Un travail danois de phylogénie moléculaire montre que deux populations de truites, isolées dans des lacs par des ouvrages hydrauliques, s'y reproduisent depuis 600-800 ans et 200 générations, tout en conservant aujourd'hui une taille acceptable du pool reproducteur. Cette recherche rappelle la plasticité et l'adaptabilité du vivant, y compris pour des espèces migratrices en rivières fragmentées.
Les lacs Hald et Mosso sont situés sur le bassin versant du fleuve Gudera. Celui-ci est la plus grande rivière danoise, formée voici 12.000 ans au sortir de la dernière glaciation. Ces deux lacs ont été isolés entre 1200 et 1500 par l'implantation de barrages hydrauliques permanents associés à des monastères.
Michael M. Hansen et ses collègues de l'Université Aarhus ont voulu déterminer si l'isolement des populations de truites de ces lacs est observable dans la signature génétique des populations. Pour cela, ils ont analysé 44 microsatellites (des sites génétiques très variables) en comparant les truites des deux lacs à celles d'une zone à libre écoulement en aval de la même rivière, ainsi qu'à 9 sites danois sur d'autres rivières. Deux méthodes indépendantes ont été employées.
Les analyses génétiques montrent une divergence des populations des lacs Hald et Mosso, que l'on peut dater vers 600-800 années. La phylogénie moléculaire rejoint donc les données historiques et hydrauliques sur le bassin versant, ce qui confirme toute l'importance de cette technique pour l'analyse fine de l'évolution locale des peuplements (image ci-dessus, cliquer pour agrandir: à gauche, la zone géographique des deux lacs; à droite, les densités de probabilité de début de la divergence inter-populations).
La taille efficace de la population reproductrice est estimée à 153 et 252 individus pour les lacs, soit moins que les autres systèmes étudiés (de 244 à plus de 1000). Bien que ces valeurs ne soient pas élevées, "elles ne sont pas une cause de préoccupation en terme de conservation", observent les chercheurs. On trouve certaines populations de taille comparable dans les autres rivières non fragmentées de l'étude, et même des populations moins importantes dans d'autres travaux suédois. En revanche, les populations étant isolées et donc privées de brassage génétique, elles peuvent présenter moins de capacité adaptative vis-à-vis d'éventuels impacts futurs.
Une question intéressante est de savoir si, après environ 200 générations de reproduction locale, les truites en zones fragmentées présentent des évolutions comportementales. Un autre travail a montré que 40% des truites sont sédentaires dans le lac Hald, 44% migrent vers des affluents amont alimentant le plan d'eau et 15% dévalent vers la mer. Il existe donc encore un potentiel pour des migrations anadromes à longue distance, même si la grande majorité des truites de l'hydrosystème semble avoir évolué vers des déplacements courts.
Malgré la longue durée de l'isolement géographique, les conclusions de ce travail sont donc assez éloignées de certaines assertions alarmistes sur le risque d'appauvrissement génétique en rivières fragmentées. Même si l'on ne peut pas préjuger des impacts futurs (réchauffement notamment) sur les populations sténothermes et polluosensibles comme les truites.
Référence : Hansen MM et al (2014), The effects of Medieval dams on genetic divergence and demographic history in brown trout populations, BMC Evolutionary Biology, doi: 10.1186/1471-2148-14-122
29/12/2015
27/12/2015
Les services rendus par les canaux de Provence (Aspe et al 2014)
Depuis Adam de Craponne (1526-1576) et ses travaux fondateurs sur la Crau, les canaux appartiennent au patrimoine hydraulique de la Provence. Trois chercheurs montrent leurs services rendus – irrigation bien sûr, mais aussi recharge de nappe, drainage des eaux de pluie et évitement des crues. Par ailleurs, au plan écologique, ces canaux servent de zone refuge voire parfois de zone de reproduction aux poissons, y compris pour des espèces menacées comme le vairon ou l'apron du Rhône. Une approche multidisciplinaire dont on ne peut que souhaiter la généralisation à l'ensemble des ouvrages hydrauliques.
Chantal Aspe, André Gilles et Marie Jacqué (IRD, CNRS, Universités Avignon et Aix-Marseile) ont analysé le rôle joué aujourd'hui par le réseau des canaux de Provence. L'implantation de ces canaux est parfois ancienne. Le canal Saint-Julien, qui tire ses eaux de la Durance et irrigue 6000 ha de plaine agricole dans le Vaucluse, date de 1171. Le canal de Craponne, qui relie la Durance au Rhône, a été bâti à partir de 1554 – il a d'ailleurs donné lieu à un célèbre arrêt de la Cour de Cassation au XIXe siècle, car le contrat d'entretien de ce canal est resté inchangé à travers les siècles.
Réserve d'eau, recharge de nappe, drainage des pluies intenses
Au fil des siècles, comme l'exposent les auteurs, les infrastructures hydrauliques de la plaine provençale se sont étendues et complexifiées dans un vaste réseau de canaux secondaires et béalières. Aujourd'hui, 15 canaux principaux contiennent 200 millions de m3 (en partie dérivés du réservoir de Serre-Ponçon, 1,2 milliard de m3). Le réseau principal alimente de manière gravitaire 540 km de canaux, qui sont ensuite répartis vers 4000 km de réseaux secondaires représentant une surface totale de 150.000 ha.
Depuis la loi du 21 juin 1865, les canaux sont gérés par des associations syndicales autorisées : chaque propriétaire riverain jouit du droit d'usage (irrigation) en échange d'une servitude technique d'entretien et d'une taxe proportionnée au linéaire dans la propriété. L'irrigation de parcelles reste le premier usage des canaux. Mais en raison de la baisse tendancielle du nombre d'agriculteurs et de l'urbanisation, d'autres usages sont recherchés.
Deux enjeux majeurs concernent les sociétés méditerranéennes : la rareté de la ressource en eau et la protection face aux épisodes intenses de précipitation. Les modèles prévoient que les risques peuvent augmenter en situation de changement climatique. "Au regard du problème environnemental global que pose le changement climatique, soulignent les auteurs, nous avons besoin d'imaginer des solutions pratiques et locales pour s'adapter. Le maintien – et même la protection – des canaux d'irrigation gravitaires peuvent être une mesure préventive efficace pour gérer les effets anticipés du réchauffement des régions méditerranéennes".
Car les canaux présentent des avantages. Ils permettent la recharge des aquifères et l'alimentation en eau, comme dans l'exemple emblématique de la Crau, zone dépourvue d'eaux naturelles mais où 270.000 personnes bénéficient des canaux dérivés de la Durance. Le rôle de drainage des eaux superficielles lors des épisodes pluvieux est aussi bien réel. Ainsi, en l'absence des canaux dont l'entretien ne coûte que 30.000 euros par an, Saint-Tropez devrait investir un million d'euros pour un système de drainage protégeant la ville des crues.
Présence d'espèces protégées dans les canaux
En ce qui concerne l'écologie des milieux aquatiques, les auteurs observent que les diversions et canalisations d'eau sont considérées comme ayant des effets délétères sur les milieux. Pourtant, observent les chercheurs, "nos premiers résultats sur la biodiversité ichtyologique des canaux de la Durance montre que l'impact de ces diversions sur la biodiversité ne sont pas nécessairement négatifs". Les canaux ont créé un système hydraulique à part entière qui possède sa propre dynamique écologique.
Les résultats des pêches d'étude montrent la présence de nombreuses espèces piscicoles, y compris le vairon (Leuciscus souffia) et l'apron du Rhône (Zingel asper), ce dernier étant une espèce protégée et considérée comme en danger critique d'extinction. On observe également des hybridations et dérives génétiques des espèces de chondrostome. Les chercheurs suggèrent qu'il y a des allers-retours entre les milieux naturels et les canaux, ces derniers servant de zone refuge en cas de manque d'eau et parfois de zone de reproduction. Des espèces ont même colonisé des infrastructures modestes dont la largeur ne dépasse pas 50 cm et le hauteur de lame d'eau 12-15 cm.
Pour conclure
L'opposition rivières naturelles (à promouvoir) versus écoulements artificiels (à proscrire) est souvent un lieu commun de ce que nous avons appelé le réductionnisme écologique. L'étude de Chantal Aspe et ses collègues souligne la nécessité d'une approche plus ouverte de la question, incluant l'ensemble des services rendus par les hydrosystèmes artificiels, y compris la vérification de leur dynamique écologique propre. On ne peut que souhaiter une extension de cet angle méthodologique au réseau diffus des dizaines de milliers de retenues et biefs de moulins, qui ont été réduits par l'action publique à la notion (pauvre) d'obstacle à l'écoulement, au lieu d'être considérés comme objet d'étude multidisciplinaire à part entière.
Référence : Aspe C et al (2014), Irrigation canals as tools for climate change adaptation and fish biodiversity management in Southern France, Regional Environmental Change, doi: 10.1007/s10113-014-0695-8
Illustration : Canal de Craponne (Aureille, Bouches-du-Rhône), photo par Malost, CC BY-SA 3.0
Chantal Aspe, André Gilles et Marie Jacqué (IRD, CNRS, Universités Avignon et Aix-Marseile) ont analysé le rôle joué aujourd'hui par le réseau des canaux de Provence. L'implantation de ces canaux est parfois ancienne. Le canal Saint-Julien, qui tire ses eaux de la Durance et irrigue 6000 ha de plaine agricole dans le Vaucluse, date de 1171. Le canal de Craponne, qui relie la Durance au Rhône, a été bâti à partir de 1554 – il a d'ailleurs donné lieu à un célèbre arrêt de la Cour de Cassation au XIXe siècle, car le contrat d'entretien de ce canal est resté inchangé à travers les siècles.
Réserve d'eau, recharge de nappe, drainage des pluies intenses
Au fil des siècles, comme l'exposent les auteurs, les infrastructures hydrauliques de la plaine provençale se sont étendues et complexifiées dans un vaste réseau de canaux secondaires et béalières. Aujourd'hui, 15 canaux principaux contiennent 200 millions de m3 (en partie dérivés du réservoir de Serre-Ponçon, 1,2 milliard de m3). Le réseau principal alimente de manière gravitaire 540 km de canaux, qui sont ensuite répartis vers 4000 km de réseaux secondaires représentant une surface totale de 150.000 ha.
Depuis la loi du 21 juin 1865, les canaux sont gérés par des associations syndicales autorisées : chaque propriétaire riverain jouit du droit d'usage (irrigation) en échange d'une servitude technique d'entretien et d'une taxe proportionnée au linéaire dans la propriété. L'irrigation de parcelles reste le premier usage des canaux. Mais en raison de la baisse tendancielle du nombre d'agriculteurs et de l'urbanisation, d'autres usages sont recherchés.
Deux enjeux majeurs concernent les sociétés méditerranéennes : la rareté de la ressource en eau et la protection face aux épisodes intenses de précipitation. Les modèles prévoient que les risques peuvent augmenter en situation de changement climatique. "Au regard du problème environnemental global que pose le changement climatique, soulignent les auteurs, nous avons besoin d'imaginer des solutions pratiques et locales pour s'adapter. Le maintien – et même la protection – des canaux d'irrigation gravitaires peuvent être une mesure préventive efficace pour gérer les effets anticipés du réchauffement des régions méditerranéennes".
Car les canaux présentent des avantages. Ils permettent la recharge des aquifères et l'alimentation en eau, comme dans l'exemple emblématique de la Crau, zone dépourvue d'eaux naturelles mais où 270.000 personnes bénéficient des canaux dérivés de la Durance. Le rôle de drainage des eaux superficielles lors des épisodes pluvieux est aussi bien réel. Ainsi, en l'absence des canaux dont l'entretien ne coûte que 30.000 euros par an, Saint-Tropez devrait investir un million d'euros pour un système de drainage protégeant la ville des crues.
Présence d'espèces protégées dans les canaux
En ce qui concerne l'écologie des milieux aquatiques, les auteurs observent que les diversions et canalisations d'eau sont considérées comme ayant des effets délétères sur les milieux. Pourtant, observent les chercheurs, "nos premiers résultats sur la biodiversité ichtyologique des canaux de la Durance montre que l'impact de ces diversions sur la biodiversité ne sont pas nécessairement négatifs". Les canaux ont créé un système hydraulique à part entière qui possède sa propre dynamique écologique.
Les résultats des pêches d'étude montrent la présence de nombreuses espèces piscicoles, y compris le vairon (Leuciscus souffia) et l'apron du Rhône (Zingel asper), ce dernier étant une espèce protégée et considérée comme en danger critique d'extinction. On observe également des hybridations et dérives génétiques des espèces de chondrostome. Les chercheurs suggèrent qu'il y a des allers-retours entre les milieux naturels et les canaux, ces derniers servant de zone refuge en cas de manque d'eau et parfois de zone de reproduction. Des espèces ont même colonisé des infrastructures modestes dont la largeur ne dépasse pas 50 cm et le hauteur de lame d'eau 12-15 cm.
Pour conclure
L'opposition rivières naturelles (à promouvoir) versus écoulements artificiels (à proscrire) est souvent un lieu commun de ce que nous avons appelé le réductionnisme écologique. L'étude de Chantal Aspe et ses collègues souligne la nécessité d'une approche plus ouverte de la question, incluant l'ensemble des services rendus par les hydrosystèmes artificiels, y compris la vérification de leur dynamique écologique propre. On ne peut que souhaiter une extension de cet angle méthodologique au réseau diffus des dizaines de milliers de retenues et biefs de moulins, qui ont été réduits par l'action publique à la notion (pauvre) d'obstacle à l'écoulement, au lieu d'être considérés comme objet d'étude multidisciplinaire à part entière.
Référence : Aspe C et al (2014), Irrigation canals as tools for climate change adaptation and fish biodiversity management in Southern France, Regional Environmental Change, doi: 10.1007/s10113-014-0695-8
Illustration : Canal de Craponne (Aureille, Bouches-du-Rhône), photo par Malost, CC BY-SA 3.0
26/12/2015
On peut construire ou reconstruire des ouvrages hydrauliques en rivières classées liste 1
Deux décisions judiciaires (Cour d'appel de Bordeaux et surtout Conseil d'Etat) viennent de mettre fin à une interprétation tendancieuse de la loi par l'administration. Le législateur n'a pas interdit de construire des ouvrages en rivières classées en liste 1, mais simplement demandé que ces ouvrages ne soient pas des obstacles à la continuité écologique. Ce qui s'apprécie au cas par cas, selon les enjeux locaux de l'environnement et les mesures compensatrices proposées par l'exploitant. Le choix des juges administratifs et conseillers d'Etat porte comme doctrine sous-jacente que les ouvrages hydrauliques sont appelés à disposer de fonctionnalités d'intérêt écologique, en aucun cas qu'ils doivent être interdits (ou détruits s'ils existent) sur le principe car ils nuiraient par nature à une intégrité biotique/morphologique de la rivière. C'est donc une évolution importante de la jurisprudence.
Les classements des rivières de 2012 et 2013 à fin de continuité écologique – qui sont toujours en examen contentieux, de manière indépendante des décisions commentées ici – soulèvent de vives oppositions. Certaines d'entre elles concernent les rivières classées en liste 1, soit que ce classement concerne des soi-disant "réservoirs biologiques" dont la justification scientifique est absente, soit qu'il implique des refus non motivés de projets hydro-électriques. C'est ce dernier point qui était en cause dans les cas jugés à Bordeaux et à Paris.
Cour d'appel de Bordeaux: un projet hydro-électrique est recevable s'il respecte les milieux
La SARL Olympe Energie s'était vue refuser par le Préfet l'autorisation de disposer de l'énergie des cours d'eau du Payfoch et du Gérul, sur le territoire des communes d'Axiat, Lordat et Garanou (Ariège). Un bon exemple des complications, entraves voire stigmatisations que subissent aujourd'hui les porteurs de projet en petite hydro-électricité, cela alors que la loi européenne sur la transition énergétique et les décisions prises à la COP21 devraient encourager le développement des énergies bas-carbone. Le tribunal de Toulouse, puis la Cour d'appel de Bordeaux (CAA de Bordeaux, n°15BX00459, 3 novembre 2015) ont donné raison à l'exploitant contre le Ministère de l'Ecologie.
Les magistrats relèvent notamment que dans le cas examiné:
Conseil d'Etat: l'administration doit instruire toute demande de création d'ouvrage en liste 1
Le Conseil d'Etat vient de donner une portée plus générale à ce principe. France Energie Planète l'avait saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre la Circulaire du 18 janvier 2013 et l’association s'est vue donner raison dans un arrêt du 11 décembre 2015 (CE n° 367116).
Dans la circulaire d'application incriminée, le Ministère de l'Ecologie prétendait que sur une rivière classée en liste 1, tout projet hydro-électrique créant un ouvrage pouvait être débouté "sans avoir à examiner des dossiers de demande d’autorisation ou de concession au cas par cas (…) sans qu’il y ait besoin d’instruire les dossiers de demande".
Le Conseil d'Etat annule cette disposition en précisant :
Nos commentaires
La Direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Ecologie a lancé depuis un certain temps déjà une campagne de harcèlement des ouvrages hydrauliques, provoquant une crise de confiance sans précédent entre les riverains et l'administration. Il est heureux que les cours administratives aient limité les interprétations tendancieuses dans le cas des projets hydro-électriques sur rivières classées en liste 1 (ce qui dans notre département concerne par exemple le contentieux en cours du Moulin du Boeuf sur la Seine). Incidemment, le choix des conseillers d'Etat signale que l'objectif n'est pas la "renaturation" intégrale des rivières ou la préservation d'une "intégrité biotique" synonyme d'absence totale d'impact humain – sinon, le choix aurait été d'interdire tout ouvrage. On veut simplement que les ouvrages hydrauliques respectent certaines fonctionnalités d'intérêt écologique. C'est donc une inflexion importante de la jurisprudence, signalant une défaite du parti des effaceurs et des excommunicateurs au sein de l'appareil d'Etat.
Selon notre association, la DEB s'est également livrée à deux interprétations tendancieuses du classement en liste 2 dans sa circulaire de 2013 :
Informez-vous, défendez-vous, engagez-vous !
Les classements des rivières de 2012 et 2013 à fin de continuité écologique – qui sont toujours en examen contentieux, de manière indépendante des décisions commentées ici – soulèvent de vives oppositions. Certaines d'entre elles concernent les rivières classées en liste 1, soit que ce classement concerne des soi-disant "réservoirs biologiques" dont la justification scientifique est absente, soit qu'il implique des refus non motivés de projets hydro-électriques. C'est ce dernier point qui était en cause dans les cas jugés à Bordeaux et à Paris.
Cour d'appel de Bordeaux: un projet hydro-électrique est recevable s'il respecte les milieux
La SARL Olympe Energie s'était vue refuser par le Préfet l'autorisation de disposer de l'énergie des cours d'eau du Payfoch et du Gérul, sur le territoire des communes d'Axiat, Lordat et Garanou (Ariège). Un bon exemple des complications, entraves voire stigmatisations que subissent aujourd'hui les porteurs de projet en petite hydro-électricité, cela alors que la loi européenne sur la transition énergétique et les décisions prises à la COP21 devraient encourager le développement des énergies bas-carbone. Le tribunal de Toulouse, puis la Cour d'appel de Bordeaux (CAA de Bordeaux, n°15BX00459, 3 novembre 2015) ont donné raison à l'exploitant contre le Ministère de l'Ecologie.
Les magistrats relèvent notamment que dans le cas examiné:
- l'ouvrage fonctionnera au "fil de l'eau", sans diminution de la masse d'eau;
- les débits réservés seront respectés;
- un suivi hydrologique sera réalisé pendant trois campagnes afin, le cas échéant, de pouvoir adapter le fonctionnement des installations aux éventuels impacts négatifs;
- la population piscicole constituée de truites fario, estimée dans la zone en cause comme importante et bien équilibrée, est respectée par les prises d'eau et consignes de vannage;
- aucune des espèces protégées susceptibles d'appeler des mesures spéciales sur le bassin du Gérul, à savoir le desman des Pyrénées, l'écrevisse à pattes blanches, l'euprocte des Pyrénées, le triton palmé, la salamandre tachetée et le grand tétras, n'a pu en fait être observée dans les tronçons concernés.
Conseil d'Etat: l'administration doit instruire toute demande de création d'ouvrage en liste 1
Le Conseil d'Etat vient de donner une portée plus générale à ce principe. France Energie Planète l'avait saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre la Circulaire du 18 janvier 2013 et l’association s'est vue donner raison dans un arrêt du 11 décembre 2015 (CE n° 367116).
Dans la circulaire d'application incriminée, le Ministère de l'Ecologie prétendait que sur une rivière classée en liste 1, tout projet hydro-électrique créant un ouvrage pouvait être débouté "sans avoir à examiner des dossiers de demande d’autorisation ou de concession au cas par cas (…) sans qu’il y ait besoin d’instruire les dossiers de demande".
Le Conseil d'Etat annule cette disposition en précisant :
"que la construction d’un ouvrage sur un cours d’eau figurant sur la liste établie en application du 1° du I de l’article L. 214-17 du Code de l’environnement ne peut être autorisée que si elle ne fait pas obstacle à la continuité écologique ; que le respect de cette exigence s’apprécie au regard de critères énoncés à l’article R. 214-109 du même Code, qui permet d’évaluer l’atteinte portée par l’ouvrage à la continuité écologique ; que, par suite, en dispensant, de manière générale, les services compétents de l’instruction des demandes de construction de tout nouveau seuil et barrage sur ces cours d’eau, au motif que ces ouvrages constituent nécessairement des obstacles à la continuité écologique et ne peuvent par principe être autorisés, l’auteur de la circulaire a méconnu les dispositions applicables".La haute juridiction administrative précise que cette interprétation vaut pour la reconstruction d'ouvrage autorisés mais tombés en ruine partielle ou totale:
"la reconstruction d’un ouvrage fondé en titre dont le droit d’usage s’est perdu du fait de sa ruine ou de son changement d’affectation ne peut légalement être regardée comme faisant par nature obstacle à la continuité écologique et comme justifiant le refus de l’autorisation sollicitée, sans que l’administration n’ait à procéder à un examen du bien fondé de la demande".
Nos commentaires
La Direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Ecologie a lancé depuis un certain temps déjà une campagne de harcèlement des ouvrages hydrauliques, provoquant une crise de confiance sans précédent entre les riverains et l'administration. Il est heureux que les cours administratives aient limité les interprétations tendancieuses dans le cas des projets hydro-électriques sur rivières classées en liste 1 (ce qui dans notre département concerne par exemple le contentieux en cours du Moulin du Boeuf sur la Seine). Incidemment, le choix des conseillers d'Etat signale que l'objectif n'est pas la "renaturation" intégrale des rivières ou la préservation d'une "intégrité biotique" synonyme d'absence totale d'impact humain – sinon, le choix aurait été d'interdire tout ouvrage. On veut simplement que les ouvrages hydrauliques respectent certaines fonctionnalités d'intérêt écologique. C'est donc une inflexion importante de la jurisprudence, signalant une défaite du parti des effaceurs et des excommunicateurs au sein de l'appareil d'Etat.
Selon notre association, la DEB s'est également livrée à deux interprétations tendancieuses du classement en liste 2 dans sa circulaire de 2013 :
- en prétendant qu'il revient au propriétaire de payer à ses frais des études de continuité en vue de faire des propositions (alors que la loi demande à l'administration elle-même de proposer des mesures de gestion, entretien et équipement, sans charge spéciale ou exorbitante, sur la base de preuves d'un impact) ;
- en prétendant que l'effacement (arasement, dérasement) est une solution que l'administration peut prescrire dans le cadre de la continuité écologique (alors que cette option est absente du texte de loi L 214-17 CE et qu'elle est limitée à des cas précis de déchéance du droit d'eau pour atteinte grave à la sécurité ou aux milieux).
Informez-vous, défendez-vous, engagez-vous !
Vade-mecum de l'association face aux effacements
Plus de 1300 élus, associations et personnalités demandent déjà un moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. Plusieurs dizaines de questions ont été posées au gouvernement par des députés et sénateurs inquiets des dérives en rivière et du désarroi des riverains. Diffusez le message et engagez vos représentants à rejoindre le mouvement. Nous porterons des propositions au Ministère en 2016.
Illustrations : paysages hydrauliques de la Seine en son bassin amont, où elle est classée liste 1 et liste 2. L'administration n'a pas le droit d'arguer du classement en liste 1 pour refuser d'examiner des projets hydro-électriques. Le seul bassin cote-dorien et aubois de la Seine et du chevelu de ses affluents compte plusieurs centaines d'ouvrages qui pourraient être équipés afin de produire une énergie locale et propre. Au lieu de cela, la DDT, l'Onema et le syndicat Sicec consacrent le plus clair de leur temps passé sur les ouvrages hydrauliques à compliquer la vie des propriétaires et riverains, à livrer des interprétations maximalistes de la continuité (comme à Vanvey) et à engager des projets de destruction sans motif écologique clair ni résultats probants (comme à Nod-sur-Seine ou à Essarois), le tout sur financement public d'une Agence de l'eau acquise sans aucun esprit critique aux dogmes de la continuité écologique. Ces pratiques punitives et destructives doivent cesser, pour laisser place à une politique ouverte et constructive sur l'avenir des ouvrages hydrauliques.
Plus de 1300 élus, associations et personnalités demandent déjà un moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. Plusieurs dizaines de questions ont été posées au gouvernement par des députés et sénateurs inquiets des dérives en rivière et du désarroi des riverains. Diffusez le message et engagez vos représentants à rejoindre le mouvement. Nous porterons des propositions au Ministère en 2016.
Illustrations : paysages hydrauliques de la Seine en son bassin amont, où elle est classée liste 1 et liste 2. L'administration n'a pas le droit d'arguer du classement en liste 1 pour refuser d'examiner des projets hydro-électriques. Le seul bassin cote-dorien et aubois de la Seine et du chevelu de ses affluents compte plusieurs centaines d'ouvrages qui pourraient être équipés afin de produire une énergie locale et propre. Au lieu de cela, la DDT, l'Onema et le syndicat Sicec consacrent le plus clair de leur temps passé sur les ouvrages hydrauliques à compliquer la vie des propriétaires et riverains, à livrer des interprétations maximalistes de la continuité (comme à Vanvey) et à engager des projets de destruction sans motif écologique clair ni résultats probants (comme à Nod-sur-Seine ou à Essarois), le tout sur financement public d'une Agence de l'eau acquise sans aucun esprit critique aux dogmes de la continuité écologique. Ces pratiques punitives et destructives doivent cesser, pour laisser place à une politique ouverte et constructive sur l'avenir des ouvrages hydrauliques.
24/12/2015
Contre le réductionnisme écologique: l'ouvrage hydraulique comme fait historique et social
L'ouvrage hydraulique est un fait historique et social, pas un fait naturel. Pourtant, l'action publique a choisi de solliciter presque exclusivement le regard de l'écologie (hydrobiologie et hydromorphologie) dans l'analyse de ces ouvrages et la construction des normes (politiques, juridiques) les concernant. Histoire, droit, économie, sociologie, anthropologie furent pour l'essentiel écartés dans la réflexion sur ce que peut et doit être une rivière. On paie aujourd'hui le prix de ce réductionnisme écologique opéré depuis 15 ans : la complexité de la question des ouvrages hydrauliques a été sous-estimée. Les gens ne veulent tout simplement pas sacrifier leur cadre de vie aux vertus supposées de la naturalité de la rivière, pas plus qu'ils ne consentent à payer le prix élevé des objectifs de renaturation partielle ou totale. On n'en sortira pas par la négation de cette réalité, mais par sa prise en compte élargie, multidisciplinaire, sans préjugé.
Notre association a beaucoup publié sur les questions d'écologie des milieux aquatiques. Il y a deux raisons à cela : d'une part, on ne peut pas s'intéresser aux cours d'eau, à leurs ouvrages et leurs usages sans essayer de comprendre la manière dont fonctionne la rivière et dont évolue ses peuplements ; d'autre part, et dans le cas particulier de la continuité écologique, la légitimation des politiques publiques nous paraît le fruit d'une lecture incomplète des travaux scientifiques, en particulier une lecture qui gomme leurs incertitudes, leurs inconnues, voire parfois certains de leurs résultats.
La malaria est-elle désirable? Limites de la naturalité comme fondement normatif
En tout état de cause, connaître l'écologie de la rivière ne signifie pas que la rivière est pour nous un phénomène uniquement ou exclusivement écologique. L'écologie est une lecture possible de la rivière, mais elle n'est pas la seule (c'est vrai pour l'écologie scientifique, a fortiori pour l'écologie politique laquelle est une croyance légitime parmi d'autres du spectre démocratique). Quant à la nature, elle n'est pas en tant que telle au fondement de nos normes. Qu'une chose soit bonne ou mauvaise pour la rivière entendue comme phénomène naturel ne suffit pas à dire si cette chose est bonne ou mauvaise en soi du point de vue des jugements normatifs que les hommes en société portent sur leur environnement et sur leurs actions sur cet environnement.
Une "reductio ad naturam" pose donc problème et nous pouvons tous comprendre cela. Par exemple, le débordement d'une rivière en crue peut détruire des biens et tuer des personnes. Ce débordement est tout à fait naturel en soi, ce n'est pas pour autant que nous le jugeons désirable ou bénéfique dans ses causes et ses effets. Autre exemple : la multiplication des zones humides peut conduire à la prolifération de pathogènes nuisibles aux hommes et au bétail, ce qui là aussi n'est pas une dimension spécialement appréciée de la nature. (On oublie que c'est notamment pour lutter contre la malaria encore endémique ces deux derniers siècles en France et en Europe qu'on a drainé certaines de ces zones humides, cette question des maladies à vecteur pouvant d'ailleurs redevenir problématique en situation de réchauffement climatique).
Par réductionnisme écologique, nous entendons l'idée selon laquelle la problématique des rivières en général et des ouvrages hydrauliques en particulier devrait être traitée à titre exclusif (ou quasi-exclusif) selon l'expertise en hydrobiologie ou hydromorphologie. C'est, très largement, l'angle choisi en France par le Ministère de l'Ecologie, par les établissements techniques ou scientifiques qui le conseillent (Onema et Irstea étant les principaux), par les bureaux d'études que l'action publique mobilise en support de ses interventions.
Nous limiterons ici notre point de vue aux ouvrages hydrauliques, mais d'autres aspects de la rivière seraient justifiables des mêmes réserves.
Ce que le réductionnisme écologique ne comprend pas
Pourquoi cette posture est-elle problématique ? La première réponse évidente est que l'ouvrage hydraulique en lui-même relève de l'histoire, et non de la nature. Regarder l'ouvrage avec l'oeil du naturaliste ne nous dit rien de la raison pour laquelle il a été construit, des évolutions qu'il a connues ni des événements qui se sont noués autour de lui. L'eau comme phénomène naturel n'a pas de mémoire, elle construit et reconstruit son lit, elle divague, elle emporte, elle change sans cesse, à toutes les échelles de temps. Elle était là avant l'homme, elle sera là après lui, elle est au fond indifférente. Rien de tel avec l'ouvrage hydraulique. C'est une construction humaine qui relève d'une intention. Si l'ouvrage est encore présent, souvent après plusieurs siècles d'existence dans l'environnement hostile (pour lui!) de l'eau en mouvement, c'est que des générations successives d'humains ont investi cette présence d'un sens digne d'être conservé et transmis. Sans doute était-ce d'abord un besoin (de travail, d'énergie, de nourriture). Peut-être est-ce devenu autre chose. C'est le regard de l'historien qui est ici requis, pas celui de l'écologue.
En plus d'être un fait historique, l'ouvrage hydraulique est également un fait social. Là encore, le regard de l'écologie, de la biologie et de la morphologie est myope, et même aveugle. On le voit très bien dans la littérature française sur la continuité écologique : les auteurs reconnaissent au détour d'une phrase, au mieux d'un paragraphe, qu'il y a parfois un "enjeu social". Mais ils glissent très vite, ne savent pas quoi en dire, y voient parfois une sorte d'anomalie. Leur incompréhension est compréhensible : ce n'est pas leur formation, pas leur centre d'intérêt, pas leur regard. Ils voient avant tout une rivière entravée par un ouvrage, ils ne voient pas ce qui peut faire société autour de l'ouvrage. L'attachement du propriétaire, des riverains, des promeneurs, des associations pour ce qui semble souvent un amas de vielles pierres au milieu de l'eau et une retenue parfois pleine de vase ne fait pas sens si l'on n'est prédisposé à comprendre ce sens, ou préparé à l'étudier. Ce qui est cette fois au plan savant le travail de l'anthropologue, du sociologue ou de l'ethnologue, voire de l'urbaniste. Toujours pas celui de l'écologue (ou alors d'une écologie sociale, technique et industrielle capable d'observer le milieu anthropisé comme son objet d'étude).
L'ouvrage hydraulique émerge de l'histoire, contrarie la nature, fait société. Les choix que l'on doit faire aujourd'hui et demain sur cet ouvrage hydraulique regardent également l'économie. Laquelle n'est pas réputée faire très bon ménage avec l'écologie. Il est pourtant impossible d'y échapper, et il devient très vite ingérable de vouloir en faire abstraction. Qu'est-ce que l'économiste doit apporter? Définir l'ensemble des coûts et des bénéfices que représentent les options d'aménagement des ouvrages hydrauliques, en fonction du double effet de ces aménagements sur les milieux naturels et sur les usages sociaux (incluant le droit d'usage de la propriété concernée). Vérifier aussi qu'à dépense égale, on n'obtient pas de meilleurs résultats par une autre action visant un objectif similaire. La tâche est loin d'être simple, car il n'y a pas d'étalon marchand à certaines valorisations en ce domaine. Comment quantifier le bénéfice de la présence d'une espèce de poisson ou d'invertébré? Combien vaut le plaisir de contempler un certain paysage? On ne peut néanmoins tirer prétexte de la difficulté de l'exercice pour s'en abstenir, car à la base du pacte démocratique, toute dépense d'argent public doit rendre des comptes à la société qui y consent. Ou n'y consent pas. La mobilisation de l'économiste est donc tout aussi nécessaire que celle de l'écologue.
La politique des ouvrages hydrauliques à la croisée des chemins
Une politique des ouvrages hydrauliques aurait donc dû être conçue à partir du regard de l'écologue et de l'hydrologue, mais aussi bien de ceux de l'historien, du sociologue et de l'anthropologue, de l'économiste et du juriste. Si l'ambition de cette politique est l'action autant que la connaissance, ces expertises auraient dû produire des grilles multicritères permettant aux programmateurs de prioriser les interventions et aux acteurs en rivière de bien comprendre des enjeux attachés aux ouvrages, les opportunités, les freins et les risques.
Ce ne fut pas fait, et nous en voyons la conséquence. La politique de continuité écologique, conçue presque entièrement à la lueur des enseignements de l'écologue, pensait pouvoir tenir pour insignifiantes d'éventuelles résistances ou objections à sa mise en oeuvre, et sans intérêt d'autres registres de lecture des ouvrages hydrauliques. Elle se cogne en ce moment au mur du réel, faute d'avoir étudié cette réalité. En tant qu'association, comme nos consoeurs en France, nous voyons monter la colère de tous ceux qui ont été tenus pour quantités négligeables dans l'équation de la restauration écologique. Nous voyons aussi bien le désarroi des élus à qui l'on demande parfois d'endosser le portage politique d'actions qu'ils ne comprennent ou ne cautionnent pas pour nombre d'entre eux. Nous voyons enfin l'hésitation ou le malaise des exécutants (syndicats EPTB, EPAGE), coincés entre les injonctions reçues du "sommet" (agences, Onema, préfectures et in fine ministère) et les objections perçues sur le terrain.
La politique des ouvrages hydrauliques est à la croisée des chemins. Soit elle refuse le message que lui envoie la réalité, se braque dans l'obstination propre aux croyances contrariées par un monde qui ne ressemble pas à leur idéal, essaie de passer en force en utilisant les pouvoirs coercitifs de l'Etat et des administrations. Soit elle accepte la nécessité d'une révision interne de ses attendus et de ses méthodes, entreprend de développer une analyse plus intelligente, multidisciplinaire et inclusive de son objet.
Illustration : un bief à sec sur l'Ource. Ce qui est bon (ou supposé bon) pour la nature implique-t-il négation ou indifférence vis-à-vis des enjeux sociaux, paysagers et autres?
Notre association a beaucoup publié sur les questions d'écologie des milieux aquatiques. Il y a deux raisons à cela : d'une part, on ne peut pas s'intéresser aux cours d'eau, à leurs ouvrages et leurs usages sans essayer de comprendre la manière dont fonctionne la rivière et dont évolue ses peuplements ; d'autre part, et dans le cas particulier de la continuité écologique, la légitimation des politiques publiques nous paraît le fruit d'une lecture incomplète des travaux scientifiques, en particulier une lecture qui gomme leurs incertitudes, leurs inconnues, voire parfois certains de leurs résultats.
La malaria est-elle désirable? Limites de la naturalité comme fondement normatif
En tout état de cause, connaître l'écologie de la rivière ne signifie pas que la rivière est pour nous un phénomène uniquement ou exclusivement écologique. L'écologie est une lecture possible de la rivière, mais elle n'est pas la seule (c'est vrai pour l'écologie scientifique, a fortiori pour l'écologie politique laquelle est une croyance légitime parmi d'autres du spectre démocratique). Quant à la nature, elle n'est pas en tant que telle au fondement de nos normes. Qu'une chose soit bonne ou mauvaise pour la rivière entendue comme phénomène naturel ne suffit pas à dire si cette chose est bonne ou mauvaise en soi du point de vue des jugements normatifs que les hommes en société portent sur leur environnement et sur leurs actions sur cet environnement.
Une "reductio ad naturam" pose donc problème et nous pouvons tous comprendre cela. Par exemple, le débordement d'une rivière en crue peut détruire des biens et tuer des personnes. Ce débordement est tout à fait naturel en soi, ce n'est pas pour autant que nous le jugeons désirable ou bénéfique dans ses causes et ses effets. Autre exemple : la multiplication des zones humides peut conduire à la prolifération de pathogènes nuisibles aux hommes et au bétail, ce qui là aussi n'est pas une dimension spécialement appréciée de la nature. (On oublie que c'est notamment pour lutter contre la malaria encore endémique ces deux derniers siècles en France et en Europe qu'on a drainé certaines de ces zones humides, cette question des maladies à vecteur pouvant d'ailleurs redevenir problématique en situation de réchauffement climatique).
Par réductionnisme écologique, nous entendons l'idée selon laquelle la problématique des rivières en général et des ouvrages hydrauliques en particulier devrait être traitée à titre exclusif (ou quasi-exclusif) selon l'expertise en hydrobiologie ou hydromorphologie. C'est, très largement, l'angle choisi en France par le Ministère de l'Ecologie, par les établissements techniques ou scientifiques qui le conseillent (Onema et Irstea étant les principaux), par les bureaux d'études que l'action publique mobilise en support de ses interventions.
Nous limiterons ici notre point de vue aux ouvrages hydrauliques, mais d'autres aspects de la rivière seraient justifiables des mêmes réserves.
Ce que le réductionnisme écologique ne comprend pas
Pourquoi cette posture est-elle problématique ? La première réponse évidente est que l'ouvrage hydraulique en lui-même relève de l'histoire, et non de la nature. Regarder l'ouvrage avec l'oeil du naturaliste ne nous dit rien de la raison pour laquelle il a été construit, des évolutions qu'il a connues ni des événements qui se sont noués autour de lui. L'eau comme phénomène naturel n'a pas de mémoire, elle construit et reconstruit son lit, elle divague, elle emporte, elle change sans cesse, à toutes les échelles de temps. Elle était là avant l'homme, elle sera là après lui, elle est au fond indifférente. Rien de tel avec l'ouvrage hydraulique. C'est une construction humaine qui relève d'une intention. Si l'ouvrage est encore présent, souvent après plusieurs siècles d'existence dans l'environnement hostile (pour lui!) de l'eau en mouvement, c'est que des générations successives d'humains ont investi cette présence d'un sens digne d'être conservé et transmis. Sans doute était-ce d'abord un besoin (de travail, d'énergie, de nourriture). Peut-être est-ce devenu autre chose. C'est le regard de l'historien qui est ici requis, pas celui de l'écologue.
En plus d'être un fait historique, l'ouvrage hydraulique est également un fait social. Là encore, le regard de l'écologie, de la biologie et de la morphologie est myope, et même aveugle. On le voit très bien dans la littérature française sur la continuité écologique : les auteurs reconnaissent au détour d'une phrase, au mieux d'un paragraphe, qu'il y a parfois un "enjeu social". Mais ils glissent très vite, ne savent pas quoi en dire, y voient parfois une sorte d'anomalie. Leur incompréhension est compréhensible : ce n'est pas leur formation, pas leur centre d'intérêt, pas leur regard. Ils voient avant tout une rivière entravée par un ouvrage, ils ne voient pas ce qui peut faire société autour de l'ouvrage. L'attachement du propriétaire, des riverains, des promeneurs, des associations pour ce qui semble souvent un amas de vielles pierres au milieu de l'eau et une retenue parfois pleine de vase ne fait pas sens si l'on n'est prédisposé à comprendre ce sens, ou préparé à l'étudier. Ce qui est cette fois au plan savant le travail de l'anthropologue, du sociologue ou de l'ethnologue, voire de l'urbaniste. Toujours pas celui de l'écologue (ou alors d'une écologie sociale, technique et industrielle capable d'observer le milieu anthropisé comme son objet d'étude).
L'ouvrage hydraulique émerge de l'histoire, contrarie la nature, fait société. Les choix que l'on doit faire aujourd'hui et demain sur cet ouvrage hydraulique regardent également l'économie. Laquelle n'est pas réputée faire très bon ménage avec l'écologie. Il est pourtant impossible d'y échapper, et il devient très vite ingérable de vouloir en faire abstraction. Qu'est-ce que l'économiste doit apporter? Définir l'ensemble des coûts et des bénéfices que représentent les options d'aménagement des ouvrages hydrauliques, en fonction du double effet de ces aménagements sur les milieux naturels et sur les usages sociaux (incluant le droit d'usage de la propriété concernée). Vérifier aussi qu'à dépense égale, on n'obtient pas de meilleurs résultats par une autre action visant un objectif similaire. La tâche est loin d'être simple, car il n'y a pas d'étalon marchand à certaines valorisations en ce domaine. Comment quantifier le bénéfice de la présence d'une espèce de poisson ou d'invertébré? Combien vaut le plaisir de contempler un certain paysage? On ne peut néanmoins tirer prétexte de la difficulté de l'exercice pour s'en abstenir, car à la base du pacte démocratique, toute dépense d'argent public doit rendre des comptes à la société qui y consent. Ou n'y consent pas. La mobilisation de l'économiste est donc tout aussi nécessaire que celle de l'écologue.
La politique des ouvrages hydrauliques à la croisée des chemins
Une politique des ouvrages hydrauliques aurait donc dû être conçue à partir du regard de l'écologue et de l'hydrologue, mais aussi bien de ceux de l'historien, du sociologue et de l'anthropologue, de l'économiste et du juriste. Si l'ambition de cette politique est l'action autant que la connaissance, ces expertises auraient dû produire des grilles multicritères permettant aux programmateurs de prioriser les interventions et aux acteurs en rivière de bien comprendre des enjeux attachés aux ouvrages, les opportunités, les freins et les risques.
Ce ne fut pas fait, et nous en voyons la conséquence. La politique de continuité écologique, conçue presque entièrement à la lueur des enseignements de l'écologue, pensait pouvoir tenir pour insignifiantes d'éventuelles résistances ou objections à sa mise en oeuvre, et sans intérêt d'autres registres de lecture des ouvrages hydrauliques. Elle se cogne en ce moment au mur du réel, faute d'avoir étudié cette réalité. En tant qu'association, comme nos consoeurs en France, nous voyons monter la colère de tous ceux qui ont été tenus pour quantités négligeables dans l'équation de la restauration écologique. Nous voyons aussi bien le désarroi des élus à qui l'on demande parfois d'endosser le portage politique d'actions qu'ils ne comprennent ou ne cautionnent pas pour nombre d'entre eux. Nous voyons enfin l'hésitation ou le malaise des exécutants (syndicats EPTB, EPAGE), coincés entre les injonctions reçues du "sommet" (agences, Onema, préfectures et in fine ministère) et les objections perçues sur le terrain.
La politique des ouvrages hydrauliques est à la croisée des chemins. Soit elle refuse le message que lui envoie la réalité, se braque dans l'obstination propre aux croyances contrariées par un monde qui ne ressemble pas à leur idéal, essaie de passer en force en utilisant les pouvoirs coercitifs de l'Etat et des administrations. Soit elle accepte la nécessité d'une révision interne de ses attendus et de ses méthodes, entreprend de développer une analyse plus intelligente, multidisciplinaire et inclusive de son objet.
Illustration : un bief à sec sur l'Ource. Ce qui est bon (ou supposé bon) pour la nature implique-t-il négation ou indifférence vis-à-vis des enjeux sociaux, paysagers et autres?
22/12/2015
Les seuils dénitrifient les rivières (Cisowska et Hutchins 2016)
Il existe déjà une abondante littérature scientifique sur le rôle positif des barrages en terme d'épuration des excès de nutriments dans les rivières (voir notre synthèse). Une nouvelle étude de modélisation confirme cet effet et appelle à redéfinir avec plus de précision le bon compromis entre restauration d'habitat et dénitrification. Mais peut-on espérer ce ré-examen de la part de l'Onema et des Agences de l'eau, qui ont trompé pendant 10 ans le public en prétendant que les seuils et barrages nuisent à l'auto-épuration des rivières?
Les deux auteurs de l'étude (I. Cisowska et M.G. Hutchins) rappellent que les programmes d'effacement ou aménagement d'obstacles ont des dimensions incontestablement positives sur certains paramètres de qualité du milieu, surtout la faune piscicole à forte dispersion vers l'amont, qui fait l'objet d'une attention particulière du gestionnaire. Ils soulignent aussi que le maintien des seuils peut aussi avoir des effets positifs, comme la régulation des débits ou l'aération aval avec des hausses observables d'oxygène dissous. La question des services rendus est dès lors "impossible à traiter sans des études détaillées et spécifiques à chaque site".
Les auteurs ont analysé le cas particulier d'un seuil sur la rivière Nidd, affluent de l'Ouse dans le Yorkshire (Royaume-Uni). Ce seuil a été supprimé en 1999. Les auteurs ont procédé à une modélisation hydraulique de l'ouvrage et de la zone d'influence amont-aval, sur un tronçon de 15,8 km. Des mesures de débit et de concentration de nitrates ont été effectuées en 1997, 2000 et 2013, pour caler le modèle.
Selon les résultats de ce modèle, le seuil permet une dénitrification comprise entre 382 et 812 kg N sur les deux années complètes modélisées (1997 et 2000, dans ce dernier cas en hypothèse contrefactuelle d'un maintien). Les bénéfices les plus importants s'observent en été. Le maintien du seuil aurait été équivalent à épurer les rejets provenant de 9 à 19 ha de terres cultivées dans son voisinage immédiat.
"Nos simulations par modèle montrent que les seuils sont bénéfiques en terme de dénitrification, mais seulement dans une petite mesure, concluent les auteurs. Les bénéfices sont largement observés pendant les périodes estivales de faible débit (…) Il serait important de mettre ces résultats sur les modifications de nitrate en perspective avec d'autres mesures de qualité de l'eau comme le phosphore, le phytoplancton et les sédiments. (…) Dans le contexte d'une proposition de nombreux effacements de seuils sur les rivières européennes, une analyse rigoureuse du compromis entre dénitrification et amélioration d'habitat doit être entreprise".
Mais n'ayez crainte, amis européens : en France, nous avons la chance d'avoir des gestionnaires qui agissent massivement avant d'observer les résultats d'expériences locales, et qui se permettent de statuer de manière définitive avant d'attendre les conclusions de la recherche scientifique. Grâce à nos apprentis sorciers hexagonaux, vous pourrez donc venir bientôt faire des analyses chez nous, dans le champ de ruine des rivières renaturées à la pelleteuse par une technocratie pressée et par ses courtisans subventionnés – rivières qui se trouvent aussi massivement soumises aux nutriments, pesticides, perturbateurs neuro-endocriniens, microplastiques et autres polluants chimiques, ce qui en fera certainement des objets d'études riches d'enseignements.
Référence : Cisowska I et MG Hutchins (2016), The effect of weirs on nutrient concentrations, Science of the Total Environment, 542, 997–1003
Les deux auteurs de l'étude (I. Cisowska et M.G. Hutchins) rappellent que les programmes d'effacement ou aménagement d'obstacles ont des dimensions incontestablement positives sur certains paramètres de qualité du milieu, surtout la faune piscicole à forte dispersion vers l'amont, qui fait l'objet d'une attention particulière du gestionnaire. Ils soulignent aussi que le maintien des seuils peut aussi avoir des effets positifs, comme la régulation des débits ou l'aération aval avec des hausses observables d'oxygène dissous. La question des services rendus est dès lors "impossible à traiter sans des études détaillées et spécifiques à chaque site".
Les auteurs ont analysé le cas particulier d'un seuil sur la rivière Nidd, affluent de l'Ouse dans le Yorkshire (Royaume-Uni). Ce seuil a été supprimé en 1999. Les auteurs ont procédé à une modélisation hydraulique de l'ouvrage et de la zone d'influence amont-aval, sur un tronçon de 15,8 km. Des mesures de débit et de concentration de nitrates ont été effectuées en 1997, 2000 et 2013, pour caler le modèle.
Selon les résultats de ce modèle, le seuil permet une dénitrification comprise entre 382 et 812 kg N sur les deux années complètes modélisées (1997 et 2000, dans ce dernier cas en hypothèse contrefactuelle d'un maintien). Les bénéfices les plus importants s'observent en été. Le maintien du seuil aurait été équivalent à épurer les rejets provenant de 9 à 19 ha de terres cultivées dans son voisinage immédiat.
"Nos simulations par modèle montrent que les seuils sont bénéfiques en terme de dénitrification, mais seulement dans une petite mesure, concluent les auteurs. Les bénéfices sont largement observés pendant les périodes estivales de faible débit (…) Il serait important de mettre ces résultats sur les modifications de nitrate en perspective avec d'autres mesures de qualité de l'eau comme le phosphore, le phytoplancton et les sédiments. (…) Dans le contexte d'une proposition de nombreux effacements de seuils sur les rivières européennes, une analyse rigoureuse du compromis entre dénitrification et amélioration d'habitat doit être entreprise".
Mais n'ayez crainte, amis européens : en France, nous avons la chance d'avoir des gestionnaires qui agissent massivement avant d'observer les résultats d'expériences locales, et qui se permettent de statuer de manière définitive avant d'attendre les conclusions de la recherche scientifique. Grâce à nos apprentis sorciers hexagonaux, vous pourrez donc venir bientôt faire des analyses chez nous, dans le champ de ruine des rivières renaturées à la pelleteuse par une technocratie pressée et par ses courtisans subventionnés – rivières qui se trouvent aussi massivement soumises aux nutriments, pesticides, perturbateurs neuro-endocriniens, microplastiques et autres polluants chimiques, ce qui en fera certainement des objets d'études riches d'enseignements.
Référence : Cisowska I et MG Hutchins (2016), The effect of weirs on nutrient concentrations, Science of the Total Environment, 542, 997–1003
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