17/12/2015

Le Conseil d'Etat valide les dérives kafkaïennes du Ministère de l'Ecologie sur les ouvrages hydrauliques

Le décret du 1er juillet 2014 (voir notre commentaire à ce sujet, ainsi que ceux sur l'arrêté complémentaire du 11 septembre 2015 ici et ici) vient d'être validé en Conseil d'Etat, les fédérations de moulins ayant été déboutées de leur requête en annulation.  Cette nouvelle couche de contrainte et de contrôle, s'ajoutant à des dispositifs d'une complexité déjà écrasante, promet un pourrissement de la situation en bord de rivière. La Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie persiste dans sa stratégie extrémiste : compliquer au maximum la vie des ouvrages hydrauliques pour pousser leurs propriétaires à en accepter la destruction, promue au titre de la continuité écologique. Cette politique est déjà un échec programmé au plan des résultats, car elle se fonde sur des postulats erronés. A défaut d'améliorer l'état des rivières, elle est en train de dégrader à vitesse vertigineuse les rapports des riverains à l'administration, et d'entamer la crédibilité même de l'action publique dans le domaine de l'eau.

Le seul point positif de l'arrêt n°384204 du Conseil d'Etat est l'interprétation de l'article R 214-51-1 CE, qui énonce :
I. - Sauf cas de force majeure ou de demande justifiée et acceptée de prorogation de délai, l'arrêté d'autorisation ou la déclaration cesse de produire effet lorsque l'installation n'a pas été mise en service, l'ouvrage n'a pas été construit ou le travail n'a pas été exécuté ou bien l'activité n'a pas été exercée, dans le délai fixé par l'arrêté d'autorisation, ou, à défaut, dans un délai de trois ans à compter du jour de la notification de l'autorisation ou de la date de déclaration.
On aurait pu craindre que l'administration tire argument de l'absence d'activité pendant 3 ans pour casser l'autorisation des ouvrages fondés en titre ou autorisés avant 1919. Cet argument est écarté par le Conseil d'Etat, qui précise que l'article R214-51 CE ne s'applique qu'aux autorisations nouvelles.

Des dispositions dont on peut craindre une grande difficulté d'application...
Le droit d'eau fondé en titre et sur titre persiste donc. Mais il est de plus en plus vidé de toute substance à mesure que l'administration s'arroge des pouvoirs de contrôle et de déchéance sur ce droit. Ainsi, le point manifestement négatif de l'arrêt est la validation de l'article R 214-18-1 CE, qui s'applique désormais sans modification de son énoncé initial :
"I.-Le confortement, la remise en eau ou la remise en exploitation d'installations ou d'ouvrages existants fondés en titre ou autorisés avant le 16 octobre 1919 pour une puissance hydroélectrique inférieure à 150 kW sont portés, avant leur réalisation, à la connaissance du préfet avec tous les éléments d'appréciation.
II.-Le préfet, au vu de ces éléments d'appréciation, peut prendre une ou plusieurs des dispositions suivantes :
1° Reconnaître le droit fondé en titre attaché à l'installation ou à l'ouvrage et sa consistance légale ou en reconnaître le caractère autorisé avant 1919 pour une puissance inférieure à 150 kW ;
2° Constater la perte du droit liée à la ruine ou au changement d'affectation de l'ouvrage ou de l'installation ou constater l'absence d'autorisation avant 1919 et fixer, s'il y a lieu, les prescriptions de remise en état du site ;
3° Modifier ou abroger le droit fondé en titre ou l'autorisation en application des dispositions du II ou du II bis de l'article L. 214-4 ;
4° Fixer, s'il y a lieu, des prescriptions complémentaires dans les formes prévues à l'article R. 214-17."
Plusieurs personnes réfléchissent à la possibilité d'un recours européen contre cette décision. Nous verrons ce qu'il en est de la concevabilité et de la recevabilité d'une telle action.

Quel est l'objectif de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie avec cette disposition? Obliger le propriétaire de moulin ayant un projet à contacter les services de la Préfecture pour soit casser son droit d'eau (campagne déjà largement lancée après le classement des rivières), soit compliquer la restauration du site en multipliant les entraves et les prescriptions, de manière tout à fait disproportionnée à l'intérêt réel des milieux aquatiques (mais parfaitement proportionnée à la volonté très idéologique du Ministère de faire disparaître le maximum d'ouvrages, point que ne cachent pas à l'oral certains hauts fonctionnaires rédigeant ces textes).

Le non-respect de l'article R 214-18-1 CE entraîne une contravention de 5e classe qui coûte 1500 euros au maximum. En comparaison, faire venir la DDT et l'Onema chez soi par signalement au Préfet peut aujourd'hui faire perdre le droit d'eau du moulin (contesté pour ruine, non entretien, etc.) ou aboutir à des impositions de dispositifs coûtant des dizaines ou des centaines de milliers d'euros (ceux qui sont justement prévus dans l'arrêté de 2015). Nous n'appelons évidemment pas nos lecteurs à désobéir à la réglementation, mais nous soulignons que beaucoup de personnes pourraient être tentées de le faire au regard du caractère déraisonnable, excessif et partial que prend parfois l'action administrative. Si le fait de contacter une administration déchaîne des procédures de rétorsion sans mesure ni proportion, les gens éviteront tout simplement de le faire...

Ce problème nous paraît d'autant plus aigu qu'il est fort difficile de distinguer entre des travaux (libres) de "nettoyage", "bricolage", "dépoussiérage" d'une part, des travaux (appelant déclaration au Préfet) de "confortement", "remise en eau", "remise en exploitation" d'autre part. Le Conseil d'Etat n'a pas jugé ces points ambigus ou flous, nous pensons qu'ils le sont manifestement : va-t-on déranger le Préfet à chaque fois qu'on prend une pioche ou qu'on serre un boulon? En ce qui nous concerne, nous nous garderons d'émettre un avis public sur ces subtilités sémantiques, mais nous discuterons de ces points avec chacun de nos adhérents et, en fonction de leur situation, nous leur donnerons les conseils que nous estimons les plus avisés pour défendre leurs droits et leurs libertés dans le respect d'une interprétation raisonnable des dispositions réglementaires.

Il faut aussi rappeler aux lecteurs ignorant les subtilités de la bureaucratie aquatique que tous les travaux en lit mineur et en berge sont déjà encadrés par un régime complexe de déclaration et autorisation (régime dit IOTA loi sur l'eau de l'article R214-1CE), de sorte que le dispositif ajoutant sans cesse de nouvelles couches aux anciennes est de moins en moins lisible. Nul n'est censé ignorer la loi, disait l'adage antique quand ces lois étaient peu nombreuses. Mais quand la loi commune est devenue une immense boursouflure réglementaire ad hoc, créée par des hauts fonctionnaires ayant manifestement perdu tout garde-fou démocratique et tout sens des réalités, il est à peu près impossible d'exiger sa connaissance et son respect jusque dans les moindres détails.

Vers un pourrissement et un durcissement des rapports aux DDT(-M) et à l'Onema: la DEB en aura pris toute la responsabilité
A travers les dispositions de ce décret de 2014 et de son arrêté complémentaire de 2015, la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie a suivi sa mauvaise habitude : pourrir la situation des moulins et étangs (plus généralement des ouvrages) en faisant supporter à ses services déconcentrés (DDT) et ses services techniques d'évaluation (Onema) le poids de ce pourrissement.

Car il faut être clair : quand l'administration vous désigne de manière constante, répétitive et compulsive comme un soi-disant ennemi de la rivière, quand cette administration met tout en place pour détruire votre propriété ou vous accabler de dépenses au coût exorbitant, elle ne doit pas s'attendre à autre chose qu'un durcissement de la situation au bord de l'eau.

La validation formelle par le Conseil d'Etat de ce décret de 2014 ne fait que conforter le diagnostic sévère que nous portons déjà :
  • l'encadrement administratif et le matraquage réglementaire étouffent toute activité en rivière, en particulier dans le domaine des seuils et barrages de moulins et usines à eau;
  • la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie est responsable de dérives graves et répétées visant à décourager la restauration du patrimoine hydraulique français et finalement à le détruire, aggravant l'absurdité de son action par l'hypocrisie de son déni ;
  • le caractère extrémiste, non démontré et non concerté des choix de continuité écologique en particulier provoque une incompréhension généralisée en dehors du petit cercle des lobbies et instances subventionnés par ledit Ministère, qui ne représentent nullement l'ensemble de la société civile;
  • propriétaires, exploitants, usagers et riverains sont littéralement excédés par le harcèlement dont ils sont victimes, et la résistance à ce qui est désormais perçu comme une oppression administrative permanente ne pourra prendre que des dimensions de plus en plus conflictuelles;
  • nous appelons nos élus à mesurer la perte grave d'équilibre, de crédibilité et de légitimité de l'action publique, pour rejoindre plus de 1200 grandes signatures qui appellent déjà à cesser les dérives dans le domaine des ouvrages hydrauliques. 
Associations : il ne faut plus seulement se défendre, mais répondre coup pour coup aux dérives administratives.  C'est de votre vigueur que dépend le reflux de l'arbitraire et de la manipulation entourant les dispositions adverses sur les ouvrages hydrauliques. 

Illustration : DR

15/12/2015

Du continuum fluvial à la continuité écologique: réflexions sur la genèse d'un concept et son interprétation en France

Les bureaucraties ont une fâcheuse tendance à rendre indigestes les idées dont elles s'entichent. La continuité écologique n'y fait pas exception depuis qu'elle est devenue en France le marché subventionné le plus florissant du BTP, sous l'impulsion de fonctionnaires et gestionnaires qui se rêvent en sauveurs des rivières. Avant d'échouer sur ce rivage, la continuité est un outil conceptuel de la recherche scientifique en écologie des milieux d'eau douce. Une ré-analyse de sa jeune histoire permet de comprendre ses attendus, son succès dans les programmes de restauration et conservation, ses limites et ambiguïtés dans la mise en oeuvre française. On souligne ici en particulier cinq points : les rivières réelles sont des systèmes discontinus;  la détermination physique des conditions de peuplement biologique est (ou devrait être) un raisonnement neutre au plan des jugements de valeur; l'essentiel des travaux de continuité porte jusqu'à ce jour sur la grande hydraulique, dont les effets morphologiques sont sans rapport avec 90% des ouvrages en rivière; la distinction entre répartition différentielle de peuplements et pression d'extinction en rivières discontinues est rarement claire, ce qui paralyse l'intelligence des priorités et la validation des analyses coût-efficacité; la politique française oscille entre 3 registres (qualité DCE 2000, grands migrateurs, restauration d'habitat) qui n'ont pas du tout la même probabilité de succès, les mêmes conséquences ni les mêmes coûts.  Cette politique est destinée à échouer si elle ne consent pas à l'effort d'une clarification programmatique sur ses finalités, d'une priorisation réaliste de ses actions et d'une analyse critique de la validité scientifique de sa mise en oeuvre. 

En 1980, Robin L. Vannote et ses collègues publient un article intitulé "The river continuum concept" (le concept de continuum de la rivière ou continuum fluvial, Vannote et al 1980). Il devient rapidement l'un des articles les plus influents dans la jeune histoire de l'écologie des milieux aquatiques, parfois cité comme acte fondateur de la continuité écologique.

Le succès de cet article tient au fait qu'il a rassemblé dans un même cadre conceptuel deux approches de la rivière : l'une venant de l'ichtyologie et de l'hydrobiologie (approche biotique, les zonations et typologies développées à partir des années 1940) ; l'autre venant de l'hydrophysique et la géomorphologie (approche abiotique, la description de la rivière selon des paramètres physiques, et en particulier énergétiques). L'idée générale est la suivante : de la tête de bassin à l'embouchure, les réseaux fluviaux présentent une succession de conditions physiques (abiotiques) autour desquels s'organisent des communautés d'espèces (biotiques). Structures, fonctions et populations du continuum fluvial s'organisent autour de l'énergie cinétique du courant et de l'énergie biochimique des nutriments / proies, dans une logique d'optimisation (moindre action au plan physique, adaptation à maximiser l'exploitation de niches au plan biologique).


Gradients physiques et biologiques des réseaux hydrographiques
Pour illustrer et aider à comprendre, prenons dans l'esprit de l'article de Vannote et al. une version très simplifiée à 3 sections (crénal, rhithral, potamal), avec le type de caractéristiques physiques / biologiques que l'on s'attend à trouver. On navigue ici de la source en tête de bassin jusqu'à l'embouchure du fleuve dans l'océan, en suivant le courant (pour une introduction à ces questions, voir par exemple en langue française les manuels de Angelier 2000, Degoutte 2012).

Tête de bassin (appelée aussi crénal, épirhithral et métarhitral, ordre 1 à 3 de Strahler): pente forte, eau froide, débit faible, lit étroit, faible hauteur d'eau, zone de charriage au plan sédimentaire (transport solide), rapport productivité / respiration (P/R) < 1, oligotrophe (peu de nutriments, production autotrophe faible à cause du manque de lumière par ombrage, production hétérotrophe par feuilles et litières versés dans le lit), zone à truite (typologie de Huet, poissons sténothermes et rhéophiles, sensible à l'oxygène, la fraîcheur), zone à invertébrés broyeurs spécialisés en déchiquetage de matière organique grossière, faible biodiversité, forte morphodiversité (cascades, torrents, radiers, plats, mouilles).

Vallée moyenne (appelée aussi hyporhithral et épipotamal, ordre 4 et 5 de Strahler): pente moyenne, température de l'eau à plus forte amplitude saisonnière, débit moyen, lit plus large, eaux plus profondes, rapport productivité / respiration (P/R) > 1, zone d'alternance transport / dépôt au plan sédimentaire, milieu tendant vers l'eutrophie (davantage d'ensoleillement et production autotrophe planctonique ou benthique), zone à ombre puis à barbeau (typologie de Huet, poissons encore rhéophiles mais apparition d'autres espèces d'eaux plus calmes et plus chaudes), diversification des invertébrés (développement des collecteurs et brouteurs qui exploitent des matières organiques fines, et des invertébrés prédateurs qui se nourrissent d'autres animaux plutôt que de végétaux), biodiversité élargie et morphodiversité encore importante (début des débordements latéraux, méandres, mouilles de concavités).

Plaine alluviale (appelée aussi métapotamal, ordre 6 et davantage de Strahler): pente faible, température de l'eau élevée, débit important, lit très large, eaux profondes, rapport productivité / respiration (P/R) < 1 (la turbidité devient un facteur limitant de la pénétration du rayonnement solaire), zone de dépôt au plan sédimentaire hors crues, réception des particules organiques fines de l'amont, zone à brème de Huet (poissons thermophiles et ubiquistes d'eaux lentes, globalement peu sensibles aux variations de la qualité physico-chimique de l'eau), biodiversité élevée, morphodiversité plus faible en lit mineur mais avec des expansions en lit majeur (chenal, mouille, tresse, divers annexes hydrauliques latérales).

Rivière théorique, rivière réelle : continue ou discontinue ?
Le concept de continuum fluvial de Vannote et al 1980 a eu un franc succès, mais il a aussi rapidement été considéré comme à la fois trop générique et trop théorique (aussi trop limité à des rivières de zone tempérée, ainsi qu'aux têtes et milieux de bassins). En particulier, il a été fait observer que ces conditions idéales ne se retrouvent que rarement après dix millénaires de sédentarisation humaine au bord des rivières, et l'avènement de la société industrielle. James V. Ward et Jack A. Stanford ont notamment développé l'idée de "discontinuité en série" pour exposer le cadre conceptuel des rivières fragmentées (Ward et Stanford 1983, Ward et Stanford 1995 pour une extension aux discontinuités verticales et latérales ; pour une synthèse sur les observations de discontinuités longitudinales Ellis et Jones 2011).

Il n'est donc pas certain que ce paradigme du continuum fluvial, avec un gradient biotique-abiotique dont les séquences seraient toujours prédictibles et observables, soit le meilleur outil descriptif des rivières actuelles et futures. Il donne un cadre structural et fonctionnel à l'échelle de l'évolution des populations (sur des dizaines à centaines de milliers d'années), mais les rivières comme le vivant changent aussi sur des échelles de temps et d'espace plus courtes, et l'on trouve alors des ruptures, des discontinuités, des effets de seuils, des irréversibilités etc. (pour une revue de l'évolution des modèles théoriques et leur complexité croissante, voir Melles et al 2011; pour une application à la problématique d'une condition de référence d'une masse d'eau, voir Bouleau et Pont 2015).

La recherche d'une "typologisation" des rivières suppose que les traits structuraux et fonctionnels partagés des cours d'eau informent davantage que leurs singularités locales. A l'époque où Vannote et al formalisent le concept de continuum, on pouvait penser différemment. C'était par exemple la conclusion tirée par une figure de l'écologie des milieux aquatiques, H.B.N. Hynes, dans une célèbre lecture à Stuttgart en 1975 où, ayant montré à partir de l'exemple d'un cours d'eau de vallée la chaîne des déterminations physiques de productions de particules minérales et organiques formant la base du système trophique, le chercheur concluait : "Ces relations sont importantes et elles sont si complexes qu'elles défieront la plupart des efforts. Elles rendent clair en revanche que chaque cours d'eau est comme un individu, et donc pas vraiment aisé à classifier" (Hynes 1975). En introduction, il rappelait malicieusement "Dieu n'est pas plus taxonomiste qu'il n'est mathématicien, ce qui est une illusion écologique".

Si toute modélisation commence par une simplification, où l'on veut identifier les facteurs de premier ordre expliquant les variations des phénomènes étudiés, il convient de garder à l'esprit la nécessité de confronter les modèles au réel pour tester leur valeur prédictive. Ce processus est moins avancé en écologie que dans d'autres sciences, et la complexité des milieux aquatiques y pose quelques défis sérieux.



Supprimer des discontinuités… mais lesquelles et pourquoi?
Malgré ces réserves, l'opposition continuité / discontinuité a continué d'être débattue dans la communauté savante, en particulier dans des supports orientés vers le gestionnaire (recherche applicative). L'idée de discontinuités liées aux interventions humaines sur la morphologie et ayant des impacts biologiques a ainsi été de plus en plus creusée à partir des années 1980. De là est né l'intérêt pour la "continuité" ou "connectivité" écologique comme outil de restauration (voir par exemple le livre de Petts 1984 ou l'article de Poff et al 1997 sur le "régime naturel d'écoulement" comme nouveau paradigme de la conservation et de la restauration). Aux Etats-Unis, le jeu des ONG conservationnistes comme des figures et des  associations écologistes a aussi orienté le décideur vers des gels de construction de barrages, puis des programmes de restauration "visibles" par effacement (voir des éléments chez Birnbaum et Xiubo 2006, des réflexions chez Bouleau 2008).

Il faut souligner que la plupart des chercheurs ont travaillé sur des aménagements hydrauliques de dimension importante : programmes de grands barrages du XXe siècle, canalisation et détournement de fleuves, changement sensible de débits des réservoirs de stockage, etc. Les questions que pose la continuité écologique dans la littérature internationale sont d'abord centrées sur les modifications massives de l'écoulement: variation de débit des grandes éclusées, baisse sensible de température par relargage hypolimnique, changement de fréquence crue-étiage, stockages sédimentaires massifs, etc.

L'essentiel de la recherche en continuité écologique n'a donc rien à voir avec la très petite hydraulique patrimoniale (ouvrage de moins de 5 et surtout de 2 m), qui représente environ 90% des obstacles à l'écoulement sur les rivières françaises. Quand on parle de "petite hydraulique" dans cette littérature scientifique, ce sont souvent déjà des ouvrages de 5 m de hauteur (voir typiquement les exemples de connectivités longitudinales et latérales cités dans la synthèse de Bunn et Arthington 2002). Les seuils de moulin (quand ils sont cités) sont évoqués comme des équivalents fonctionnels des anciens barrages d'embâcles et de castors, comparaison que l'on trouve chez Poff 1997 ou Hart 2002. Il est reconnu de manière générale que les connaissances sur les "petits barrages" sont encore faibles alors que leur impact sur les paramètres morphologiques diffère de celui des grands ouvrages (Fencl et al 2015). Egalement que la réponse des peuplements de la rivière aux petits ouvrages peut être spécifique au bassin versant et non généralisable (Holcomb et al 2015). Une politique de continuité écologique qui ignore les grands barrages (le plus souvent épargnés en France d'obligation au regard du coût considérable que représenterait leur aménagement ou suppression) mais qui désigne indistinctement des seuils de très petites dimensions comme des altérations morphologiques "graves" ne paraît pas crédible de ce point de vue.

Un autre point notable est la dominante anglo-saxonne (nord-américaine) de ces recherches (question soulevée en France chez Barraud 2011, voir également Germaine et Barraud 2014). Il existe un imaginaire états-unien de la "wild river" dont l'importation est incertaine en Europe, où les aménagements sont plus anciens et plus diffus que dans la société nord-américaine. Les processus européens et en particulier français de patrimonialisation ne distinguent pas de façon tranchée la nature et la culture, en particulier ne donnent pas à la première une valeur intrinsèque. Fixer l'objectif d'une "rivière sauvage" représente pour la majorité des hydrosystèmes européens une contradiction assez manifeste avec les changements massifs d'usage des sols des bassins versants et avec les aménagements anciens des cours d'eau, même sur les premiers ordres de Strahler.

La continuité écologique "à la française", née d'une volonté politique plus que d'un constat scientifique
Pour quelles raisons la continuité écologique a-t-elle pris en France la place singulière qu'elle occupe aujourd'hui? Cette histoire reste à écrire. Il paraît certain que le mode français de gestion politique – inscription dans la loi (2006, 2009), définition de grands programmes étatiques relayés par l'administration dans les Agences et les schémas régionaux – a contribué à cette singularité bien plus que toute autre chose. Des politologues et historiens sauront sûrement définir pourquoi et comment certains intérêts ont été amenés à confluer sur la mise en avant de ce concept par les agences de bassin, le Parlement et l'administration centrale (voir aussi au plan local des éléments sur les conflits de gestion, représentation et patrimonialisation dans les travaux de l'ANR JC Reppaval).

A ce qu'il semble, il n'y a pas eu réellement d'évidence scientifique à l'origine de cet engouement récent. Hydrologues et écologues disposaient de la continuité / discontinuité dans leur arsenal conceptuel, comme nous l'avons vu, mais à notre connaissance aucun travail "fondateur" sur le problème de la continuité écologique des rivières françaises n'a permis de justifier au plan scientifique la nécessité d'une politique de grande ampleur sur ce compartiment précis de l'action publique.

On a vu plutôt émerger a posteriori des travaux d'appuis commandités à des établissements publics (Onema, Irstea). Ces documents s'en tiennent souvent à des approches théoriques et pédagogiques de la question, assortis de quelques conseils pratiques pour le gestionnaire (typiquement voir Malavoi et Bravard 2011 sur l'hydromorphologie fluviale). Quant aux premiers travaux d'hydro-écologie quantitative – permettant de dire si oui ou non la question morphologique est déterminante pour la variance des paramètres biologiques ou chimiques de qualité des rivières françaises –, ils permettent de nourrir un certain scepticisme (Van Looy et al 2014, Villeneuve et al 2015). Même si chacun interprète à sa façon les chiffres et si ces travaux ne font en fait que commencer (ce qui est le problème d'une politique décrétée avant le constat censé la fonder).


DCE 2000 ? Migrateurs ? Renaturation? Trois registres différents entraînent une certaine confusion des finalités
Dans sa mise en oeuvre, la continuité écologique à la française oscille entre trois registres ou objectifs, ce qui ne contribue pas à clarifier ses attendus ni ses critères de succès.

Un premier objectif est institutionnel et réglementaire : obtenir le bon état chimique et écologique de 100% des masses d'eau non exemptées à l'horizon 2027, comme y oblige la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Là dessus, on peut dire sans grand risque de se tromper que la réforme de continuité écologique ne produira pas grand chose. Il apparaît de manière assez robuste dans la littérature scientifique (voir dans cet autre article une synthèse) que les opérations de restauration n'apportent que des gains modestes lorsque les modifications morphologiques sont anciennes et nombreuses (c'est le cas en France) et lorsque les bassins versants sont soumis à d'autres pressions, dont les pollutions et les usages urbains / agricoles du sol (c'est aussi le cas). Il serait utile que des chercheurs tirent dès maintenant la sonnette d'alarme sur la faible probabilité d'obtenir des résultats conséquents dans un laps de temps très court et avec des budgets par nature limités. On ne rend pas service à l'action publique en se taisant sur ses limites manifestes.

Un deuxième objectif concerne les migrateurs, particulièrement des grands migrateurs amphihalins qui font l'objet de plans de gestion (plan de protection du saumon, plan de gestion de l'anguille, Plagepomi, etc.). Cet angle concerne la biodiversité et la protection d'espèces menacées, sujets d'intérêt général, mais le poids du lobby pêcheur (FNPF et CSP devenu Onema) n'est pas non plus étranger à la priorisation de l'action publique. Ce registre est beaucoup plus lisible, au sens où il adresse une fonctionnalité précise (la franchissabilité piscicole des ouvrages en montaison) avec des résultats observables ou non (la recolonisation vers les têtes de bassin). Au demeurant, cette dimension de la continuité écologique possède une certaine continuité historique, avec des mesures déjà présentes au XIXe siècle. Lisible ne veut pas dire légitime en soi : ces programmes doivent nécessairement être jugés à leurs résultats en fonction des coûts et impacts sur les autres usages qu'ils occasionnent. On peut toujours prendre des mesures gouvernementales pour la biodiversité, ce n'est pas pour autant que la dynamique du vivant répondra aux attentes ni que l'opinion démocratique acceptera la dépense induite.

Un troisième objectif est plus mal défini, et nettement plus problématique de notre point de vue quand la continuité longitudinale est concernée : celui d'une "restauration de l'habitat" (aussi qualifié en France de "renaturation des rivières"). Nous sommes ici dans une logique que nous définirons comme conservationniste-essentialiste : il s'agirait de renaturer la rivière dans un état préalable à l'influence humaine, puis de la figer ainsi, afin qu'elle produise des phénomènes biotiques / abiotiques spontanés que l'on suppose essentiellement bons ou intrinsèquement désirables. Notre expérience suggère que cet angle est assez populaire chez les gestionnaires (disons les ingénieurs et techniciens rivières ou chargés de mission des agences et syndicats), mais il serait intéressant de quantifier ce point par des études de représentation (cf par exemple l'enquête de Bernhardt et al 2007). Vont dans ce sens (pour la continuité longitudinale) les tentatives d'étendre à tous les poissons non-migrateurs ou presque les obligations de continuité, la prime à l'effacement comme renaturation locale supposée de l'écoulement, la tentative d'imposer des taux d'étagement ou de fractionnement très bas, etc.

Une logique de restauration d'habitat qui n'adresse pas des fonctionnalités précises mais vise une naturalité idéale ne peut que dériver vers une suppression pure et simple des "altérations" morphologiques assortie d'une récréation par ingénierie écologique des conditions antérieures.

Un seuil définit-il un habitat "dégradé" ou "différent"? Produit-il un différentiel de répartition ou une vraie pression d'extincion?
Cette restauration de l'habitat appliquée à la continuité longitudinale et en particulier à la question des seuils de taille modeste pose d'abord un problème théorique. Nous avons rappelé rapidement ci-dessus les travaux de Vannote et al. Que disent-ils basiquement ? Que le vivant adapte ses stratégies d'occupation de l'espace aux conditions physiques qu'il rencontre. Il n'y a aucun jugement de valeur là-dedans, simplement des trajectoires d'optimisation locale.

Dès lors, une retenue de seuil n'est pas spécialement un habitat "dégradé" ou "impur" ou "mauvais", c'est plutôt un habitat différent au plan de ses propriétés. Il peut représenter une poche lentique et eutrophe dans un environnement lotique et oligotrophe, mais on ne voit pas a priori que ces propriétés physiques "altèrent" gravement ni définitivement le milieu. Les gradients physiques et biologiques de la source à l'embouchure restent globalement les mêmes, on s'attend à observer des assemblages différents dans les rivières selon leur taux de fragmentation, leurs conditions locales et l'histoire spécifique de leur peuplement (toutes choses connaissant des variations d'origine anthropique mais aussi naturelle). In fine, cela pose le problème des indicateurs de qualité d'un milieu, à la fois comment on les paramètre, où l'on prend la mesure sur un tronçon en discontinuité sérielle et comment on attribue les causes de la variance observée (voir par exemple Marzin et al 2012 pour une discussion sur la variabilité de la réponse des paramètres biologiques aux différents impacts).

Une question de fond est de savoir si la fragmentation modifie simplement la répartition des espèces (ce que prédit la théorie), éventuellement en enrichissant la diversité sur un linéaire donné (puisque les conditions en sont diversifiées avec création de profils morphologiques absents à l'origine) ou si elle pousse à l'extinction locale de ces espèces (ce qui peut être documenté au moins dans le cas de poissons migrateurs amphihalins, mais plutôt pour la moyenne et grande hydrauliques). Un grand nombre d'études sur les invertébrés en rivières fragmentées montrent par exemple que les assemblages changent rapidement sur le même tronçon entre les zones à retenue et les zones à écoulement libre, avec des effets qui se montrent variables en abondance et diversité (voir par exemple Ellis et Jones 2013, la revue de Mbaka et Mwaniki 2015 sur les petits ouvrages). Où est le gain écologique réel de la suppression d'ouvrages dans ce cas? Et combien accepte-on de dépenser ou sacrifier pour ce gain?

Une restauration sans limite, aux coûts rapidement déraisonnables
Car un autre problème de la restauration de l'habitat est la trop grande généralité de son ambition assortie de coûts sans commune mesure avec les capacités mobilisables. Il y aurait environ 500.000 km de linéaire sur l'ensemble du chevelu hydrographique français et l'objectif de restauration de l'habitat doit préciser ce qu'il entend en faire (contrairement à l'angle DCE 2000, qui vise des changements d'état écologique sur des paramètres précis d'un tronçon, ou à l'angle migrateur, qui est circonscrit par ses espèces cibles sur des rivières d'intérêt).

Abattre par une pelleteuse un petit barrage de 2-3 m n'est pas une restauration de l'habitat, c'est un chantier de travaux publics : il convient que le gestionnaire garde en ce domaine une certaine modestie et un certain réalisme sur la nature son action. S'il faut bien faire les choses, ce qui est l'objectif théorique de ce genre de politique en conservation et restauration travaillant sur le détail de conditions locales de la rivière, les chantiers sont autrement complexes et exigeants. Là encore, les scientifiques ont un rôle à jouer : ils ne doivent pas dissimuler aux praticiens (ni aux décideurs et à l'opinion) les innombrables mises en garde de la littérature savante sur la pauvreté, la disparité et l'inefficacité des protocoles de restauration.

Prenons l'exemple d'un beau travail mené sur le Rhône et ayant donné lieu à 11 publications cette année dans Freshwater Biology (voir la synthèse Lamouroux et al 2015). Entre 1999 et 2015, quatre tronçons d'une longueur totale de 47 km ont été restaurés (par augmentation du débit réservé des grands ouvrages de la CNR et par reconnexions d'annexes latérales dans le lit majeur). Les travaux ont respecté quatre des six critères de qualité posés par la littérature scientifiques pour définir une restauration écologique menée dans de bonnes conditions (Palmer et al 2005, Jansson et al 2005). Le coût est déjà de 50 millions d'euros et le programme n'est pas achevé. Les chercheurs reconnaissent que, malgré la validation de certains modèles prédictifs pour des travaux sur des grands hydrosystèmes, le chantier n'a pas pour autant mené de façon claire à un hydrosystème plus auto-suffisant qu'auparavant et que certains effets secondaires indésirables (comme les espèces invasives colonisant de nouveaux habitats) n'ont pu être totalement maîtrisés. Il y a eu de réelles améliorations locales et les connaissances ont progressé : mais on en voit le temps et le prix. C'est très loin de la supposée urgence sur 15.000 ouvrages à traiter en 5 ans, selon les termes du classement posé par des bureaucraties pressées.


Pour conclure
Qu'on y soit favorable ou défavorable, la continuité écologique des rivières donne lieu à des postures aussi tranchées qu'elles sont (généralement) sous-informées. L'examen de quelques concepts scientifiques à l'oeuvre dans sa théorisation incite finalement à davantage de distance critique. Nous ne pensons pas que la politique publique de continuité écologique "à la française" pourra se poursuivre de manière crédible sans un certain nombre de clarifications et évolutions:
  • apporter une mise au point scientifique sur ce que l'on peut et ne peut pas attendre de la continuité écologique comme pratique de restauration / conservation au regard d'une mise en oeuvre réaliste par le gestionnaire, mais aussi des conditions initiales et des trajectoires historiques des rivières concernées ;
  • donner aux décideurs et aux citoyens des résultats précis en analyse coût-efficacité (pas des retours d'expérience subjectifs, mais des gains environnementaux mesurés auxquels correspondent des coûts publics-privés eux aussi mesurés) ;
  • définir plus précisément les objectifs (DCE 2000, enjeux migrateurs, restauration d'habitats) dont découlent des priorités, les registres actuels de justification ("améliorer la santé de la rivière") étant souvent trop vagues ou trop naïfs pour être recevables ;
  • affiner le diagnostic des effets de discontinuité de la petite (moins de 5 m) et très petite (moins de 2m) hydrauliques, domaine où l'on trouve très peu de choses dans la littérature scientifique alors que 90% des enjeux d'aménagement relèvent de ce registre ;
  • travailler à échelle de bassin versant sur la base de vrais diagnostics (modélisation des impacts locaux), et non pas de sites en sites selon des opportunités sans lien réel avec des enjeux environnementaux (ou sur la base de "classements" imposés d'en haut, sans réels attendus scientifiques, comme ceux de 2012-2013);
  • intégrer dès l'amont des réglementations, des programmes et des projets la double contrainte de l'acceptabilité sociale et de la faisabilité économique, sans quoi on ne produit que de la déception, de la confusion voire du conflit;
  • définir une gouvernance politique élargie aux représentants de la société civile (SAGE, SDAGE) et instaurer des consultations locales, afin que les politiques de l'eau ne soient pas seulement des conflits d'expertocraties et d'influences en comités fermés.

Illustrations, de bas en haut : extrait de Vannote et al 1980, schématisation de la continuité biotique / abiotique; le barrage du Crescent sur la Cure (la plupart des ouvrages de grande hydraulique sont exemptés de classement à fin de continuité écologique, alors que ce sont eux qui forment l'objet premier de la réflexion scientifique en ce domaine); migration de saumons sur obstacle naturel (DR) ; mise en place d'une passe à truites et espèces d'accompagnement, au droit d'un seuil de hauteur modeste et dont les échancrures présentaient déjà des points de passage (rivière Cousin). 

13/12/2015

Proposition de préambule à une charte des moulins

Le gouvernement affirme à qui veut l'entendre – et d'abord aux parlementaires inquiets des dérives de la politique de l'eau dans le domaine des ouvrages hydrauliques – qu'il discute d'une "charte" avec les représentants des moulins (FDMF et FFAM). A notre connaissance, c'est une discussion à sens unique, avec une volonté par la Direction de l'eau et de la biodiversité d'imposer un texte conçu pour plaire aux lobbies FNE et FNPF, certainement pas pour apaiser la situation. Nous conseillons vivement aux Fédérations concernées de communiquer publiquement sur ces questions, la transparence étant le meilleur remède à l'arbitraire. Il convient d'informer les élus et les citoyens de ce que la DEB refuse, afin de clarifier les points de blocage. Pour sa part, Hydrauxois propose ici une première version d'un préambule à une charte des moulins. Ce texte nous semble équilibré et raisonnable, n'excluant aucune option y compris l'effacement, mais posant diverses conditions de prudence et de connaissance préalables à la mise en oeuvre locale des réformes de continuité écologique. Commentaires et débats bienvenus.

Les ouvrages hydrauliques en rivière se sont développés depuis l'époque romaine, avec une accélération à partir du Moyen Âge. Parmi eux, les moulins ont connu leur plus grande extension aux XVIIIe et XIXe siècles. On compte aujourd'hui selon le Référentiel de l'Onema environ 60.000 seuils, chaussées et barrages de moulins sur les rivières françaises. Le recensement n'étant pas achevé, le chiffre définitif sera plus élevé.

Présents des têtes de bassin jusqu'aux littoraux, les moulins forment le troisième patrimoine bâti de France. Ils ont joué un rôle historique structurant dans le développement des territoires et dans l'implantation des populations au bord des rivières. Les écoulements et les peuplements des cours d'eau ont été modifiés de longue date par leur présence. Il en va de même pour les paysages des vallées et des plaines alluviales.

Les moulins sont nés d'une vocation énergétique et économique : transformer la puissance de l'eau en usage mécanique en vue de produire ou transformer des biens. Ils ont ensuite participé à l'aventure de l'électricité. Une partie minoritaire des moulins conserve aujourd'hui cet usage, parfois sous forme de productions locales (farines, huiles, etc.), le plus souvent sous forme de petites centrales hydro-électriques à fin de consommation familiale ou d'injection sur le réseau. Mais souvent, même sans usage au sens énergétique, industriel ou commercial, les ouvrages hydrauliques nécessaires à la production (barrage, bief, chambre d'eau et coursier de roue) sont entretenus et conservés, préservant ainsi le potentiel d'équipement. L'existence de ces ouvrages et le respect des conditions hydrauliques qu'ils induisent sont des conditions de reconnaissance du droit d'eau et de validité du règlement d'eau des moulins.

Les moulins qui n'ont plus d'usage énergétique peuvent avoir noué d'autres vocations, par exemple éducatives (écomusées, animation patrimoniale) et touristiques (chambres d'hôtes, gites ruraux, restaurants). Il n'est pas rare que l'eau de la retenue et du bief servent des usages locaux : valorisation paysagère des villes, réserve incendie, pompage pour arrosage, irrigation ou abreuvement, zones récréatives (baignades, pêches), etc. Beaucoup de propriétaires qui ont acheté ou ont hérité d'un moulin expriment un attachement à la dimension patrimoniale du bien : le moulin en tant que tel n'est jamais une simple maison au bord de l'eau, mais un édifice défini par sa destination à user de l'eau. Les attributs hydrauliques représentent son identité de moulin, et une part non négligeable de sa valeur foncière.

Enfin, il arrive aussi que des ouvrages en rivière aient été purement et simplement abandonnés, souvent après de multiples démembrements fonciers. Dans ce cas, ils ont perdu leur fonctionnalité (biefs voire retenues comblés) et ils ne sont plus en condition de respecter leurs obligations réglementaires (contrôle du niveau de l'eau).


Les seuils et barrages en lit mineur représentent des obstacles à l'écoulement naturel de l'eau. Ils ont en conséquence plusieurs impacts sur la rivière : changement de la ligne d'eau et du transit sédimentaire, limitation partielle ou totale de la circulation des poissons vers l'amont, évolution thermique locale, modification du cycle carbone, azote et phosphore, etc. Certains effets sont positifs sur les milieux, d'autres sont négatifs.

Les effets physiques, chimiques, biologiques et écologiques d'un ouvrage en lit mineur sont généralement proportionnés à sa dimension : modestes pour la petite hydraulique, conséquents pour la grande hydraulique. Ces effets évoluent dans le temps. Certains impacts se cumulent quand le linéaire de la rivière est fragmenté par de nombreux moulins. La recherche scientifique sur les impacts spécifiques de la petite hydraulique (bien moins étudiée que la grande) est encore largement en cours de construction.

Il convient aujourd'hui de concilier la valorisation du patrimoine historique et culturel des moulins, le respect de leurs divers usages locaux, l'exploitation de leur potentiel énergétique et les programmes de restauration écologique des rivières. Ces derniers demandent des améliorations fonctionnelles de certains ouvrages, pour permettre une meilleure circulation des poissons et des sédiments, voire dans les cas les plus ambitieux des restaurations d'habitats.

Plusieurs options sont ouvertes pour diminuer les impacts écologiques négatifs des moulins : si les plus modestes n'appellent pas d'action particulière, d'autres peuvent demander une pleine fonctionnalité et une gestion attentive des vannes, voire la mise en place de dispositifs spécifiques de franchissement pour les poissons migrateurs. Il appartient en premier lieu au gestionnaire d'évaluer les besoins d'aménagement au terme d'une analyse scientifique menée à l'échelle de la rivière en son bassin versant. Cette analyse doit intégrer les paramètres de qualité biologique, physique, morphologique et chimique, la probabilité d'atteindre ou de s'écarter du bon état au sens de la DCE 2000, ainsi que l'analyse précise des enjeux migrateurs et des protections d'espèces menacées. Ce n'est qu'au terme de ce travail, et s'il aboutit à la conclusion d'un intérêt environnemental avéré, qu'une concertation en vue des aménagements définis comme nécessaires doit être menée avec le propriétaire d'ouvrage hydraulique, mais aussi avec les riverains et usagers impactés par le niveau d'eau de la retenue.

La destruction d'un site (arasement ou dérasement) peut être envisagée, en particulier pour les ouvrages abandonnés. Mais cette solution par nature radicale et non réversible, ne figurant pas comme telle dans les prescriptions du législateur en matière de continuité écologique, doit obéir à des conditions très strictes : bénéfice écologique démontré, absence d'intérêt patrimonial, consentement éclairé du maître d'ouvrage et des riverains, droits des tiers préservés, évaluation de l'équilibre avant / après dans tous les domaines appelant précaution (fragilisation du bâti, crues et inondation, pollution des sédiments de la retenue, espèces invasives, anticipation du changement climatique, etc.). Le non-respect de l'ensemble de ces conditions doit impliquer le choix d'aménagement non destructif.

La continuité écologique vise l'intérêt général (qualité de l'eau et des milieux comme bien commun). Les coûts des travaux en rivière, particulièrement des optimisations écologiques d'ouvrages de moulins, représentent des charges dépassant largement les capacités économiques des particuliers, des exploitants modestes ou des petites collectivités. La législation a exclu que les aménagements de continuité écologique imposent une charge spéciale et exorbitante au maître d'ouvrage sans versement d'indemnités. Le succès de la restauration écologique comme objectif d'intérêt général implique en conséquence la forte mobilisation des financeurs publics (Agence de l'eau, département, région, Europe), qui devront assumer l'essentiel des coûts. Cela signifie que les opérations de restauration de continuité devront être limitées aux aménagements de sites où des bénéfices écologiques tangibles sont démontrés et justifient pleinement les dépenses engagées.

12/12/2015

Le cas du Cérou entre Monestié et Milhars: chronique d’une mort programmée des ouvrages

Nous avons reçu du collectif de défense des moulins du Cérou (Tarn) un compte-rendu de la mise en oeuvre de la continuité écologique sur leur rivière. Avec leur accord, nous le publions. C'est un cas d'école de ce qui se fait aujourd'hui en France : absence de concertation, tentative d'imposition d'un lobby engagé (Fédération départementale de pêche) comme maître d'ouvrage, pseudo-obligation de payer une étude, prime manifeste à l'effacement, manoeuvres d'intimidation et d'isolement des maîtres d'ouvrage. Ces attitudes agressives et méprisantes nourrissent l'animosité des propriétaires et riverains face au gestionnaire. A quoi jouent ces apprentis sorciers? Qui veut ainsi détériorer durablement les rapports au bord des rivières?

Décembre 2013 : La DDT convoque les propriétaires des moulins du Cérou à une réunion d’information où sont exposées les obligations qui leur incombent dans le cadre de la mise aux normes pour la  restauration de la continuité écologique du Cérou afin d’assurer la libre circulation des poissons et assurer le transport suffisant des sédiments. Pour cela, une action coordonnée doit être mise en place pour restaurer la continuité du Cérou classé en liste 2 au titre  de l’article L.214-17 du Code de l’environnement.

Année 2014 : Il ne se passe rien en direction des propriétaires des moulins : aucune concertation, aucune réunion, aucune information collective. Des rencontres individuelles ont été réalisées où les propriétaires sont sollicités seuls et sans témoins.

22 janvier 2015 : Les propriétaires sont à nouveau convoqués à une réunion où on leur annonce que tout est prêt. La Fédération de pêche a été choisie comme coordonnateur du programme de restauration de la continuité écologique. Un animateur a été recruté par cette Fédération. Un bureau d’étude a été choisi pour un coût global de 187 812€ TTC pour 12 ouvrages soit 15 651€ par seuil. Un calendrier est imposé : les propriétaires doivent signer avant fin mars 2015.


Ce document est assorti d’avertissements (voir ci-dessus) : si les meuniers n’adhèrent pas, ils seront passibles plus tard de poursuites (procédures administratives et judiciaires). Il faut ajouter ce que contient le contrat d’engagement destiné à être signé par les propriétaires :

1. "Bien que la solution d’équiper l’ouvrage soit mentionnée, une alternative est possible pour restaurer la continuité écologique au droit de l’obstacle : l’effacement du seuil."

2. "La continuité piscicole doit être assurée sur l’ensemble du tronçon pour l’anguille européenne (…) et la vandoise."

3. La stratégie doit aboutir au "meilleur gain écologique possible", ce qui signifie qu’à partir du moment "où les ouvrages ne présentent plus d’usage économique actuel, avéré, l’effacement de l’obstacle serait la solution à privilégier"

4. Il sera demandé aux propriétaires de choisir un seul scénario (équipement ou effacement) "de manière définitive".

5. Un comité de pilotage est mis en place pour le suivi de l’étude dans lequel il n’y a aucun représentant des moulins ni des riverains.

6. "La fédération [de pêche] ne pourra, en aucun cas, être tenue pour responsable avec l’ensemble des partenaires concernés (...) des pertes potentielles de productivité des ouvrages hydroélectriques qui pourraient être induites selon la nature des aménagements proposés".

7. Les propriétaires s’engagent :
- à autoriser le passage sur leur propriété et à assurer l’accès sur leur chaussée ainsi qu’à ses abords aux personnes chargées de l’étude,
- à participer financièrement à hauteur du montant restant à sa charge payable à la Fédération de pêche.

8. L’Agence de l’eau Adour Garonne explique aussi qu’il est possible, si le propriétaire n’a vraiment aucun moyen financier pour rendre conforme son ouvrage, de le céder avec les droits d’eau pour l’euro symbolique à une collectivité qui se chargera ensuite de sa mise en conformité (à savoir le détruire).

Un collectif des moulins du Cérou a été créé, avec un représentant qui a demandé à plusieurs reprises un rendez-vous avec le DDT. Une date a été fixée : la rencontre devait réunir 2 représentants de la DDT, deux représentants de l’Onema et deux représentant de l’Agence de l’eau Adour-Garonne et… un seul représentant du Cérou ! Aucune justification n’a pu être obtenue sur ces dispositions.

Nos commentaires

  • La tactique est toujours la même : on isole  les propriétaires, on tente de leur imposer des décisions toutes faites, on veut limiter leur place dans les comités de suivi et de pilotage, on évite d'intégrer les autres parties prenantes (riverains, défenseurs du patrimoine, représentant des hydro-électriciens, etc.), on travaille en milieu fermé partageant la même idéologie. 
  • Près de 200.000 euros pour étudier 12 ouvrages, cela donne une bonne idée de la gabegie d'argent public en cours sur nos rivières. Les propriétaires n'ont aucune obligation de participer financièrement à cette dérive ruineuse, d'autant que le projet ne cache pas son souhait de détruire les propriétés étudiées.
  • Au terme de la loi, c'est-à-dire de l'article L214-17 CE, c'est à l'autorité administrative qu'il revient de motiver des mesures de "gestion", "entretien" et "équipement" (et non effacement, arasement ou dérasement!) au droit des ouvrages en rivières classées liste 2, ainsi que de justifier leur proportionnalité aux impacts concernés et le caractère non "exorbitant" de la charge induite pour le propriétaire. Que la DDT et l'Onema fassent leur travail de service public au lieu de déléguer à des pêcheurs, des bureaux d'études ou autres intervenants qui ne représentent en rien l'Etat. Aucune mesure de police administrative non motivée et exorbitante ne sera acceptable, chacune fera l'objet d'un contentieux si nécessaire. (Voir ce vade-mecum
  • La Fédération nationale de la pêche en France et ses instances départementales (FDAAPPMA) ont pris des positions extrémistes et intolérables sur la question des ouvrages hydrauliques (contrairement aux associations locales de pêche, qui sont souvent plus mesurées et avec qui nombre de moulins entretiennent des rapports corrects). Il n'est pas justifié de confier à des FDAAPPMA les études concernant des moulins (en particulier quand on sait que cette combine de délégation de maîtrise d'ouvrage vise parfois à éviter certaines contraintes des enquêtes publiques ou des DIG). Nous appelons donc les associations de propriétaires et de riverains à opposer une fin de non-recevoir à toute étude menée par des pêcheurs et à le signaler au Préfet. Quand les représentants officiels de ces pêcheurs cesseront de proférer des absurdités sur les seuils et de fabriquer dans l'ombre des politiques antidémocratiques avec leurs correspondants de la Direction de l'eau et de la biodiversité au Ministère de l'Ecologie, il sera éventuellement temps de travailler avec eux. 
  • Sur le Cérou comme ailleurs, il vaudra mieux se cotiser pour des frais d'avocat et aller au contentieux en 2018 si nécessaire. De toute façon, ceux d'en face n'ont que deux idées, soit détruire les ouvrages soit imposer des aménagements ruineux et des servitudes intenables. Dans leur excès, ils ne se rendent pas compte que les propriétaires n'ont aucun intérêt à se montrer coopératifs puisqu'on ne leur propose de toute façon aucune issue acceptable. Cette politique écologique du pire est la pire des politiques écologiques, mais les bureaucraties ne le comprennent apparemment pas, elles pensent qu'il suffit d'appuyer sur un bouton pour effacer un seuil. Ne sont acceptables que les études où l'on s'engage à ne pas détruire le seuil et à financer publiquement son aménagement, qui vise un intérêt général, crée une servitude et n'apporte aucun bénéfice au propriétaire privé.
  • A noter que l'inégalité des citoyens devant les charges publiques triomphe : d'une Agence l'autre, voire d'un bassin l'autre dans la même Agence, certains propriétaires bénéficient des études sans rien débourser et d'autres sont supposés payer (des sommes variables) ; certains ont des passes à poissons financées et d'autres non ; on décrète de manière plus ou moins pifométrique quelles sont les espèces d'intérêt et quelle est la gravité de l'obstacle, etc. C'est le règne de l'opacité et de l'arbitraire. 
  • Deux dernières précisions sur la rivière : les sédiments du Cérou sont pollués par un siècle de rejet de la houillère locale et des industries chimiques adjacentes. Récemment, une pollution aux dérivés d'hydrocarbures, naphtalène et cyanure a empoisonné le cours d'eau et provoqué une forte mortalité piscicole. On ne s'attend évidemment pas à un peuplement à l'équilibre dans de telles conditions, et on s'étonne que l'urgence soit de harceler des moulins pluricentenaires. Par ailleurs, une étude a été menée en 2010 par la Fédé de pêche 81 et le Syndicat du Cérou sur trois passes à poissons de la rivière, avec un système de capture dans la passe pour analyser sa fonctionnalité. On peut lire dans la conclusion de ce travail : "Les résultats obtenus à Garenne démonter d’une circulation effective des poissons d’eau vive sur la rivière Cérou. De plus, la capture d’une anguille dans cette passe, nous a permis de confirmer la présence de cette espèce sur la rivière Cérou. La capture d’un seul individu sur les trois sites peut s’expliquer par le fait que les anguilles sont capables de franchir les chaussées ou de les contourner." Une seule anguille dans les passes, une forte probabilité que ces anguilles circulent tranquillement sur les nombreux passages qu"offrent les seuils anciens… et il faudrait dépenser 200.000 euros d'argent public en études, puis trois à dix fois plus en travaux, pour entretenir cette imposture? Basta!
Associations, collectifs : n'hésitez pas à nous envoyer vos témoignages (avec documents d'appui si possible). C'est en partageant et rendant publics ces cas de terrain que nous pourrons faire comprendre les harcèlements en vue des effacements dont sont victimes les propriétaires et riverains, et mieux nous défendre collectivement face à cette dérive.

Elus, personnalités, associations et institutions (dont les AAPPMA!) : la mise en oeuvre de la continuité écologique est en train de détériorer profondément les rapports des parties prenantes au bord de la rivière, et de dépenser l'argent public pour des choix aussi irréversibles que contestables. Plus d'un millier de grandes signatures appellent déjà à un moratoire sur la mise en oeuvre du classement des rivières, afin de revenir à l'apaisement et de prendre le temps d'une concertation visant à définir des solutions économiquement raisonnables et écologiquement bénéfiques. Votre engagement est nécessaire! Formulaire de lecture et signature du moratoire.  

11/12/2015

Idée reçue #10 : "Etangs et retenues réchauffent toujours les rivières et nuisent gravement aux milieux"

"Votre barrage réchauffe l'eau". Cette idée, que l'on entend le plus souvent dans la bouche des pêcheurs de truite mécontents de ne pas avoir des conditions halieutiques idéales pour leur loisir, vient tout juste d'être reprise dans la communication du Ministère de l'Ecologie. Il est exact que certaines retenues réchauffent l'eau de la rivière. Mais parfois, c'est l'inverse qui se produit. En fait, les transferts thermiques eau-air-sol sont particulièrement complexes et, en la matière, seules des études de terrain peuvent faire un bilan thermique des seuils et barrages. Accuser les seuls ouvrages de réchauffer l'eau méconnaît bien d'autres facteurs à l'oeuvre : le changement climatique bien sûr, la baisse quantitative de la ressource, la suppression des ripisylves. Et à l'heure où le premier facteur de réchauffement attendu est la hausse de concentration atmosphérique des gaz à effet de serre, la mobilisation des ouvrages existants dans la transition énergétique bas-carbone paraît une nécessité plus urgente que leur effacement.

Voici ce que dit notamment le Ministère sur son site (mise à jour du 7 décembre 2015) à propos du réchauffement et de l'évaporation des eaux dans les retenues : "La restauration hydromorphologique des cours d’eau, à travers des effacements d’ouvrages notamment, permet de lutter contre le changement climatique en supprimant les effets aggravants des seuils et retenues sur le réchauffement et l’évaporation des eaux. Les retenues génèrent une évaporation forte d’eau en période estivale car une eau stagnante peu profonde se réchauffe beaucoup plus vite et plus fortement qu’une eau courante. Sur une longue durée d’ensoleillement, plus la surface d’eau exposée est importante plus les pertes par évaporation seront significatives. Ce phénomène est aggravé par le comblement progressif, parfois quasi-total, des retenues, par des sédiments, notamment dans le cas de seuil ancien qui ne sont plus gérés. Le volume d’eau est en effet alors diminué et étalé sur une très faible profondeur, accélérant son réchauffement."

Une remarque en passant : le Ministère préfère les adjectifs aux chiffres ("forte", "beaucoup lus vite", "importante", "très faible"). C'est assez classique en communication d'influence, il s'agit d'impressionner le public par des mots grandiloquents, en évitant de donner des ordres de grandeur, de préciser des mesures exactes ou d'apporter une intelligence plus globale du phénomène décrit.

Par exemple, les premières questions qui viennent à l'esprit en lisant le texte ci-dessus sont:
  • quel réchauffement observé des eaux (par rapport au réchauffement total attendu comme à l'amplitude thermique naturelle hiver-été, jour-nuit)? 
  • quel volume d'eau évaporé (par rapport à l'évaporation totale d'un cours d'eau)? 

On ne saura pas. Le Ministère n'explique pas les phénomènes, il instruit désormais un procès à charge. Il serait nettement préférable que ce même Ministère demande à la recherche académique de produire des analyses systématiques sur le régime thermique des rivières en fonction de leur fragmentation (et de la typologie de cette fragmentation)… mais en dehors de quelques études de cas rassemblées de manière un peu impressionniste dans le dernier rapport de l'Onema sur les poissons à l'heure du réchauffement climatique (voir infra), on ne dispose pas à notre connaissance de tels travaux en France. Pourtant, bien que l'enjeu soit important à tout point de vue pour l'avenir des milieux aquatiques, ce n'est pas simple de modéliser la température d'une rivière.

Commençons par quelques étonnants phénomènes locaux : les barrages présents sur la Dordogne diminuent jusqu'à 4°C la température de la rivière à l'aval (Lascaux et Cazeneuve 2008, cité in Baptist et al Onema 2014, p. 112). Sur l'Yonne amont, la retenue de Pannecière refroidit l'eau à l'aval, au point que les truites – espèce aimant pourtant l'eau froide – en sont perturbées (Lascaux et al. 2001, ibid). Voilà qui est curieux : les retenues, que l'on accuse d'un effet de réchauffement, auraient-elles finalement un pouvoir rafraichissant?

La réponse n'est pas univoque : elle s'explique par les échanges d'énergie au sein de la masse d'eau et avec son environnement. Rappelons que les transferts de chaleur se font par radiation (rayonnement entrant ou sortant qui apporte ou dissipe de l'énergie), par convection (différentiel de température et de densité des corps fluides), par conduction (diffusion de mélange) et par advection (échange de flux quand le système est ouvert) à quoi s'ajoutent le changement d'état de l'eau (enthalpie de vaporisation ou transfert de chaleur latente) et la friction (interne à l'écoulement du fluide, ainsi qu'avec le sol et les parois du chenal).

La température d'un cours d'eau est déterminée par de multiples facteurs qui vont influencer le poids relatif de ces modes de transfert thermique. Le schéma ci-dessous, extrait de Dallas 2008, en donne quelques-uns (les principaux, mais pas tous).


Un modèle énergétique de la rivière doit donc intégrer tout ce qui est susceptible de faire varier les  transferts thermiques. Il existe différentes familles de modèles, déterministes ou probabilistes (voir des revues chez Benyahya et al 2007, Caissie 2006), et ceux-ci doivent être paramétrés pour interpréter chaque système à étudier. La chose est loin d'être aisée. Par exemple, l'extension de la surface du miroir d'eau tend à augmenter le rayonnement solaire entrant dans le volume de la retenue, et donc son réchauffement. La même extension de surface tend à aussi à augmenter l'évaporation et le rayonnement infrarouge sortant, qui sont deux modes de refroidissement.

L'importance relative de ces phénomènes énergétiques et thermiques change d'une saison à l'autre. On voit par exemple dans le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) les processus dominants de transfert thermique non advectifs (c'est-à-dire ne venant pas d'affluents ou de la nappe dans la zone hyporhéique de fond) selon chaque mois d'une année (extrait de Webb et al 2008), sur une petite rivière anglaise. On observe en particulier qu'en été, les rayonnements ondes courtes (solaire entrant) et l'évaporation (changement de phase, chaleur latente) jouent des rôles accrus et symétriques (en gain et perte de chaleur pour la masse d'eau concernée).


On observe de surcroît que ce comportement thermique change au fil des mois et des années, avec une variabilité inter-annuelle parfois notable. Le schéma ci-dessous (même source Wood et al 2008) en donnent un exemple (cliquer pour agrandir). L'analyse concerne 25 ans de suivi d'une rivière, avec comparaison de la température de l'eau à l'aval d'une retenue et plus loin dans une zone naturelle sans impact, en janvier et en juillet. On s'aperçoit pour le mois d'été que l'effet peut même changer de signe d'une année sur l'autre (et qu'il est globalement négatif, c'est-à-dire un rafraîchissement).


Les conditions locales (hydrologiques, géologiques, topologiques et même biologiques) viennent notamment compliquer les choses. Par exemple la surface de l'eau, si elle est peuplée de macrophytes flottants (nénuphars, potamots) comme c'est le cas de certaines retenues, laissera moins pénétrer le rayonnement solaire.

La hauteur de lame d'eau est déterminante dans le phénomène appelé stratification thermique : si l'eau est assez profonde (et plus encore si elle est turbide), le fond restera frais quand la surface se réchauffera (en été), phénomène dû pour une part à un différentiel de densité entre eau chaude et froide et pour une autre part à la moindre pénétration du rayonnement solaire (qui réchauffe la couche où il transfère son énergie). Une stratification inverse s'observera en hiver. Cela explique les phénomènes de la Dordogne ou de l'Yonne évoqués plus haut : des barrages laissent passer une eau de fond qui est nettement plus fraîche (en été) que celle de surface, cette dernière tendant à s'homogénéiser avec la température de l'air ambiant.

Le même mécanisme peut s'appliquer à des ouvrages plus modestes de moulins ou étangs. Si l'eau passe en surverse du seuil (on parle d'un écoulement épilimnique), elle sera plus chaude en été. Si elle passe par une vanne guillotine ouverte au fond (ou une buse ou un moine, écoulement hypolimnique), elle sera plus fraîche… à condition cependant qu'il y ait une profondeur suffisante. En tout état de cause, accuser sans nuance ni explication les seuils et retenues de réchauffer l'eau n'a pas trop d'intérêt : tout va dépendre de la configuration locale des différents facteurs qui établissent le régime thermique de l'eau. Et il existe des cas (bien sûr plutôt rares et concernant des grands barrages vers les têtes de bassin) où le problème peut devenir un refroidissement excessif, comme indiqué.

On le voit, les choses ne sont jamais aussi simple que ne l'affirment les adversaires des ouvrages hydrauliques. A ces considérations sur les échanges thermiques, il faut ajouter d'autres arguments:
  • les sécheresses et canicules sont des phénomènes courants aux échelles locales (même en dehors de l'influence anthropique récente sur le climat) et si la présence des retenues et étangs devait provoquer des fortes mortalités piscicoles, celles-ci seraient observées fréquemment et sur la plupart de rivières, ce qui n'est pas le cas à notre connaissance; 
  • même quand on constate un réchauffement sur des petits ouvrages, cela n'implique pas une moindre diversité spécifique à l'aval, dans les eaux réchauffées, le contraire s'observant aussi bien (par exemple les résultats de Lessard et Hayes 2003 sur 10 rivières);
  • dans les plaines alluviales et rivières à faible pente, les espèces de poissons sont souvent thermophiles et ubiquistes, elles supportent des températures élevées et l'impact halieutique reste modeste;
  • il existe une hétérogénéité thermique à toutes les échelles d'espace, y compris par exemple des différences parfois importantes (jusqu'au 7°C, Webb et al 2008 op cit)  entre le cours principal et des annexes latérales, de sorte que les zones refuge des poissons dans les périodes chaudes de la journée doivent s'apprécier localement;
  • il est observé couramment (y compris par des mesures malencontreuses d'ouverture de vanne à fin supposée écologique, cf cet article) que des poissons de toutes espèces trouvent refuge dans des biefs à eau assez profonde (en particulier sur des rivières karstiques lorsque des canaux de dérivation ont des fonds artificiellement imperméabilisés et préservent leur hauteur d'eau);
  • il a été montré que la présence ou absence de ripisylve (végétation de berge) peut faire varier de plus de 3°C la température moyenne d'un tronçon (Clim-arbres 2012) de sorte que la baisse de température par revégétalisation des berges serait une mesure non destructive plus intéressante pour la biodiversité et la thermie que la suppression de seuils ;
  • l'eau potable, l'irrigation, l'industrie consomme de l'eau de surface qui n'est pas toujours restituée près du point de pompage (contrairement à l'hydro-électricité dans 90% des cas), donc le réchauffement futur de l'eau dépend aussi de la manière dont nous serons capable de respecter les volumes estivaux, quand il y a davantage de besoins pour les milieux et pour certains usages ;
  • l'adaptation aux conséquences du changement climatique est un pis-aller par rapport à l'urgence de la prévention de ses causes. Si l'on brûle tout le charbon et tous les hydrocarbures non-conventionnels des sous-sols de la planète, la question des retenues sera assez secondaire pour nos sociétés et nos milieux... Il en résulte que l'équipement hydro-électrique des ouvrages reste dans cette première partie de XXIe siècle une stratégie bas-carbone à envisager en priorité, en particulier en zone non-tropicale (là où le bilan carbone et climatique est excellent);
  • au lieu de vouloir effacer les ouvrages, il existe divers moyens d'en contrôler ou corriger les effets thermiques non désirés, voire de leur faire jouer un rôle régulateur (options de décharge épi-, méso- ou hypolimnique). Ce devrait être la première proposition du gestionnaire, mais hélas celui-ci s'est enfermé dans un programme d'effacement de soi-disant "urgence" sur des rivières classées, ce qui interdit un dialogue constructif et des expérimentations là où elles sont possibles.  
Remettons donc les idées à l'endroit : il est exact que toutes choses égales par ailleurs, une zone large, peu profonde et à faible vitesse de retenue ou d'étang aura tendance à se réchauffer plus vite qu'une zone d'eau courante, ce qui peut avoir un effet significatif en été. Mais cette situation est loin de refléter tous les cas au bord des rivières, et il arrive que les retenues aient des effets opposés de rafraîchissement de l'eau à l'aval. La profondeur de la retenue, la turbidité de son eau, la végétation de ses berges et de sa surface, le mode d'écoulement vers l'aval sont des critères importants. Le régime thermique des rivières est un phénomène complexe, et la réponse biologique à la température l'est également. Dans certaines zones, le réchauffement de l'eau affecte peu les milieux aquatiques et ne modifie qu'à la marge la composition des assemblages biologiques ; dans d'autres, il est localement pénalisant pour des espèces adaptées aux eaux fraîches. En situation de réchauffement climatique – dont la première cause est l'émission carbone et dont l'hydro-électricité est une forme de prévention –, il est possible de procéder à des aménagements d'ouvrages favorables au milieu (par exemple curage de retenue et écoulement hypolimnique qui va refroidir). D'autres solutions non destructives, comme la revégétalisation des berges nues, permettent aussi de diminuer sensiblement la température estivale du réseau hydrique tout en améliorant les biodiversités locales. A cela s'ajoute que les eaux plus profondes des biefs et retenues peuvent servir de refuges dans certaines conditions. Le choix d'effacement des ouvrages n'est certainement pas la réponse la plus intelligente ni la plus prudente au problème du réchauffement des eaux.