertrud Haidvogl (Université des ressources naturelles et des sciences de la vie de Vienne), Didier Pont (Irstea) et leurs collègues ont examiné le peuplement historique d'une rivière germano-autrichienne, le Salzach, dans le bassin du Danube. Principal affluent de l'Inn, le Salzach est une rivière de montagne naissant à 2300 m d'altitude.

Les chercheurs ont retrouvé deux sources très précises sur le peuplement piscicole historique de la rivière : une carte de 1898 détaillant les présences de 38 espèces, dont 26 dans le bassin versant (Kollmann 1898) et les registres de pêche de Salzbourg de 1904. Les données concernent aussi 14 affluents du Salzach.

A la fin du XIXe siècle, les trois espèces les plus répandues sont la truite commune (Salmo trutta), le chabot (Cottus gobio) et l'ombre (Thymallus thymallus).

Au long du XXe siècle jusqu'à nos jours, le nombre total d'espèces de la rivière est passé de 21 à 23 – ce gain de biodiversité est dû à des espèces importées. En l'occurrence, les deux espèces introduites à des fins de pêche sont la truite arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) et l'omble des fontaines (Salvelinus fontinalis), d'origine nord-américaine.

Dans les évolutions notables, les auteurs relèvent une diminution de la présence du brochet (Esox lucius), du hotu (Chondrostoma nasus) et du huchon ou saumon du Danube (Hucho hucho). Le brochet souffre de l'endiguement des berges (il se reproduit dans des bras morts ou des annexes hydrauliques), tandis que les deux autres répondent à une très forte progression des ouvrages hydrauliques transversaux : de 52 barrages en 1900 à 309 aujourd'hui. On observera au passage que cette multiplication par 6 sur un laps de temps assez court a réduit les habitats et donc l'abondance des espèces mentionnées ci-dessus, mais n'a pas empêché le maintien de la biodiversité, y compris des espèces réagissant fortement à la fragmentation (rhéophiles, lithophiles, sténothermes, etc.). On ne trouve pas d'influence du flottage du bois, contrairement à d'autres études historiques.

La principale surprise de ce travail vient finalement du poids des introductions d'espèces à fin halieutique : la truite arc-en-ciel et l'omble des fontaines représentent aujourd'hui 29,3% de l'ensemble des prises du bassin, et ces espèces non-natives ont même colonisé les petites rivières. "Un des changements les plus importants de structure de communauté piscicole est le résultat de l'introduction délibérée d'espèces halieutiques pour les activités de pêche", notent les chercheurs dans leurs conclusions.

Quelques observations pour conclure
Cette recherche nous incite à réitérer une demande déjà formulée par plusieurs parties prenantes de la politique de l'eau en France, à savoir une étude scientifique indépendante des impacts historiques et actuels de l'activité de pêche.

On fait grand cas de l'intégrité biotique des peuplements piscicoles, en supposant (à tort selon nous) que les assemblages de poissons ont vocation à rester stables dans le temps, même en situation d'influence anthropique ou de changement climatique. Or, l'activité de pêche a de nombreux effets : prédation à l'époque de la pêche vivrière ayant pu conduire à des extinctions locales mais surtout introduction tantôt volontaire tantôt accidentelle d'espèces étrangères aux bassins et d'espèces d'élevage, avec comme conséquence la problématique importante des pathogènes touchant les espèces patrimoniales. Qu'une telle pression ne soit pas évaluée puis gérée de façon indépendante (c'est-à-dire scientifique, et non pas par des institutions de pêche juges et parties) est indigne d'une gestion de l'eau moderne et fondée sur la preuve.

Le travail de Gertrud Haidvogl et de ses collègues nous incite à nouveau à la plus grande prudence et à la plus grande rigueur quand on envisage des politiques de restauration des milieux aquatiques. En particulier, l'éclairage de l'histoire apporte des informations indispensables sur les dynamiques des populations piscicoles ainsi que sur leurs réponses aux pressions, ce qui est susceptible de conditionner les objectifs restauratoires ou conservatoires du gestionnaire.

Référence : Haidvogl G et al (2015), Long-term evolution of fish communities in European mountainous rivers: past log driving effects, river management and species introduction (Salzach River, Danube), Aquatic Sciences, 77, 395–410

21/10/2015

Continuité écologique sur l'Armançon (21) : un mémoire expose les visions (et les doutes) des parties prenantes

Dans une remarquable enquête de terrain réalisée sur l'Armançon cote-dorienne à l'occasion d'un stage de Master, Nicolas Defarge a travaillé à comprendre les perceptions de la continuité écologique au bord de la rivière. Pour la quasi-totalité des propriétaires et pour la majorité des élus / associations interviewés, la continuité écologique n'est pas acceptée si elle implique l'effacement comme solution préférentielle. Principaux noeuds de conflictualité : la crainte d'une modification non maîtrisée des écoulements et du bord de rivière ; l'absence de consentement à payer des aménagements jugés non prioritaires pour la rivière par rapport aux pollutions ; la perception d'une inégalité de traitement entre les ouvrages (certains grands barrages du cours d'eau n'ont pas d'obligation d'aménagement). Les dimensions juridique (droit d'eau) ou énergétique sont moins citées. Ce travail suggère qu'il sera difficile de réussir la politique de continuité écologique sans une prise en compte des attentes, des craintes et des besoins des propriétaires comme des riverains. Télécharger le document intégral.

Tout au long du premier semestre 2015, l'association Hydrauxois en coordination avec la FFAM (maître de stage) a assisté sur le terrain Nicolas Defarge, étudiant en Master professionnel "Ingénierie et gestion de l’eau et de l’environnement" à la Faculté des sciences de Limoges. Le mémoire de Nicolas (présenté avec succès en septembre) a pour thème : Analyse des conflits d'usage et d’image de la rivière dans le cadre des réformes de continuité écologique. Le cas du tronçon côte-dorien de l'Armançon classé en liste 2 au titre de l’article L-214-17 C env. L'enquête a distingué trois collèges : les propriétaires de moulin (premier collège), les associations, les élus, les parties prenantes locales (deuxième collège), les représentants des syndicats et de l'administration (troisième collège). Ils ont fait l'objet d'interviews selon des questionnaires standardisés. Nous publions ci-après quelques extraits du mémoire. Nota : par "parties prenantes" dans cet extrait, il faut entendre le collège des élus et associations.


Situation des ouvrages hydrauliques : non dégradés, mais non réellement gérés (en majorité)
La présence d’ouvrages en état dégradé (15 %) est minoritaire, en revanche la majorité des ouvrages sont sans usages actuels (70 %), les passes à poissons installées sont non fonctionnelles et le tiers des moulins constituent des résidences secondaires. On ne peut pas considérer qu'il y a des négligences graves de la part des propriétaires, mais la majorité d'entre eux, ne semble pas correctement informée de l'ensemble des obligations de gestion des ouvrages hydrauliques en rivières. La bonne gestion peut être rendue difficile par la non-présence permanente au moulin. Inversement, un usage du moulin tend à favoriser une implication dans la bonne tenue du site, voire la régulation attentive des niveaux (si production électrique).

Niveau de connaissance et d'information : pas toujours suffisant…
Le niveau de connaissance des contenus et enjeux des réformes de continuité écologique est plutôt mauvais chez les maîtres d'ouvrage, meilleur chez les parties prenantes. Beaucoup se plaignent de l'absence d'information et ont perdu le souvenir d'une éventuelle visite du syndicat de rivière ou des autorités. La recherche d'information se fait de façon plutôt spontanée (Internet) ou déconnectée des autorités et gestionnaires (par des associations, des contacts locaux). Les questions de continuité écologique sont perçues comme complexes, avec un vocabulaire spécialisé peu compréhensible et des connaissances peu accessibles. Les autorités et gestionnaires ont plutôt le sentiment de délivrer une information correcte : il y a donc un décalage entre les perceptions sur ce point, ou entre le niveau des attentes des uns et des autres. Le niveau d’information des acteurs locaux (parties prenantes, en particulier les élus) est aussi important car ils sont en contact plus ou moins direct avec les maîtres d’ouvrages, qui expriment pour certains le besoin de se faire aider. 

…mais pas toujours déterminant non plus 
On observe cependant que nombre de remarques faites par les maîtres d'ouvrage ou les parties prenantes (élus, associations) sont indépendantes du niveau de connaissance réel de la continuité écologique : elles ne témoignent pas d'erreur factuelle ou intellectuelle sur la continuité, mais plus simplement d'une approche de la rivière différente de l'idéal de renaturation implicitement porté par les réformes écologiques. Par exemple quand on craint des niveaux d'eau faibles à l'étiage (disparition du plan d'eau) ou une remise en question du patrimoine bâti, quand on observe la politique différentielle d'aménagement des ouvrages sur un même linéaire (grand barrage VNF sans projet de continuité), on est en présence d'objections qui ne relèvent pas d'une bonne ou mauvaise connaissance de l'hydromorphologie et de l’hydrobiologie, mais d'une appréciation de la politique locale (ou générale) de l'eau. La simple information ne sera pas susceptible de diluer ces sources potentielles de conflictualité : des débats incluant toutes les positions en présence sont nécessaires.

Continuité écologique : un niveau moyen d'acceptation, mais très faible dès qu'il s'agit de destruction
En ce qui concerne l’acceptation des réformes de la continuité écologique il ressort de l’étude que la majorité des maîtres d’ouvrages lui est défavorable (60%), proportion qui s'inverse chez les parties prenantes (72% favorables). Le manque d'adhésion des maîtres d'ouvrage est clairement un frein à la mise en œuvre des réformes, mise en œuvre qui est reconnue comme difficile par les autorités et gestionnaires de l’eau. Au-delà, la quasi-totalité des répondants à l'enquête se déclare défavorable à la solution de disparition des ouvrages hydrauliques, tous collèges confondus hors autorités et gestionnaires. Dans la mesure où l'arasement partiel / total est par ailleurs la solution considérée par ces derniers comme la plus efficace pour l'environnement (et en cela la plus subventionnée), il existe un noyau manifeste de conflictualité.

Objections à la continuité écologique : sur ses effets...
Les craintes les plus fortes sur l’effacement des ouvrages ne concernent pas la valeur patrimoniale et foncière (en 3ème position seulement), mais plutôt le changement de régime des eaux (inondations et problèmes possibles à l’étiage). Un argument spécifique au tronçon est la présence d’un grand barrage VNF sans obligation de continuité écologique en amont, ce qui donne un sentiment d'injustice ou d'incohérence. Il existe de manière générale, chez la majorité des répondants, une préférence pour la conservation des écoulements et du patrimoine en état. Ce peut être un effet conservateur de l'habitude, une crainte du changement perçu comme risqué ou une adhésion volontaire à l'esthétique des retenues d'eau. 

… et sur sa priorité comme dépense, par rapport à la pollution
La continuité écologique n'est majoritairement pas jugée pour ses vertus propres, mais en comparaison des autres besoins sur la rivière. En particulier, elle est presque toujours mise en parallèle avec la lutte contre la pollution, jugée insuffisante. L’AESN, l’Onema, le Sirtava et Artelia estiment qu'il faut agir sur tous les leviers en même temps pour atteindre un bon état des eaux, mais les actions menées (ou envisagées) sur la défragmentation physique ont manifestement plus d’impacts sur la population que les autres actions menées sur les pollutions chimiques. En ce domaine, une meilleure communication sur les dépenses réellement menées pourrait désamorcer des malentendus.

Une absence de vision positive sur la continuité : peu de motifs perçus d’adhésion
Il est remarquable que les répondants n’aient presque jamais de vision positive de ce qu'apporte réellement la continuité écologique : celle-ci est vécue comme une réforme décidée par des autorités, mais pas en soi comme un atout pour la rivière. Le plan sédimentaire est ignoré – ce qui peut se justifier localement par le niveau assez équilibré du bassin sur ce plan, comme l'a montré l'étude de J.R. Malavoi menée dans les années 2000 à l'initiative du syndicat de rivière (cf. Hydratec Malavoi 2007). Au plan piscicole, le fait que l'Armançon ne soit pas une rivière salmonicole joue un rôle dans la relative indifférence à l'enjeu. Le seul poisson cité (anguille) n'est pas perçu comme menacé par les riverains, bien qu’il le soit au regard de son classement en espèce protégée. La notion de restauration de micro-habitats diversifiés n'est jamais abordée. L'absence de visée emblématique ou symbolique (comme le retour du saumon sur certains bassins) n'aide manifestement pas à l'appropriation des enjeux proprement écologiques.

Objections aux aménagements : leur coût
Les aménagements non destructifs (dispositifs de franchissement) sont mieux acceptés par les différents collèges. Mais de manière assez unanime, leur mise en œuvre est conditionnée à leur coût et à la prise en charge publique. Le niveau de subvention attendu est de 100% – ce qui signifie que les maîtres d'ouvrage ne perçoivent par la continuité écologique comme une obligation leur incombant, mais plutôt comme un choix public pour la rivière. La diversité des modes de financement des dispositifs de franchissement selon les Agences de bassin et les Régions est mal perçue, synonyme d’inégalité entre citoyens / territoires ou d’opacité. Il existe là un autre nœud important de conflictualité, dans la mesure où le niveau de subvention des passes à poissons par le principal financeur du bassin (AESN) est de l'ordre de 50%, et à la condition qu'il existe un usage avéré ou un intérêt remarquable. Peu d'ouvrages hydrauliques du tronçon étudié semblent éligibles à ces subventions.

Illustrations : ouvrages du tronçon étudié. A gauche, l’ancien barrage hydro-électrique de Semur-en-Auxois, le plus haut des obstacles sur la rivière pour le tronçon classé. A droite, les seuils des forges de Buffon (petite forge en haut et grande forge en bas). © Nicolas Defarge.