En France, 480 actions déclarées de restauration de rivière se sont déroulées entre 1985 et 2009. Le rythme s'est accru à partir de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Et plus encore après le classement de rivières à fin de continuité écologique. Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor (UMR 600 EVS, Université de lyon, ENS CNRS) et Nicolas Lamouroux (Irstea) ont entrepris de comprendre comment le succès ou l'échec de ces chantiers de restauration est évalué.
"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience", soulignent de prime abord ces chercheurs. Le cas n'est pas propre à la France, les études nord-américaines montrent que 10% seulement des projets incluent une analyse avant/après à partir de critères de référence. Il semble donc que l'ingénierie écologique a quelques difficultés à intégrer la nécessité de l'évaluation sur des résultats, et non des intentions.
Bertrand Morandi et ses collègues sont parvenus à identifier 104 projets ayant des données suffisantes d'accompagnement. Une fois éliminés ceux dont les porteurs n'ont pas voulu répondre ou ceux dont la documentation n'était pas exploitable, 44 projets (sur 44 rivières différentes) ont finalement été retenus. Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) indique les principaux motifs d'intervention, en tête desquels on trouve la perte d'habitats ou d'aires reproductives, l'homogénéisation des habitats, la rupture de continuité écologique, de la dégradation de flore (aquatique ou rivulaire), l'érosion ou déstabilisation de berge.
Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.
Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.
Sur la qualité du suivi, plus de 50% des projets ont une analyse avant-après. Parmi eux, la moitié n'a qu'une analyse dans l'année précédant le chantier. Les analyses sur la longue durée ne représentent que 3 à 18% des projets selon le type d'indicateurs choisi, donc une petite minorité.
S'il faut en croire les auto-évaluations des responsables des chantiers de restauration, les résultats sont bons dans 60% des cas, nuls dans 20% des cas et négatifs dans 15% des cas. Les chercheurs ont défini quatre classes de qualité pour le suivi des opérations de restauration, du suivi le plus simple (classe 1, peu de mesures sur peu de critères et une courte durée) au plus ambitieux (classe 4, suivi sur plus de 10 ans d'au moins quatre critères).
Leur conclusion est intéressante : "L'analyse par correspondance montre que meilleure est la qualité de la stratégie d'évaluation et plus ambiguës sont les conclusions. La classe 4 correspond le plus souvent à une simple description d'effets [ie pas de jugement sur statut bon ou mauvais], ou ne montre pas d'effets voire des effets négatifs. Inversement, les projets avec des stratégies pauvres d'évaluation (classe 1) ont généralement les conclusions les plus positives".
Ainsi, les gestionnaires sont d'autant plus satisfaits de leurs chantiers de restauration qu'ils se livrent à des analyses sommaires de leurs résultats. Quand l'analyse devient plus exigeante et plus longue, le succès est moins évident.
B. Morandi et ses collègues sont donc assez critiques sur les protocoles des 44 projets analysés : "Les conceptions des surveillances tendent à montrer une faiblesse temporelle, comme d'autres travaux l'ont souligné (…) L'analyse avant restauration est absente dans beaucoup de projets ou ne se tient que sur un délai très court. Le surveillance après restauration montre des problèmes similaires. Or, le temps est un facteur clé pour observer et comprendre la dynamique des populations aquatiques, en raison par exemple de la complexité des cycles de vie ou des processus de colonisation (…) La puissance statistique des détections de changements écologiques dans l'abondance des populations dépend fortement du nombre de suivis pré- et post-restauration". [nota : puissance statistique signifie ici capacité à discerner un changement qui survient de manière aléatoire d'un changement qui a une tendance significative ou que l'on peut attribuer à une cause avec un bon degré de confiance, par exemple moins de 5% de chance que le résultat soit dû au hasard].
L'autre faiblesse scientifique est d'ordre spatial et non temporel, le manque de sites appropriés de contrôle : "il est particulièrement difficile de distinguer l'impact d'une restauration des autres changements qui surviennent à l'échelle d'un tronçon ou d'un bassin", expliquent les chercheurs.
Allant un peu plus loin, les auteurs soulignent : "Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale."
Le manque de robustesse scientifique de la restauration de rivière est ainsi pointé : "L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures. La question des valeurs est donc essentielle pour la restauration comme clé pour identifier une dégradation de rivière et définir des objectifs de restauration (…) La légitimité des diverses valeurs à l'oeuvre dans la restauration est une question politique et philosophique davantage que scientifique".
Quelques commentaires
Dans cet article, Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor et Nicolas Lamouroux ont peut-être soulevé (sans le vouloir?) le couvercle de l'étrange marmite où se concocte la politique des rivières à la française. Les citoyens et les associations qui s'intéressent à la question sont de plus en plus nombreux à se demander quels objectifs sont réellement poursuivis et surtout atteints dans cette fameuse "restauration physique des rivières", qui a surgi d'un peu nulle part dans les années 2000, après 40 ans d'échec dans la lutte contre les pollutions chimiques. S'il faut en croire les chercheurs, la restauration de rivière ne se donne pas les moyens d'objectiver scientifiquement ses résultats dans la grande majorité de ses chantiers. Et plus elle le fait, plus modestes sont les bénéfices réellement obtenus pour les milieux.
L'argument de la subjectivité des évaluations en dernier ressort ouvre des questions assez cruciales. Il n'échappe à personne qu'un agent de l'Onema, un responsable de fédération de pêche ou un naturaliste passionné n'ont généralement pas la même vision de la rivière qu'un propriétaire de moulin, un gestionnaire d'étang ou un agriculteur. Et que la grande majorité des citoyens français n'a absolument aucun avis informé sur l'intérêt d'avoir un peu plus de truites ou de barbeaux ou de lamproies sur un tronçon de rivière, a fortiori de compter les larves de plécoptères selon la vélocité d'un écoulement. En revanche, tout le monde paie les taxes que l'Agence de l'eau redistribue en subvention et financement public (à hauteur de 2 milliards d'euros en restauration physique de rivière pour l'exercice 2013-2108). Cette dépense publique n'est pas tolérée pour des "évaluations subjectives" de la rivière par certaines de ses parties prenantes au détriment des autres, mais pour l'atteinte réelle d'objectifs ayant du sens et correspondant à un intérêt général.
De la même manière, si la restauration de rivière était un hobby privé, sur des ouvrages et berges privés de cours d'eau non domaniaux, sans aucun impact sur les tiers, il serait loisible à ses thuriféraires de développer toute la subjectivité qu'ils désirent, sans souci d'efficacité ni de légitimité de leur action. Mais la restauration de rivière, ce n'est pas cela aujourd'hui en France : ce sont des milliers de propriétaires de moulins et d'usines à eau contraints de s'endetter ou de voir disparaître leur bien, ce sont des dizaines de milliers de gestionnaires d'étangs et de forêts obligés d'adapter leur exploitation, ce sont des centaines de milliers de riverains de biefs ou cours d'eau menacés de voir disparaître les écoulements et paysages actuels, autant d'agriculteurs qui doivent gérer différemment leurs berges, leurs fossés, etc.
Les chercheurs parlent en conclusion d'une "dimension sociale" de la restauration avec nécessité d'intégrer les communautés locales. Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque : en France, on restaure depuis quelques années la rivière sous la double contrainte de la matraque réglementaire de la police de l'eau et de la matraque financière des Agences de l'eau, avec éventuellement quelques lobbies subventionnés pour produire un simulacre de consensus social. Combien de syndicats de rivière et maîtres d'ouvrage publics (exécutants majoritaires de ces travaux) ont organisé sur chaque projet local des débats ouverts à la population, avec une information détaillée sur les enjeux, avec des indicateurs chiffrés d'objectifs, avec de vraies alternatives incluant la non-intervention sur un site, avec une possibilité réelle pour les citoyens d'influer sur les décisions et d'orienter les dépenses ? Fort peu, ces syndicats sont réduits (et payés par les Agences) à faire pour l'essentiel la pédagogie généraliste de décisions déjà prises à un niveau plus élevé.
Pour tous ceux qui en subissent les effets directs indésirables, s'entendre dire que la restauration de rivière n'est pas capable d'objectiver scientifiquement ses résultats et qu'en dernier ressort, le bénéfice écologique est largement affaire de subjectivité des porteurs de projet, ce n'est pas vraiment tolérable. Et pour tout dire, ce n'est plus vraiment toléré. Si les promoteurs de cette politique ne sont pas capables de démontrer ses résultats tangibles et de produire une concertation digne de ce nom sur l'acceptabilité des sacrifices nécessaires à leur obtention, ils se préparent des lendemains difficiles.
Référence : Morandi B et al (2014), How is success or failure in river restoration projects evaluated? Feedback from French restoration projects, Journal of Environmental Management, 137, 178-188.
En complément : on lira avec profit la thèse de Bertrand Morandi, La restauration des cours d’eau en France et à l’étranger : de la définition du concept à l’évaluation de l’action. Eléments de recherche applicables (2014). L'auteur montre notamment comment on est passé au cours des 40 dernières années d'une conception hydraulique et paysagère de la restauration à une conception écologique et morphologique.
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