24/11/2015

Idée reçue #07 : "Un moulin produit moins qu'une éolienne, inutile de l'équiper"

"Un moulin produit beaucoup moins qu'une éolienne", "la petite hydro-électricité ne représente quasiment rien dans la production énergétique française"… ces idées sont assez répandues chez les adversaires des moulins et usines à eau. Elle sont notamment propagées par France Nature Environnement et la Fédération nationale de la pêche française (voir un exemple récent). Les arguments ne résistent pourtant pas à un examen rationnel de la question. De telles positions doctrinaires contribuent au blocage actuel du développement de la petite et très petite hydro-électricité, alors que de nombreux propriétaires intéressés par une production d'énergie locale, ni fossile ni fissile, sont découragés au lieu d'être soutenus. Ces choix en rivière doivent évoluer à l'heure où chacun reconnaît que le changement climatique est une menace de premier ordre pour les sociétés et les milieux. Voici quelques bonnes raisons de prendre cette direction.

Notons d'abord que l'argument est un sophisme. Voici par exemple ce que la même "pseudo-logique" pourrait affirmer :
  • un panneau solaire produit moins qu'une éolienne, inutile de le poser ;
  • une pompe à chaleur produit moins d'une éolienne, inutile de l'installer ;
  • une chaudière bois ou granulés produit moins qu'une éolienne, inutile de s'équiper ;
  • une éolienne produit moins qu'une centrale nucléaire, inutile de la construire.
Bref, on ne fait plus rien car c'est toujours mieux chez le voisin !

D'un point de vue physique, dire qu'une éolienne de 2 MW produit plus qu'un moulin de 20 kW est trivial et surtout incomplet. Par exemple, dans le même acabit, le seul barrage de Grand-Maison (1800 MW) a une puissance instantanée mobilisable équivalente à celle qu'auraient près de 2000 éoliennes de 2 MW (en incluant les rendements électromécaniques respectifs). Voilà qui semble tourner maintenant en faveur des barrages, il suffirait d'en construire quelques-uns pour remplacer toutes les éoliennes françaises! Ce serait tout aussi absurde de dire cela. Ce qu'il faudrait comparer en réalité, c'est la densité de puissance par unité de surface, de masse ou de volume. L'eau ayant une masse volumique plus élevée que l'air, l'hydraulique pouvant exploiter l'énergie potentielle gravitaire (contrairement à l'éolien n'utilisant que l'énergie cinétique), la régularité des écoulements donnant un meilleur facteur de charge au dispositif à eau plutôt qu'à air, l'hydro-électricité l'emporte plutôt sur l'éolien (ou le solaire) quand on compare ce qui est comparable.

Mais à dire vrai, cette compétition entre énergies renouvelables n'a pas d'intérêt ! L'argument "cela ne produit rien" est traditionnellement employé par les partisans de l'énergie nucléaire ou de l'énergie fossile quand ils veulent contester l'intérêt des énergies renouvelables. C'est étonnant de le voir propagé contre l'hydraulique par des personnes qui se prétendent par ailleurs concernées par la transition écologique et énergétique.


On est libre de trouver le potentiel énergétique des moulins "négligeable", mais chacun sait que la transition énergétique post-carbone sera formée d'une multitude d'initiatives qui sont chacune "négligeable" par rapport à la somme des enjeux. Il est "négligeable" d'isoler sa maison, de mettre des panneaux solaires sur son toit, de passer d'une voiture thermique à une voiture électrique, de manger moins de viande ou de privilégier des circuits courts. Pourtant, ces actions "négligeables" sont encouragées pour limiter les émissions carbone ou réduire la dépendance aux importations d'énergie fossile.

Parmi les propriétaires ou exploitants des dizaines de milliers d'ouvrages hydrauliques en France, certains veulent produire de l'électricité. Pour eux, ce n'est pas du tout "négligeable" : au nom de quoi faudrait-il les décourager? Prenons des exemples concrets issus de notre expérience associative, pour comprendre le décalage entre certains propos doctrinaires et les réalités vécues :
  • un couple est sur le point d'acheter un moulin dans une zone très isolée, il souhaite produire son énergie localement, 4 kW de puissance assez régulière et suffisante aux besoins de consommation de son foyer ;
  • un ménage a installé une turbine de 6 kW qui lui permet de ne plus utiliser sa chaudière fioul, il a la capacité d'en installer une autre pour les besoins de ses enfants qui vivent dans la maison mitoyenne ;
  • un jeune exploitant possède une entreprise familiale qui relance les moulins de quelques dizaines de kW, il vient d'inaugurer une petite centrale de 50 kW produisant l'équivalent de la moitié de la consommation du village où elle est installée ;
  • une commune dispose d'un barrage d'ancienne usine hydro-électrique qui, avec 150 kW de potentiel, pourrait produire l'équivalent de la consommation de tout un quartier de la ville.
Donc, la question pour ces gens, et pour tous les autres passionnés ou professionnels d'hydraulique en France, n'est pas de savoir dans l'abstrait si un moulin produit moins qu'une éolienne et plus qu'un panneau solaire. Ils ont envie de réaliser des projets très locaux, qui ont du sens pour eux, qui produisent une énergie ni fossile ni fissile, à partir d'un génie civil déjà en place depuis plusieurs siècles, dont ils sont par ailleurs propriétaires ou bailleurs.

Personne n'a jamais prétendu que la petite hydro-électricité pourrait représenter à elle seule la solution aux problèmes énergétiques des Français. En revanche, elle fait partie du bouquet énergétique que l'on peut développer, en synergie avec plusieurs autres sources renouvelables. Son avantage : ses infrastructures sont déjà présentes sur tout le territoire grâce au patrimoine préservé des moulins, ains qu'aux barrages de divers usages (eau potable, irrigation, loisir, rétention de crue, etc.). La version actuelle du Référentiel des obstacles à l'écoulement de l'Onema totalise environ 70.000 seuils et barrages, le nombre total dépassant sans doute les 100.000 selon certains experts ayant travaillé sur ce référentiel (chiffre cité in Souchon et Malavoi 2012).

Les deux estimations de potentiel hydro-électriques dont on dispose (rapport Dambrine 2006  et étude de convergence Ministère UFE DGEMEDDE/UFE 2013) sont incomplètes par construction: la première exclut les sites de moins de 10 kW (qui représentent plus de 50 % des moulins), la seconde les sites de moins de 100 kW (plus de 90 % des moulins). Sur une base limitative de 30 000 moulins de plus de 10 kW, Dambrine 2006 estimait le potentiel à 1 TWh / an. Le potentiel réel total des petites puissances en rivière peut être approché à trois fois cette valeur, soit 3 TWh / an. Pour donner un ordre de grandeur, l’équipement des moulins et autres ouvrages représenterait l’équivalent de la totalité de l’éclairage public en France (après effet du plan de réduction de cet éclairage).

La France consomme environ 500 TWh / an d'électricité (chiffre appelé à augmenter si l'on passe des usages thermiques à des usages électriques, ou à tout le moins à se maintenir si, dans le même temps, on fait des économies d'énergie). La petite hydro-électricité pourrait donc à terme représenter 0,6% de la production électrique nationale. L'ensemble de l'hydro-électricité s'élève plutôt entre 10% et 15%. Ces chiffres pourraient être plus élevés si nous avions une politique volontariste dans le domaine hydraulique car de nombreuses rivières et vallées sont encore équipables, sans compter les hydroliennes fluviales et marines, les station de pompage-turbinage en retenues artificielles et autres options liées à l'omniprésente énergie de l'eau.


Rappelons pour finir les avantages spécifiques de l'énergie hydraulique, car au-delà du seul productible, toutes les énergies ne se valent pas quand on fait leur bilan environnemental, climatique et économique :
  • elle a le meilleur bilan carbone de toutes les énergies en région boréale et tempérée, et plus encore quand on restaure des sites anciens (GIEC SRREN Report 2012) ;
  • elle a le meilleur bilan matière première, car sa technologie est simple, concentrée, robuste et à longue durée de vie (Kleijn et al 2011 et Van Der Voet et al 2013).;
  • elle a le meilleur taux de retour sur investissement énergétique (EROEI), c'est-à-dire qu'elle est la plus efficace quand on intègre ce qu'elle consomme et ce qu'elle produit sur toute la durée de vie (Murphy et Halls 2010) ;
  • elle a une forte acceptabilité sociale, car elle n'a pas de nuisance visuelle ou sonore, n'altère pas les paysages, ré-utilise en général des ouvrages existants et est associée à des retenues qui ont de nombreux autres usages sociaux ;
  • elle a une bonne rentabilité économique et coûte moins cher au contribuable (CSPE) que d'autres énergies moins mature (solaire, hydrolien, etc.) ;
  • elle est bien répartie sur le territoire, ne demande pas de développer le réseau très haute tension et permet de produire à proximité de la consommation (moins de perte en distribution) ;
  • elle permet à tout un tissu économique local de se développer pour l'installation et la maintenance des équipements.
Face à la somme de ses avantages, le seul motif pour lequel il faudrait empêcher le développement de l'énergie hydro-électrique serait un impact très grave sur les milieux. Or, il s'agit là encore très souvent d'idées reçues (voir liens ci-dessous), qui ont été propagées ces dernières années à des fins plus militantes et idéologiques que réellement informatives. Il serait absurde de nier qu'un ouvrage en rivière modifie le biotope local ou qu'une turbine présente un risque de mortalité piscicole. Les travaux scientifiques montrent que les seuils et barrages ont bel et bien des effets sur les milieux, mais que ces effets sont modestes (certains positifs), d'autant plus modestes que l'ouvrage a une petite dimension. C'est particulièrement vrai en France où l'essentiel des dégradations de rivière vient des pollutions chimiques et des changements d'usages des sols sur les bassins versants, sans lien avec les ouvrages hydrauliques. Par ailleurs, des mesures d'éco-conception permettent de corriger l'essentiel des impacts observés, à condition de favoriser l'investissement public dans des dispositifs ichtyocompatibles.

Il convient pour finir de souligner que le changement climatique est considéré par une majorité de chercheurs comme la première cause de modification des peuplements naturels et d'altération de la biodiversité à échelle du siècle à venir. Retarder la transition énergétique post-carbone sous divers prétextes fallacieux, c'est augmenter le risque pour tous les milieux, aquatiques ou non. Aucune source d'énergie n'est consensuelle, toutes soulèvent des oppositions (en particulier quand elles sont développées à échelle industrielle) : l'analyse des avantages et des inconvénients de la petite hydro-électricité montre un bilan nettement positif pour les milieux et les sociétés. Cela doit conduire les personnes raisonnables à favoriser son développement.

Rétablissons donc une idée plus juste de l'énergie des moulins : le potentiel de la petite hydro-électricité des moulins est modeste, comme sont modestes de nombreuses initiatives dans le domaine de la transition énergétique et écologique. Une seule source d'énergie ne parviendra pas à remplacer les productions fossile et fissile : il faut les associer toutes. Avec un horizon de déploiement visant à terme les 3 TWh / an, l'équipement hydro-électrique des rivières et retenues pourrait représenter l'équivalent de l'éclairage public de la France métropolitaine. Plus de 2000 petits producteurs injectent déjà sur le réseau, et sans doute autant s'alimentent en autoconsommation grâce à leur moulin. Mais le potentiel est bien plus élevé, avec 70.000 à 100.000 sites hérités du passé, en place sur nos rivières avec plus ou moins de restauration à prévoir. L'énergie hydraulique a d'innombrables atouts : très bon bilan carbone et matières premières, source bien répartie sur tout le territoire, prévisibilité adaptée aux réglages de charge des gestionnaires du réseau de distribution, rentabilité économique correcte (donc moindre coût fiscal en soutien public), impact paysager quasi-nul, occupation modeste des sols, bonne acceptabilité sociale, usages multiples des retenues. Les impacts des ouvrages sur la faune aquatique existent mais, dans le domaine de la petite hydraulique, ils restent modestes. Ces impacts peuvent en large partie être corrigés par des aménagements adaptés aux nouveaux enjeux écologiques. 

A lire en complément
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"
Idée reçue #04 : "Les ouvrages hydrauliques nuisent à l'auto-épuration de la rivière"
Les moulins à eau et la transition énergétique: faits et chiffres 2015 

Illustrations : turbine et seuil d'une petite centrale hydro-électrique en Bourgogne, sur l'Ouche.

23/11/2015

Cartographie des cours d'eau: gare aux qualifications arbitraires des biefs comme rivières

Plusieurs litiges sont survenus entre élus, agriculteurs et agents de l'ONEMA à propos de curages de «fossés» pour les uns et de «cours d'eau» pour les autres. L’entretien des fossés, des canaux, des biefs est parfois assimilé par la police de l’eau à une intervention dans un «cours d’eau», entraînant procès-verbal pour le contrevenant n’ayant pas déposé de dossier de déclaration de travaux à la Préfecture. La Ministre de l'Ecologie a demandé par instruction le 3 juin 2015 que la cartographie identifiant tous les vrais cours d'eau soit réalisée avant le 15 décembre 2015. Le point sur cette question et quelques conseils pour éviter les dérives. En particulier, sauf exception tenant à l'évolution de l'hydrologie locale, aucune propriétaire de moulin ne doit accepter que son bief (canal d'amenée et canal de fuite) soit cartographié comme cours d'eau.

L’administration a donc entrepris de revoir la cartographie des cours d’eau français (voir le pdf de l'instruction). La cartographie actuelle résulte d’un copier-coller de l’IGN jusque dans le moindre chevelu des têtes de bassins versants, avec des qualifications douteuses de cours d’eau. L’objectif sous-jacent était peut-être de faire répondre un linéaire hydrologique maximaliste aux exigences et prescriptions du Code de l’environnement ? Ce ne fut pas sans lourdes conséquences.

Cette actualisation, aussi  légitime qu’indispensable, s’explique par les contentieux observés à l’encontre de ceux qui entretiennent l’espace rural. Elle doit aussi permettre de susciter auprès des propriétaires attentistes, la nécessité d’agir à nouveau … dans un cadre apaisé. Indépendamment du fait que ce très court délai pose problème, quelques rappels historiques sont nécessaires.


Cours d’eau : une définition fluctuante et repoussée par le législateur
La notion de «cours d'eau» n'a jamais été définie par la loi depuis la Révolution. Depuis celle du 19 août 1790 sur le «libre cours des eaux». Aucune des grandes lois sur l'eau – 1898, 1964, 1992 et 2006 – ne s'y est risquée, sans aucun doute par l'évolution permanente des usages, car une éventuelle cartographie postérieure à chaque loi aurait été différente.

L'administration régalienne avait initié, par circulaire ministérielle du 30 juillet 1861, un recensement précis des cours d'eau - localisation, longueur, largeur, profil, pente, surface et débit, etc. (tableau A des services hydrauliques départementaux des Ponts & Chaussées), tenu à jour périodiquement.

Plus récemment, par une circulaire du 2 mars 2005, le Directeur de l'eau au Ministère souhaitait définir à l'échelon des territoires la «notion de cours d'eau», fondée sur les seuls deux critères jurisprudentiels de l'époque : présence et permanence d'un lit naturel et permanence d'un débit suffisant la majeure partie de l'année. Il ajoutait que la concertation locale devait se faire avec les différents acteurs, en particulier la profession agricole, mais tenait à préciser que les « méthodes scientifiques » d'incidence d'évaluation d'aménagements ou d'opérations particulières n'avaient pas à interférer avec la législation, ni à constituer une référence pour les missions de police.

Il faisait là allusion à un avis du Conseil supérieur de la pêche (CSP), daté du 14 octobre 2002, qui définissait toute une série de critères hiérarchisés dont la condition de base était la présence d'un thalweg, présence qui, croisée avec un seul des critères mentionnés, emportait la qualification de cours d'eau. Or, ces critères du CSP – devenu Onema en 2006 – se retrouvent dans les éléments de cadrage de l'instruction gouvernementale du 3 juin 2015. Ce n'est sans doute pas un hasard.

Aux deux critères jurisprudentiels mentionnés en 2005 est venu s'en ajouter un troisième, découlant d'un arrêt du Conseil d'État du 21 octobre 2011 : «constitue un cours d'eau, un écoulement d'eaux courantes dans un lit naturel à l'origine, alimenté par une source et présentant un débit suffisant une majeure partie de l'année».

Trois critères cumulatifs… mais des interprétations peuvent subsister
Les trois critères retenus pour définir un cours d'eau sont donc actuellement:
  • présence et permanence d'un lit naturel à l'origine,
  • permanence d'un débit suffisant une majeure partie de l'année,
  • alimentation par une source.
La prise en compte de ces trois critères est relativement aisée, même s'ils peuvent poser problème dans certaines régions.

Il est malheureusement à craindre que la prise en compte des éléments de cadrage – annexe 1 de l'Instruction du Gouvernement – ne lèveront pas toutes  les ambiguïtés et pourraient continuer à alimenter des contentieux, ajoutés à ceux générés par le mot «suffisant» accolé au débit.

A titre d'exemple, il est précisé dans les éléments de cadrage, qu'en cas d'incertitude, un faisceau d'indices – repris de l'avis du CSP de 2002 – pourra être considéré. On pourrait être amené à juger de la présence de «coquilles vides ou non» (dans le critère de «présence de vie aquatique») ou à évaluer des «bras artificiels tels que des biefs» (dans le critère «lit naturel à l'origine»). Tous éléments,  parfois subjectifs, sont laissés à la discrétion des services de l'Onema.

Le paragraphe «Concertation» de l’Instruction ministérielle est de même facture que celui qui avait présidé aux classements au L 214-17, dans des délais encore plus réduits et paraît avoir été rédigé pour ne pas encourir de censure du Conseil d'État ou des tribunaux administratifs. Entre autre chose, il préconise l'instauration éventuelle d'une commission Cours d'eau – comprenant a minima un agent de l'Onema, un représentant de la fédération de pêche, un élu local et un représentant de l'agriculture. Le logigramme de mise en œuvre de la méthode d'identification d'un cours d'eau en cas d'incertitude est rigoureusement impossible à mettre en œuvre dans les courts délais impartis. On observe par ailleurs que les propriétaires d'ouvrages hydrauliques ne sont pas intégrés a priori dans la concertation: si aucun bief n'est intégré dans la cartographie, c'est logique; mais si (comme on peut le craindre) certains services instructeurs tentent de désigner des canaux de moulins ou usines à eaux comme des cours d'eau, cela risque de produire des contentieux.


Entretien des cours d’eau : en profiter pour clarifier le statut des canaux et biefs
Le dernier paragraphe de l'Instruction concerne l'entretien courant des cours d'eau. Il se contente de demander l'établissement d'un «Guide des bonnes pratiques» sur le modèle de celui de la DGALN (direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature), adapté aux conditions locales.

Or cet entretien pose des problèmes que l'article L 215-14, issu de la LEMA de 2006, n'a pas résolu, notamment en ce qui concerne les biefs ou canaux créés de la main de l’homme.

Avant la LEMA de 2006, l'article L 215-14 CE stipulait que l'entretien devait se faire afin «de maintenir l'écoulement naturel des eaux». Depuis la LEMA, l'entretien a pour objet «de maintenir le cours d'eau dans son profil d'équilibre», (divers articles du Code Rural définissant les opérations d'entretien) dans les conditions d'un décret du Conseil d' État. Ce décret  du 14 décembre 2007 a créé l'article R 215-2 CE, qui détermine l'entretien selon les opérations prévues par le L 215-14 CE «sous réserve que le déplacement ou l'enlèvement localisé des sédiments...n'aient pas pour effet de modifier sensiblement le profil en long et en travers du lit mineur».

Outre que le mot «sensiblement» puisse donner lieu à des interprétations arbitraires, l'enlèvement des sédiments renvoie au L 214-1, expressément visé par l'instruction gouvernementale du 3 juin 2015, et conséquemment au R 214-1 CE, c'est à dire la nomenclature IOTA des travaux sur la rivière.

Le 3-2-1-0 de cette nomenclature expose ainsi l’obligation d’entretien :
entretien des cours d'eau ou de canaux, le volume des sédiments extraits au cours d'une année :
  • supérieur à 2000 m3 : régime d’autorisation,
  • inférieur ou égal à 2000 m3 dont la teneur en sédiments est supérieur ou égale au niveau de référence S1 : régime d’autorisation,
  • inférieur ou égal à 2000 m3 dont la teneur en sédiments est inférieure ou égale au niveau de référence S1 : régime de déclaration. 
Il est loisible de penser que l'administration visait par les mots  «cours d'eau ou canaux» ces derniers en tant que voies navigables. Il n'en reste pas moins, en l'absence de précision, que les canaux propres aux ouvrages hydrauliques, également artificiels, peuvent être visés par cet article. Cette ambiguïté de rédaction doit être levée, afin d'éviter toute interprétation arbitraire et à charge.

D'autre part, le 3-2-1-0 s'est vu adjoindre l'arrêté du 9 août 2006, complété par ceux du 23 décembre 2009, 8 février 2013 et 17 juillet 2014, qui détermine le niveau S1 : quantité de polluants exprimé en mg par kilo de sédiment sec, avec obligation d'analyse par laboratoire agréé.

Tout riverain ou propriétaire d'ouvrage hydraulique, désireux de satisfaire à ses obligations d'entretien, peut donc être obligé de faire face à des dépenses exorbitantes (analyses, enlèvement, voire traitement) du fait d'une situation dont il n’est pas responsable. Cela peut mettre en péril l'exploitation du droit d'eau des ouvrages hydrauliques.

Un groupe de travail ministériel travaillerait depuis octobre 2014 sur l'ambiguïté de l'interprétation de mot «canaux». Mais pendant ce temps, les décrets et arrêtés sont applicables et les contentieux s'accumulent.

Discussion
On peut souligner à ce stade les points suivants :
  • il paraît douteux que cette révision de la cartographie, acceptée par la ministre dans un but légitime, puisse être réalisée de façon exhaustive et fiable compte tenu des délais impartis et des modalités de concertation;
  • les ambiguïtés doivent être levées rapidement comme par exemple l’intitulé de l’art R214-1 du CE (sa rubrique 1.2.1.0 comprend « cours d’eau, plan d’eau ou canal ») permet de faire l’objet de prescriptions complémentaires à la restauration écologique. Or le mot « canal » n’entre évidemment plus dans le champ des critères cumulatifs énoncés;
  • la responsabilité des riverains et propriétaires d'ouvrages hydrauliques concernant les opérations d'entretien et d'enlèvement des sédiments et atterrissements  doit être revue et précisée ; 
  • ne seront donc plus « cours d’eau » :
- tout ce qui a été creusé de la main de l’homme : rigole, bief, béal et canal de fuite de moulin, canal d’irrigation…
- les ruisseaux en assec pendant de nombreux mois,
- les petits rus temporaires qui naissent avec les eaux de ruissellement;
  • une sémantique consensuelle nationale devrait être utilisée. Le département de l’Ain, par exemple a publié la cartographie soumise à concertation. On y découvre :
- le « cours d’eau par défaut » serait celui identifié par un SIG et non contrôlé sur le terrain. C’est inadmissible dans la mesure où la marge d’erreur est trop forte pour le considérer «cours d’eau». On peut imaginer que cette cartographie s’effectuerait par étapes successives. Si c'est le cas, cet inventaire de «cours d’eau par défaut» doit être renommé «cours d’eau à valider» ou «cours d’eau à confirmer»,
- le « cours d’eau expertisé » signifie-t-il qu’il s’agit d’un postulat hors concertation? Le principe d’une expertise contradictoire doit être instauré, car en fonction de facteurs édaphiques et climatiques, l’analyse peut varier considérablement,
- la rubrique « non cours d’eau » est intéressante dans la mesure où elle confirme le caractère exhaustif de l’inventaire et évite les erreurs.
Notre conseil 
Nous encourageons les associations à se signaler à la Préfecture, à rappeler que les biefs sont des canaux artificiels non assimilables à des rivières et à signifier que si l'administration a un avis contraire, cet avis exige une procédure contradictoire.

Illustration : en haut, source CR, droits réservés. Les contentieux entre élus, exploitants et police de l'eau se sont multipliés ces dernières années, en raison du statut ambigu de certains chenaux. En bas, source Moulin Garnier, droits réservés. Il est aujourd'hui difficile de savoir si le curage d'un bief est libre, soumis à déclaration ou soumis à autorisation. Le texte réglementaire est ambigu, les services instructeurs tiennent des discours différents selon les départements.

22/11/2015

Les Etats-Unis n'ont effacé que 1000 barrages en un siècle (mais la France prétend en traiter 15.000 en 5 ans…)

Les Etats-Unis, pionniers dans le démantèlement des ouvrages hydrauliques, n'ont effacé que 1000 barrages en un siècle, soit 0,05% de leur parc. En comparaison, la France prétend traiter 20% de ses ouvrages en 5 ans. C'est évidemment absurde : les difficultés signalées par certaines Agences de l'eau montrent d'ores et déjà que le rythme de traitement des dossiers n'est pas au rendez-vous et que le délai ne sera jamais tenu. A dire vrai, nous sommes les seuls en Europe à développer ces pratiques d'apprenti sorcier et de bureaucratie autoritaire à grande échelle. Cela nous rappelle l'incroyable niveau d'amateurisme et d'irréalisme de l'administration française dans le domaine de la continuité écologique : un minimum de préparation et de concertation aurait révélé le problème, conduit à des approches plus prudentes et plus raisonnables, évité la confusion et le conflit au bord des rivières.  

Les Etat-Unis ont engagé, près de 30 ans avant la France, une politique de démantèlement des ouvrages hydrauliques, dans le sillage du Clean Water Act 1972 et de l'Endangered Species Act 1973. Le contexte américain est plus favorable que le contexte français : imaginaire national nourri à l'idéal de la "nature sauvage et vierge" assez éloigné de la sensibilité européenne portée sur la co-évolution nature-culture ; grande majorité d'ouvrages de construction récente (XXe siècle), à vocation utilitaire et donc sans attachement patrimonial ni valeur historique ; espace disponible permettant des expérimentations en gestion de territoire sans trop affecter les populations ; gestion dominée par l'approche économiciste (coût comparé du démantèlement et de la modernisation) dans un contexte où les énergies fossiles en sous-sol sont par ailleurs valorisées et où la transition post-carbone n'a jamais été une priorité nationale.

Du fait de l'ancienneté de l'expérience nord-américaine, et de ses conditions plutôt favorables de réalisation, son bilan quantitatif est intéressant à examiner. Ainsi, un article récent paru dans Science nous apprend que  1086 barrages ont été démantelés aux Etats-Unis entre 1915 et aujourd'hui, avec l'essentiel des effacements menés depuis 1986 (O'Connor et al 2015, voir aussi cette carte interactive). Le rythme s'accélère certes (cf image ci-dessous), mais ne dépasse pas pour le moment la cinquantaine d'ouvrages par an.

Ce chiffre de 1000 barrages peut paraître impressionnant. Mais une autre étude récente (Fencl et al 2015) nous révèle qu'outre les 87.000 grands barrages recensé par corps des ingénieurs de l'armée, les Etats-Unis comptent plus de 2 millions d'ouvrages hydrauliques de moins de 7,6 m sur leurs rivières. Donc, cela signifie que les Etats-Unis ont traité en réalité… 0,05% de la fragmentation de leurs cours d'eau.

En comparaison, la France a classé ses rivières à fin de continuité écologique en 2012-2013 et il a été estimé que le classement concerne entre 10.000 et 20.000 ouvrages (chiffre exact inconnu, prenons 15.000 comme estimation). Si l'on en juge par le Référentiel des obstacles à l'écoulement de l'Onema, il existerait 76 807 ouvrages recensés en rivières. Cela signifie que l'administration française considère comme possible de traiter en 5 ans pas moins de 20% des ouvrages hydrauliques présents sur nos cours d'eau.

Cette prétention est grotesque. Pour prendre un exemple sur un bassin, l'Agence de l'eau Seine-Normandie n'arrive de son propre aveu (projet de SDAGE 2016-2021) à suivre en moyenne qu'une centaine de travaux sur les seuils et barrages par an sur l'ensemble du bassin, admet elle-même que 750 ouvrages seulement seront suivis entre 2016 et 2021, cela alors que le nombre de seuils classés L2 sur le bassin est compris entre 5000 à 7000, ce qui impliquerait un rythme de gestion des dossiers dix fois plus important que celui admis comme réaliste par l'Agence.

Aussi autoritaire que précipitée, cette politique kafkaïenne de continuité écologique est vouée à l'échec. Rappelons que :
  • la France avait déjà classé 1300 ouvrages prioritaires suite Plan d'action pour la restauration de continuité écologique de 2009 et elle n'a pas même attendu le retour d'expérience de cette première tentative (alors qu'une minorité de ces ouvrages a été traitée et que de nombreux problèmes de gouvernance et d'acceptabilité sociale se sont révélés);
  • le soubassement scientifique des classements administratifs de rivière est à peu près nul (aucune modélisation des rivières, aucun diagnostic réellement complet des bassins versants, aucun objectif de résultat, aucune analyse coût-avantage, aucune programmation d'un suivi quantifié des résultats... alors que la littérature scientifique regorge de mises en garde à ce sujet, notamment la littérature nord-américaine faisant le bilan de la politique de restauration des rivières) ;
  • la France est à notre connaissance le seul pays européen à engager une politique autoritaire et systématique de destruction préférentielle des ouvrages en rivière, alors que tous nos partenaires sont soumis à la même directive cadre européenne sur l'eau (laquelle n'a jamais enjoint à détruire le patrimoine hydraulique);
  • la faible corrélation entre les ouvrages hydrauliques et l'état écologique / chimique des rivières, ainsi que les résultats notoirement contrastés des restaurations morphologiques, suggèrent que cette politique coûteuse aura très peu d'effet sur nos obligations européennes;
  • le temps perdu et l'attention détournée sur cet aspect secondaire pour la qualité des rivières n'améliorent évidemment pas notre retard sur les pollutions agricoles et eaux usées, pour lesquelles nous avons été condamnés par la Cour de justice européenne, pas plus qu'il ne nous prépare à la prise en compte croissante des polluants que va exiger l'évolution de la DCE 2000 (doublement des substances prioritaires à surveiller d'ici 2018).
La dérive administrative dans le domaine des ouvrages hydrauliques n'est que la pointe émergée de l'iceberg. Le bilan de la politique française de l'eau est médiocre, sans que ses responsables ne soient le moins du monde inquiétés, et sans que changent les déterminants de cet échec: sous-information scientifique des programmations en rivière, jeu obscur des lobbies en comités de bassin, usages intensifs des sols globalement non compatibles avec le bon état des masses d'eaux, gabegie d'argent public dans des actions désordonnées et précipitées, impotence autosatisfaite d'une administration dont les dérives et les manquements ont été maintes fois pointés, mais jamais substantiellement corrigés (par exemple, pour la seule période récente, défaut de concertation cf CGEDD 2013, problème de gouvernance et de fonctionnement de certains établissements publics comme l'Onema cf Cour des Comptes 2013 ou les Agences de l'eau cf Cour des Comptes 2015, manque d’efficacité dans l’action cf Rapport Lesage 2013,  Rapport Levraut 2013, rapportage européen de qualité douteuse cf European Commission 2015)

Elus, associations, personnalités, une seule solution pour sortir de l'impasse sur la question des ouvrages hydrauliques :
appel à moratoire sur la mise en oeuvre du classement des rivières

21/11/2015

Aménagements de continuité écologique: la prise en compte des espèces invasives et indésirables est impérative

La libre-circulation piscicole peut-elle favoriser des espèces invasives et des pathogènes dangereux pour les populations patrimoniales de nos rivières? C'est une évidence, et la question est envisagée par la recherche depuis bien longtemps. Hélas, elle est ignorée la plupart du temps par l'administration et par le gestionnaire, qui engagent de vastes programmes d'effacements ou aménagements d'ouvrages sans respecter pleinement le principe de précaution. Cette situation doit cesser au plus vite, sur tous les bassins. Dans ce nouvel article de synthèse scientifique et juridique, nous faisons le point sur cette question des espèces invasives, tout à fait d'actualité en France comme le rappelaient les travaux récents sur le pseudorasbora

Mode d'emploi : tout particulier ou toute association peut utiliser librement les données ici rassemblées. L'intervention peut se faire dès que vous êtes informé d'un document de programmation qui inclut des effacements / aménagements (SDAGE, SAGE, contrat rivière, contrat territorial). Il est souhaitable d'interpeller directement l'autorité préfectorale (DDT-M), par courrier recommandé avec copie simple au maître d'ouvrage (syndicat, collectivité, entreprise, particulier). Pensez à saisir également l'Agence de l'eau : elle est le financeur des aménagements et elle prétend à des interventions "irréprochables", elle doit donc assumer la totalité de leurs implications et de leurs coûts.

Les effacements sont plus risqués que les aménagements car ils laissent passer toutes les espèces, y compris celles qui ont de faibles capacités de nage et saut (par exemple le goujon asiatique, les différentes écrevisses invasives). Ils doivent faire l'objet d'une vigilance forte.

Sur ce dossier particulier des espèces invasives, vous devez obtenir :
  • une analyse des pêches électriques récentes du bassin, ainsi que des prélèvements biologiques, avec une évaluation de la présence des espèces (poissons, crustacés, mollusques, etc.) considérées comme indésirables et des espèces natives jouissant d'une protection particulière; 
  • une modélisation du risque pour la biodiversité et une justification du choix de l'aménagement le plus adapté;
  • des mesures compensatoires si nécessaire.
Voir par ailleurs en fin d'article les autres points à inclure dans votre démarche (hors espèce invasives).

A noter : cette analyse des espèces indésirables peut se faire site par site (si présence très locale à l'amont d'une population protégée), mais elle doit d'abord être réalisée à échelle du tronçon, de la rivière ou du bassin versant où le programme de continuité écologique est appliqué. Le coût en est important et il n'incombe pas au propriétaire ou à l'exploitant. C'est aux autorités (DDT-M, Onema) et aux gestionnaires (Agences de l'eau, syndicats) de prendre leurs responsabilités et d'engager ces études. Au demeurant, un propriétaire ne peut pas répondre à une injonction d'aménager son ouvrage si l'administration n'a pas d'abord garanti que son injonction ne fait pas courir de risque aux milieux.




Effacement / aménagement d'ouvrages et espèces indésirables : ce que dit la science
En biologie de la conversation, les espèces dites invasives ou indésirables sont considérées comme l'une des menaces majeures sur la préservation de la biodiversité native des assemblages d'espèces patrimoniales des cours d'eau (Dudgeon et al 2006). L'émergence de ces espèces invasives est directement associée aux activités humaines au bord des rivières, qui produisent des introductions volontaires ou accidentelles (Leprieur et al 2008). Les menaces que font peser les espèces indésirables sont de trois ordres : compétition évolutive directe (prédation ou occupation de niche), hybridation génétique, transmission de pathogènes. On estime que 20% des 680 extinctions d'espèces répertoriées par l'IUCN l'ont été à cause d'espèces invasives (Clavero et García-Berthou 2005), une menace qui reste bien réelle pour les systèmes européens d'eaux douces  (Nunes et al 2015).

Les espèces invasives représentent une menace connue pour la faune piscicole en France. Les importations d'agents infectieux sont loin d'être rares : nématode parasite de la vessie natatoire des anguilles (Anguillicola crassa) lié à l'importation européenne d'individus japonais ; yersiniose associée à l'introduction du tête de boule d'origine américaine ; trématode parasite Bucephalus polymorphus diffusé par l'introduction du sandre, etc. La première cause historique d'introduction d'une espèce étrangère sur un bassin est le loisir-pêche (36% des cas recensés, voir Keith et Allardi 1997).

Récemment, on a mis en lumière la colonisation rapide des rivières françaises par le Pseudorasbora parva ou goujon asiatique, espèce présente dès la fin des années 1970 et qui a connu la plus forte progression depuis le début des années 1990 (Allardi et Chancerel 1988, Poulet et al 2011). L'espèce a été introduite accidentellement en Roumanie dans les années 1960, à partir de deux souches chinoises. Pas moins de 32 pays ont été colonisés en l'espace de 50 ans (Gozlan et al 2010). L'analyse génétique montre que cette diffusion est associée à des actions humaines, mais qu'elle suit aussi désormais sa dynamique propre (Simon et al 2015). En 2005, il a été montré que le goujon asiatique est porteur sain d'un agent infectieux de type parasitaire, Sphaerothecum destruens, capable de se transmettre à des espèces natives comme l'able de Heckel (Leucaspius delineatus) (Gozlan et al 2005). Des chercheurs de l'IRD viennent de publier une étude sur le Pseudorasbora parva montrant que le pathogène dont ce poisson est porteur sain peut provoquer de fortes mortalités chez les poissons natifs d'un bassin versant (Ercan et al 2015)

La présence d'espèce invasives et de leurs pathogènes dans les rivières françaises est donc une réalité que l'on ne peut ignorer : elle contraint les programmes des gestionnaires à en examiner la gravité et à en conjurer l'expansion.


Des débats animent la communauté des chercheurs pour savoir si la notion d'intégrité biotique – conduisant à donner primauté aux espèces natives et à ne pas considérer comme gain de biodiversité l'augmentation de richesse spécifique par la présence des espèces non-natives – a un sens (par exemple Sagoff 2005). Nous n'entrerons pas dans ce débat, nécessaire mais non pertinent pour la mise en oeuvre actuelle de la continuité écologique. Dans la mesure où les gestionnaires français et européens ont privilégié une approche conservationniste, avec l'idée d'un "état de référence" de la rivière peu anthropisée (Bouleau et Pont 2015), on est conduit à exiger de ces gestionnaires la cohérence interne de leur démarche : s'ils veulent un état biologique peu anthropisé et ne souhaitent donc pas favoriser les espèces invasives d'importation récente, ils ne doivent pas encourager les mesures qui facilitent la dispersion de ces dernières. La continuité écologique en est une, puisqu'elle se donne comme objectif la libre-circulation de tous les poissons dans le cours d'eau. Plus la mesure de défragmentation est ambitieuse, plus elle est risquée de ce point de vue : l'effacement d'un ouvrage permet de coloniser de nouveaux territoires vers l'amont. Les dispositifs de franchissement présentent aussi des risques.

Il existe une littérature scientifique internationale sur cette question des mesures de continuité écologique en lien avec le risque de diffusion des espèces ou pathogènes indésirables. La fragmentation d'un cours d'eau est parfois un mode de gestion. Une présence de barrières en rivière est un moyen connu pour éviter les invasions d'espèces indésirables ou de pathogènes : par rapport à l'éradication, elle n'empêche pas l'invasion mais peut la ralentir ou la contenir, offrant une option intéressante selon les maxima locaux observés dans les écosystèmes. Des modèles montrent que le fait de préserver des zones sans infestation, même de superficie modeste, produit des résultats intéressants (Sharov et Liebhold 1998). Ces barrières se montrent particulièrement efficaces pour les espèces ayant de faibles capacités de saut, comme par exemple les lamproies marines considérées comme invasives dans certains bassins canadiens (McLaughlin et al 2007).

Dans une logique de conservation qui anime souvent le gestionnaire, en particulier pour les salmonidés, le choix de fragmentation ou défragmentation du cours d'eau dépend dès lors de la réponse à plusieurs questions : les populations de valeur sont-elles présentes, après estimation correcte de la valeur de conservation? Ces populations sont-elles vulnérables à des espèces non natives ? Les barrières isolant les populations conduisent-elles à un risque d'extinction ? Comment la gestion de la rivière doit-elle être optimisée si elles s'adresse à des populations multiples ? (Fausch et al 2009). Le programme d'aménagement doit se faire sur une approche intégrative à différentes échelles temporelles et spatiales, avec une prise en compte des trajectoires évolutives locales, en évitant de se limiter à un seul site pour plutôt saisir les dynamiques du bassin versant (Crook et al 2015). Le choix de construire, modifier ou éliminer une barrière à la circulation piscicole demande l'examen de ce bassin, de ses espèces nuisibles ou invasives, de ses espèces patrimoniales et de la capacité de nage / saut de ces populations dont on espère une certaine évolution (McLaughlin et al 2006).

Les passes à poissons et autres dispositifs de franchissement, tout comme les effacements de barrages, peuvent favoriser les espèces cibles et natives autant que les espèces invasives et l'expansion des pathogènes. Inversement, le choix de maintenir ou d'érige des barrières peut être un outil de conservation de la faune piscicole. Ce dernier point est connu par de nombreuses recherches, mais il est "probablement sous-estimé" par les gestionnaires. On peut pourtant documenter pour la seule Amérique du Nord plus de 50 projets où des barrages sont volontairement utilisés pour la gestion optimale de populations halieutiques par rapport à différents risques : prédation ou compétition territoriale, hybridation, pathogènes (McLaughlin et al 2013).

Les effets attendus du changement climatique doivent être intégrés dans la réflexion sur le maintien ou la suppression de la connectivité en lien avec les espèces invasives. Il est montré que l'implantation de barrières comme des usines hydro-électriques n'est pas forcément négatives pour la préservation de populations natives sur les zones amont (Melles et al 2015). Le risque d'introgression (hybridation génétique entre des espèces proches) entre des populations natives et des populations d'élevage tend à diminuer avec la distance des populations et la présence de barrière migratoire, par exemple dans les taux d'interfécondation entre la truite arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) et la truite fardée (Oncorhynchus clarkii lewisi) (Loxterman et al 2014).

La banalisation des assemblages piscicoles est un autre effet négatif non recherché. La suppression d'un petit barrage peut entraîner la progression rapide des populations aval au détriment des populations amont avec un effet d'homogénéisation non désiré – par exemple sur un cours d'eau nord-américain l'expansion de la perchaude (Perca flavescens) et du meunier noir (Catostomus commersonii) (Kornis et al 2015). L'absence d'espèces invasives après une suppression de barrages peut aussi être le symptôme paradoxal de l'absence d'efficacité de l'effacement, par exemple lorsque sa cible (omble des fontaines, Salvelinus fontinalis) ne montre pas plus de changement que les autres espèces du tronçons (Stanley et Orr 2007).

Le problème ne se limite évidemment pas aux poissons. Une étude sur l'écrevisse de Louisianne (Procambarus clarkii) en Californie montre par exemple que les rivières les plus fragmentées sont celles qui subissent le moins d'invasion en zone d'amont, facilitant le zonage des plans de reconquête du gestionnaire (Kerby et al 2005). Ce point est d'intérêt en France où six espèces non-natives menacent les espèces patrimoniales d'écrevisses en fort déclin (Onema 2013).

Effacement / aménagement d'ouvrages et espèces indésirables : ce que dit le droit
L'obligation de protéger les espèces menacées est inscrite dans le droit européen et international de l'environnement : Convention de Berne, 1979  ; Directive Habitat-faune-flore de 1992. Au plan européen, il a été établi récemment par la Cour de justice de l'Union européenne qu'aucun Etat-membre de l'Union européenne ne peut engager un programme d'aménagement de rivière de nature à aggraver son bilan chimique ou écologique (CJUE 2015, C-461/13). Cela implique notamment que les outils de programmation comme les SDAGE et les SAGE doivent engager toutes les mesures de sauvegarde évitant la diffusion des espèces indésirables et de leur pathogènes, de nature à faire peser un risque sur les paramètres biologiques (piscicoles notamment) de l'état écologique d'une masse d'eau.

La lutte contre les espèces exotiques envahissantes est inscrite dans l'article 23 de la loi du 3 août 2009 dite Grenelle 1 : "l'Etat se fixe comme objectifs (…)  la mise en œuvre de plans de lutte contre les espèces exotiques envahissantes, terrestres et marines, afin de prévenir leur installation et leur extension et réduire leurs impacts négatifs".

L’article L.411-3 Code de l'environnement prévoit la possibilité d’interdire l’introduction dans le milieu naturel des espèces exotiques envahissantes: "est interdite l'introduction dans le milieu naturel, volontaire, par négligence ou par imprudence de tout spécimen d'une espèce animale à la fois non indigène au territoire d'introduction et non domestique, dont la liste est fixée par arrêté conjoint du ministre chargé de la protection de la nature et, soit du ministre chargé de l'agriculture soit, lorsqu'il s'agit d'espèces marines, du ministre chargé des pêches maritimes".

La transmission volontaire ou accidentelle d'une épizootie est également interdite (typiquement le risque de diffusion du parasite du pseudorabsora, cf plus haut) par l'article L228-3 Code rural et de la pêche : "Le fait de faire naître ou de contribuer volontairement à répandre une épizootie chez les vertébrés domestiques ou sauvages, ou chez les insectes, les crustacés ou les mollusques d'élevage, est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 75 000 €. La tentative est punie comme le délit consommé. Le fait, par inobservation des règlements, de faire naître ou de contribuer à répandre involontairement une épizootie dans une espèce appartenant à l'un des groupes définis à l'alinéa précédent est puni d'une amende de 15 000 € et d'un emprisonnement de deux ans."

En droit français, rappelons que le principe de précaution est désormais dans la Charte de l'environnement (2004) à valeur constitutionnelle : "Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage." Les connaissances scientifiques font état de risques graves pour les milieux quand des espèces invasives sont introduites dans le biotope d'espèces patrimoniale protégées : la non-prise en compte de ce risque n'est donc pas défendable.

Conclusion
La question des espèces invasives est importante dans toute opération d'effacement ou aménagement, et doit faire l'objet de mesures spécifiques. Ces mesures sont de la responsabilité de l'autorité en charge de l'eau, qui ne saurait faire injonction de procéder à des travaux en rivière sans avoir au préalable pris l'ensemble des risques en considération.

Les espèces indésirables sont loin d'être le seul problème à envisager. Toute destruction ou transparence d'ouvrage hydraulique implique également l'évaluation des points suivants : bilan nutriment (azote, phosphore) du tronçon de la rivière suite aux changements d'écoulement (voir cet article) ; analyse chimique des sédiments et plan de gestion (voir cet article); évaluation du risque crue / étiage (voir ce dossier complet OCE) ; évolution de la ripisylve et végétation rivulaire (mortalité, plan de gestion, synthèse à venir). Les droits des tiers doivent par ailleurs être préservés, les autorités de protection du patrimoine culturel et paysager doivent être interrogées: voir quelques rappels des textes juridiques applicables sur ce Vade-mecum.

IIlustration : en haut, pourcentage d'espèces non-natives de poissons de rivière (A) et richesse spécifiques des espèces natives (B), in Leprieur et al. 2008 ; en bas, présence du pseudorabsora dans les eaux françaises, selon la dernière étude de tendance de l'Onema (source Eaufrance, Onema). On voit que cette espèce, porteuse d'un pathogène potentiellement grave pour les populations piscicoles natives, est signalée en hausse significative (carré vert) sur les grands bassins de la métropole (Loire, Seine, Rhône, Garonne). Comme le réchauffement climatique tend de surcroît à défavoriser certaines espèces patrimoniales d'eaux froides ou vives, les pressions peuvent s'accumuler sur les milieux. Il est impératif d'inclure dans le programme de continuité écologique (et avant son exécution massive) une simulation de l'évolution des populations. Nous avons connu trop d'exemples où des bonnes intentions affichées produisent des résultats inattendus et négatifs pour tolérer une approche amateuriste et précipitée de la continuité écologique.

19/11/2015

Idée reçue #06 : "C'est l'Europe qui nous demande d'effacer nos seuils et barrages en rivière"

A la fin des années 2000 et au début des années 2010, certains gestionnaires de rivières ont mis en avant que la nécessité de rendre transparents les seuils et barrages sur les rivières découlait des obligations françaises vis-à-vis de l'Union européenne, en particulier de la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Cette idée persiste encore chez certains élus locaux ou nationaux. Elle est totalement fausse : la "continuité de la rivière" est un point mentionné parmi d'autres dans une annexe de la DCE 2000, les seuils et barrages n'étant cités nulle part comme un élément-clé de la qualité écologique et chimique d'une masse d'eau. En revanche, la France est en retard sur ses vraies obligations européennes, qui n'ont rien à voir avec l'effacement compulsif et inutile de moulins pluricentenaires.

La Directive cadre européenne sur l'eau fixe un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau, visant à atteindre son bon état chimique et écologique à horizon 2015 (prorogeable 2021 et 2017 selon les masses d'eau). En consultant le texte, on s'aperçoit qu'il n'est nullement question d'aménager ou d'effacer les barrages. L'expression "continuité de la rivière" apparait une seule dois dans le texte de la Directive, dans son annexe V. Cette "continuité" est citée dans une énumération, parmi 18 facteurs qu'il convient d'apprécier comme "éléments de qualité pour la classification de l'état écologique".

Donc, la DCE 2000 :
  • mentionne la continuité comme facteur de qualité parmi bien d'autres;
  • ne fournit aucune indication sur son poids relatif dans la qualité de l'eau;
  • ne donne aucune instruction relativement aux ouvrages.
En bonne logique, la loi n° 2004-338 du 21 avril 2004 portant transposition de la directive en droit français n'impose pas davantage l'obligation de modifier des ouvrages hydrauliques.

Lorsque la Directive a été adoptée, les administrations européennes (Agence européenne de l'environnement, Commission) ont produit un arbre de décision sur l'interprétation de l'état d'une rivière. Ce graphique est par exemple repris dans le Guide technique d'évaluation de l’état des eaux de surface continentales (cours d’eau, canaux, plans d’eau) et nous le reproduisons ci-dessous (cliquer pour agrandir).


Ce schéma est intéressant puisqu'il montre que :
  • les critères morphologiques de la rivière (où figurent les seuils et barrages) sont considérés comme des conditions du "très" bon état écologique (pas du "bon état" qui est notre obligation européenne), et donc sauf preuve contraire non prioritaires en calendrier ou en méthode;
  • les premières obligations des Etats-membres concernent la mesure des paramètres biologiques et physico-chimiques sur chaque masse d'eau superficielle.
Hélas, cette (vraie) obligation européenne n'est pas respectée par les gestionnaires en charge des mesures de qualité écologique et chimique (Onema et Agences de l'eau principalement). Quand on consulte les fichiers présents sur le site officiel de rapportage des mesures de qualité de l'eau à l'Union européenne, on s'aperçoit que les données de base manquent sur un grand nombre de rivières. La Commission européenne a souligné la qualité très perfectible du rapportage français DCE 2000 à plusieurs reprises (voir CE 2015, Report on the progress in implementation of the Water Framework Directive Programmes of Measures). On y lit que la France doit :
  • combler les vides du suivi et de la méthodologie dans l'analyse des qualités écologique et chimique des eaux de surface;
  • améliorer l'analyse des liens entre impacts / pressions et qualité de l'eau, afin de choisir des mesures utiles pour l'atteinte du bon état DCE 2000;
  • traiter le problème des pollution nitrate / phosphore, obstacles au bon état, de même que la charge en pesticides;
  • identifier de manière claire et transparente les pollutions de chaque bassin versant;
  • mieux qualifier les services rendus par l'eau et donc les analyses coût-avantage des mesures choisies;
  • intégrer davantage le réchauffement climatique dans l'analyse des impacts et des besoins futurs.
L'Union européenne ne demande pas à la France de détruire ses seuils et barrages… mais de satisfaire ses vraies obligations pour la qualité de l'eau, qui sont très en retard! 

Ajoutons un autre point important. L'Union européenne a donné aux Etats-membres la possibilité de classer des masses d'eau comme "fortement modifiées" (article 4 de la DCE 2000). Dans cette hypothèse, les objectifs de qualité de l'eau sont ajustés. C'est réaliste, cela donne du temps pour (si c'est possible) restaurer un état biologique modifié de longue date. L'Allemagne a eu recours à ce procédé pour près de la moitié de ses masses d'eau, tandis que la France a affirmé (de manière fantaisiste) que près de 90% de ses rivières seraient "naturelles". Du même coup, notre pays a lui-même fixé vis-à-vis de l'Europe la barre très haut, alors que :
  • la France est déjà condamnée par la Cour de justice européenne pour le mauvais état de ses eaux (non-application des Directives Nitrates 1991, Eaux résiduaires urbaines 1991), 
  • la France est très loin d'atteindre ses engagements DCE en 2015 (en théorie les deux-tiers des masses d'eau en bon état, en pratique la moitié de cet objectif), 
  • la France manque cruellement de moyens pour changer cet état de fait... et se permet de dilapider l'argent public dans des destructions de moulins.
Signalons enfin que l'UE soutient des initiatives visant à la relance de l'activité hydro-électrique des moulins (comme le projet Restor Hydro, cofinancé par le programme Énergie intelligente-Europe), donc qu'elle est bien loin de montrer à l'encontre des seuils et barrages le dogmatisme dont fait preuve l'administration française depuis 10 ans.

Est-ce à dire que la DCE 2000 est irréprochable? Pas de notre point de vue. Certains chercheurs en science de l'eau et de l'environnement ont par exemple souligné que l'idée fondatrice de la DCE, celle d'un "état de référence" de la rivière, pose de gros problèmes de cohérence scientifique et de faisabilité technique. Cette hypothèse suppose que l'on peut définir une sorte d'état idéal fixe de la rivière et de son peuplement, ce qui est contraire à la nature dynamique et non réversible des phénomènes vivants (voir Bouleau et Pont 2014, Bouleau et Pont 2015, recension et explication ici). Un autre problème est que la DCE 2000 ne considère qu'une quarantaine de substances chimiques polluantes, mais des travaux ont démontré que nos rivières en comptent au moins 10 fois plus (CGDD 2011), notamment des pesticides et des médicaments dont nous sommes premiers consommateurs en Europe.

Remettons donc les choses en perspective : l'Union européenne n'a jamais demandé à ses Etats-membres d'entreprendre l'effacement ou l'aménagement systématique des seuils et barrages au nom de l'atteinte du bon état écologique et chimique des rivières. Elle a offert aux pays la possibilité de classer leurs masses d'eau comme fortement modifiées, ce que la France a refusé de faire. En revanche, l'Union européenne demande des vraies mesures de qualité biologique, physico-chimique et chimique des masses d'eau, domaine où notre pays accuse un grave retard. Le choix de continuité écologique est donc un choix franco-français. Il a d'abord été introduit de manière raisonnable dans la loi de 2006 sur l'eau et dans la loi Grenelle de 2009. Ce choix est ensuite devenu un problème quand l'administration française a classé brutalement des milliers de rivières en 2012-2013, avec priorité à l'effacement des ouvrages et manque crucial de financement public des travaux fort coûteux. Cette dérive hexagonale n'est pas une obligation européenne et compte tenu du faible impact biologique des seuils et barrages (idée reçue #02), voire de certains de leurs effets positifs (idée reçue #04), elle risque surtout de retarder l'atteinte du bon état des masses d'eau. Un nombre croissant d'élus et d'institutions demandent en conséquence la réévaluation de la politique de continuité écologique.