Il est des essais dont la recension est difficile, car chaque page ou presque semble comporter une idée essentielle, et de surcroît une idée très bien formulée par son auteur. Dans ces conditions, vous avez envie soit de tout citer, soit de vous contenter d'un ordre lapidaire: "lisez-le!". L'ouvrage de Christian Lévêque appartient à cette catégorie.
Christian Lévêque est hydrobiologiste, spécialiste en écologie des eaux continentales, lacs et rivières tropicales. Il a publié sur la systématique, la biologie et l'écologie des poissons d’eau douce africains, ainsi que sur la biodiversité et développement durable, poursuivant ses travaux de recherche par une oeuvre de vulgarisation. Directeur de recherche émérite à l'IRD, il a mis souvent mis son expertise au service de l'action publique, notamment au Conseil scientifique des Agences de l’eau Rhône-Méditerranée et Seine-Normandie. Ce parcours donne évidement toute légitimité à une réflexion sur l'évolution de l'écologie scientifique, en particulier sur ses rapports avec les gestionnaires et dans le domaine de l'eau.
L'écologie en quête d'une maturité conceptuelle
Comme nos lecteurs le savent bien, notre association s'est étonnée à plusieurs reprises des décalages entre l'écologie des rivières telle qu'on peut la découvrir dans les travaux de la littérature scientifique "primaire" et la même écologie des rivières telle qu'elle transparaît dans les textes ou actions des gestionnaires, voire des groupes militants. Nous avons aussi souligné, à de multiples reprises, combien la communauté des chercheurs est parcourue de débats internes, bien loin de l'unanimité et de la confiance affichées dans le discours public. On trouve dans l'essai de Christian Lévêque quelques explications de cet état de fait.
L'écologie est une science qui se construit sans avoir clarifié "l'étendue et la cohésion des champs disciplinaires" qu'elle recouvre. C'est aussi une science qui se trouve dédiée à la problématique devenue très politisée de l'environnement – au point qu'il faut parler de l'écologue pour évoquer le chercheur mais de l'écologiste pour désigner le militant politique ou associatif. L'idée que les deux seraient parfaitement isolés dans la réalité est illusoire, nous prévient C. Lévêque, qui évoque les "relations incestueuses" de l'écologie scientifique avec diverses formes d'engagement. Pourquoi cette porosité assez inhabituelle dans le champ scientifique? Un premier reproche adressé par Christian Lévêque à l'écologie scientifique est son manque de maturité conceptuelle: "l'écologie scientifique a engagé sa crédibilité sur son aptitude à conseiller la société en matière de gestion des milieux naturels. Cette réflexion passe nécessairement par une clarification des concepts et des termes utilisés. L'écologie abuse de l'utilisation de termes flous, ou ambigus, de mots valises où chacun croit trouver ce qu'il vient chercher", souligne le chercheur.
Le péché fondateur: le mythe d'une nature stable et perturbée par l'homme
La difficulté de l'écologie à circonscrire son objet provient en partie d'un péché originel des pères fondateurs, qui n'ont pas envisagé l'étude des milieux en toute généralité, mais très rapidement l'étude des milieux naturels tels qu'ils sont menacés ou perturbés par l'homme. Le recours à un processus de dramatisation (le péril, la catastrophe, etc.) est toujours efficace en rhétorique et en communication… mais il ne fait pas bon ménage avec une science moderne dont la légitimité repose sur l'absence de jugement de valeur et la caractérisation neutre du monde tel qu'il fonctionne.
Plus profondément – car on sait après tout que chaque science use de procédés un peu dramatisants pour "vendre" ses résultats de recherche à l'opinion et au financeur –, l'écologie scientifique a longtemps été saisie d'un paradoxe épistémologique : étudier la nature telle qu'elle serait sans l'homme, bien que l'homme change tous les processus naturels depuis quelques dizaines de milliers d'années… et bien qu'il soit lui-même un processus naturel! "La nature n'est ni bonne, ni mauvaise, elle est indifférente, rappelle Christian Lévâque. L'écologie doit présenter le plus objectivement possible les conséquences des actions de l'homme, qu'on les considère comme négatives ou positives selon nos critères. Elle doit surtout afficher beaucoup plus clairement que les milieux sur lesquels elle travaille sont des systèmes anthropisés. Elle n'a pas à entretenir la nostalgie des systèmes vierges qui relèvent le plus souvent de la mythologie, mais à travailler dans la perspective d'une meilleure co-évolution (sur la base de critères locaux à débattre) entre les milieux naturels et les activités humaines".
Toute une écologie scientifique ancienne, des années 1920 aux années 1980, particulièrement dans le monde anglo-saxon, puise ses paradigmes dans le mythe du Jardin d'Eden : la nature serait forcément équilibrée et harmonieuse, l'activité humaine serait nécessairement perturbante et dégradante. Des notions comme le "climax", la "stabilité", la "résilience" ont émergé dans la littérature écologique pour essayer de rationaliser cet a priori de l'équilibre. Les sciences de l'évolution, du climat, de la terre et même de l'univers n'ont eu de cesse de dresser un portrait inverse de la nature : celle-ci est en évolution permanente à toutes les échelles d'espace et de temps, la notion de "fixité" étant peu à peu reléguée au rang des croyances religieuses anciennes ou des naïvetés cognitives tenant à notre faible profondeur d'observation. Curieusement, l'écologie semble encore très sensible à un imaginaire que d'autres disciplines ont abandonné de longue date en raison de sa non-scientificité.
Politique de l'eau: le chercheur appelé à cautionner un "bon" état
"Si le principe de l'état d'équilibre des écosystèmes est largement remis en cause en écologie, on continue malgré tout d'y faire référence, notamment chez les gestionnaires et dans le public, observe C. Lévêque. Or les systèmes écologiques ne sont pas statiques: leurs dynamiques s'inscrivent sur des trajectoires dont l'orientation est contrôlée à la fois par des paramètre biophysiques et des paramètres socio-économiques". Le domaine de l'eau, que l'auteur connaît bien, est exemplaire de ce flottement. L'auteur cite par exemple l'analyse de Morandi et Piégay 2011 d'où il ressort que sur 480 actions de "restauration de rivière", 50% ne mentionnent pas d'objectifs explicites et 71% ne répondent pas à des dysfonctionnements précis. On restaure parce qu'il serait forcément bon de restaurer, comme s'il allait de soi qu'un recul local d'une influence anthropique rétablirait l'équilibre… combien de fois avons-nous souligné le non-sens des tautologies gestionnaires?
De même, Christian Lévêque souligne que le "bon état" écologique ou chimique d'une masse d'eau n'a jamais été un concept scientifique, bien que des chercheurs aient pu conseiller les fonctionnaires européens en charge de la Directive cadre 2000 sur l'eau : "Comme pour l'intégrité ou la santé des écosystèmes, les scientifiques ont beaucoup de mal à définir et caractériser ce bon état! Empiriquement, on sait remodeler les écosystèmes, réduire la pollution et restaurer certains habitats. Autant d'activités anthropocentrées qui répondent à nos besoins de protection en matière de santé et d'alimentation, ainsi qu'à nos besoin d'activités ludiques ou de récréation. Mais on ne répond pas pour autant à la question : comment qualifier dans l'absolu le bon état écologique!"
A l'aune de cette confusion, on risque de produire une mauvaise politique (ce qui n'est pas si rare, et pas si grave pour le gestionnaire habitué à plus d'une faillite discrète de ses réformes) mais surtout une mauvaise science (ce qui est bien plus gênant pour le scientifique, dont la légitimité s'alimente à la rigueur et à l'indépendance de ses recherches).
Pour une approche multidisciplinaire et intégrative, revenant à l'observation de terrain
Le problème reste donc aigu : "L'écologie est instrumentalisée par l'écologie politique, les mouvements conservationnistes et l'économie. Le discours écologique qualifié de 'scientifique' est en réalité souvent teinté de jugements de valeur et d'a priori idéologiques", pose le chercheur. Du côté de l'écologie politique, le problème est assez évident, un chercheur n'a pas pour vocation de défendre un projet de société (ou alors il change de carrière). Du côté du mouvement conservationniste, c'est tout autant problématique : la défense des espèces et des biotopes menacés est forcément populaire… mais l'idée d'une conservation de la nature dans un état stable avec exclusion plus ou moins explicite de toute "perturbation anthropique" reste non-scientifique. Quant à l'économie (avec le droit), invitée à la table par le lien étroit entre l'écologie et les gestionnaires, elle voit s'offrir un boulevard d'opportunités avec les idées (assez molles) de "services rendus par les écosystèmes", de "compensation", etc. L'écologue regarde pourtant avec une certaine suspicion l'intérêt scientifique de ces comptes d'apothicaire où l'on prétendrait évaluer des gains, monétiser des pertes, poser des équivalences écosystémiques comme outils d'échange.
Quel avenir pour l'écologie comme discipline scientifique? Christian Lévêque donne des pistes. D'abord fuir les instrumentalisations politiques et économiques, poser la liberté de la recherche et refuser la fonctionnarisation au service de visées applicatives à très courte vue. Ensuite redevenir une science de terrain face à "une inflation des recherches dites théoriques, privilégiant les mathématiques (c'est plus chic) et les recherches en microcosmes (c'est plus simple). L'écologie y perd ainsi son âme de science d'observation. les soi-disants théories qui en découlent sont le plus souvent déficientes quand on les confronte aux réalités du terrain." Enfin assumer sa "triple paternité" : science de la vie, science de la terre et sciences de la société. Cela implique une démarche multidisciplinaire et intégrative, comme on l'observe en épidémiologie, en biologie ou en climatologie. Une démarche utile à la société car capable de démontrer l'interpénétration des anthroposystèmes et des écosystèmes, d'analyser les mécanismes de leur co-évolution, d'indiquer quelques causes et effets probables à l'oeuvre dans nos milieux.
Si les quelques milliers de personnes en charge de la gestion locale ou nationale des rivières et des milieux aquatiques pouvaient lire l'essai de Christian Lévêque pour en nourrir un certain recul critique, nous gagnerions beaucoup en intelligence de l'action.
Référence : Lévêque C (2013), L'écologie est-elle encore scientifique?, Quae, 143 p.
A lire également : Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015)
Illustrations : Bierry-les-Belles-Fontaines, un hydrosystème anthropisé. Pour tout un pan du mouvement de conservation, le milieu naturel est forcément antagoniste de l'influence anthropique, l'intégrité biotique prenant pour référence une nature sans homme. Le gestionnaire parfois séduit par l'objectif de "renaturation" ne sait guère où fixer le curseur du bon état écologique de la masse d'eau, et sombre aisément dans la confusion.