Monsieur le Député,
Refusant dans le cadre de l'examen de la loi de biodiversité un amendement sur la continuité écologique (51 undecies A) qui demandait simplement une analyse coût-avantage avant d'envisager un effacement (quelle audace…), vous avez déclaré à vos collègues :
"Je préside une communauté de communes qui gère un bassin versant et nous nous efforçons de restaurer la continuité écologique, en concertation avec les propriétaires de moulins. Il faut savoir qu’une alose ne peut pas franchir cinq obstacles consécutifs. Nous devons donc privilégier, soit la biodiversité, soit les moulins. Or ceux-ci sont pour les poissons des obstacles infranchissables. N’est-ce pas une loi sur la biodiversité que nous examinons? À un moment donné, il y a des choix à faire ; et, en ce qui me concerne, je fais le choix du poisson." (retranscription)
Nous nous permettons de vous faire remarquer les points suivants relatifs à l'étude MIGADO des potentialités de l'Estuaire à laquelle vous faites allusion :
- l'alose ne figure pas dans les espèces cibles,
- l'étude considère 88 obstacles problématiques sur 175 (donc tous ne le sont pas),
- l'étude envisage dans sa synthèse 4 démantèlements seulement pour 84 aménagements non destructifs.
Ces solutions paraissent équilibrées, pourquoi ne les mettez-vous pas en avant ? Sachez qu'elle sont impossibles dans certains bassins où les Agences de l'eau ne financent convenablement que des solutions d'arasement et dérasement des ouvrages (Loire-Bretagne, Seine-Normandie par exemple). Sachez également que les moulins n'ont pas de problèmes en soi avec la continuité écologique quand elle concerne les grands migrateurs, mais ils n'ont tout simplement pas la possibilité de prendre à leur charge les 50 k€ par mètre de chute (évaluation coût moyen Agence de l'eau RMC) et frais supplémentaires de bureaux d'études que représentent ces réformes. Et quand de telles dépenses sont envisagées pour des poissons holobiotiques non migrateurs (ce qui est le cas dans nos têtes de bassin), ils en contestent l'urgence, voire en nient la nécessité si l'espèce cible est présente sans problème dans la rivière, dans ses zones de libre-écoulement.
Connaissez-vous, Monsieur le Député, beaucoup de réformes dont la conséquence est de demander à des particuliers non seulement d'accepter une servitude nouvelle (entretien à vie de la passe) mais encore d'engager à leurs frais, pour un dispositif d'intérêt général, des dépenses allant de dizaines à centaines de milliers d'euros? Connaissez-vous beaucoup de réformes où la loi commune de la République se traduit par une inégalité systématique des citoyens devant les charges publiques, car chaque Agence de l'eau, chaque DDT(M) et chaque service Onema interprète les besoins de franchissement et les propositions de financements de manière variable, y compris pour des problématiques similaires? Connaissez-vous beaucoup de réformes où l'on vient proposer aux gens de détruire leur propriété à la pelleteuse et de faire disparaître ainsi les qualités essentielles de leur bien, impactant du même coup tous les riverains à l'amont et à l'aval de l'ouvrage détruit?
Nous regrettons donc vivement que vous refusiez des amendements destinés à amener un peu de responsabilité et de pondération dans une mise en oeuvre actuellement fort problématique de la continuité.
Avec ou sans délai supplémentaire de 5 ans (autre amendement, adopté celui-là par votre commission), la réforme ne sera applicable que si les dispositifs de franchissement sont publiquement financés au même titre que les effacements, soit en général à 95%. La loi de 1865 sur les échelles à poissons a été très peu appliquée pour les mêmes raisons de coût et de complexité, vos prédécesseurs parlementaires l'observaient dans les années 1880. Il en va de même plus récemment pour les rivières classées au titre du L 432-6 CE. Il serait utile que la République possède la mémoire des réformes antérieures et de leurs limites, pour éviter de répéter encore et encore les mêmes erreurs.
Quant au bon mot consistant à préférer les poissons aux moulins, il ne rend pas justice à la situation, ne reflète pas les choix planifiés sur l'Estuaire et, subsidiairement, ne vous vaudra probablement pas beaucoup d'amis chez les amoureux du patrimoine hydraulique.
Avec nos respectueuses salutations
11/03/2016
10/03/2016
Faiblesse scientifique, dimension subjective et résultats incertains des chantiers de restauration de rivière en France (Morandi et al 2014)
Quatre chercheurs ont analysé 44 projets de restauration de rivière en France. Ils soulignent la faiblesse scientifique de la plupart des protocoles de suivi, quand ils existent. Plus le protocole est rigoureux, moins les résultats écologiques avérés sont bons. Inversement, ce sont les restaurations aux suivis les plus légers qui tendent à avancer les conclusions les plus triomphales. Allant plus loin, les auteurs observent que la restauration de rivière relève souvent davantage de l'évaluation subjective ou de l'attente politique du projet que de la mesure objective et scientifique. Quand des milliards d'euros d'argent public sont engagés sur ces chantiers par les Agences de l'eau, quand des propriétaires sont rançonnés ou voient leurs ouvrages détruits, quand les riverains déplorent la disparition des paysages et pratiques auxquels ils sont attachés, quand les usagers et exploitants doivent consentir à des sacrifices environnementaux croissants en période économique difficile, cette "évaluation subjective" pose une question brûlante : où est la légitimité de l'action publique en rivière et son rapport à l'intérêt général?
En France, 480 actions déclarées de restauration de rivière se sont déroulées entre 1985 et 2009. Le rythme s'est accru à partir de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Et plus encore après le classement de rivières à fin de continuité écologique. Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor (UMR 600 EVS, Université de lyon, ENS CNRS) et Nicolas Lamouroux (Irstea) ont entrepris de comprendre comment le succès ou l'échec de ces chantiers de restauration est évalué.
"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience", soulignent de prime abord ces chercheurs. Le cas n'est pas propre à la France, les études nord-américaines montrent que 10% seulement des projets incluent une analyse avant/après à partir de critères de référence. Il semble donc que l'ingénierie écologique a quelques difficultés à intégrer la nécessité de l'évaluation sur des résultats, et non des intentions.
Bertrand Morandi et ses collègues sont parvenus à identifier 104 projets ayant des données suffisantes d'accompagnement. Une fois éliminés ceux dont les porteurs n'ont pas voulu répondre ou ceux dont la documentation n'était pas exploitable, 44 projets (sur 44 rivières différentes) ont finalement été retenus. Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) indique les principaux motifs d'intervention, en tête desquels on trouve la perte d'habitats ou d'aires reproductives, l'homogénéisation des habitats, la rupture de continuité écologique, de la dégradation de flore (aquatique ou rivulaire), l'érosion ou déstabilisation de berge.
Cet autre schéma montre les solutions les plus fréquemment mises en oeuvre (la suppression de barrages ou de vannes représente 27% des opérations dans l'échantillon, qui a été constitué avant le classement des rivières 2012-2013 concernant 15.000 sites en lit mineur à aménager en 5 ans).
En ce qui concerne les objectifs, 89% des projets de restauration concernaient l'hydromorphologie contre 48% seulement pour la physico-chimie. Les espèces suivies étaient les poissons (84%), les invertébrés (82%) la végétation (57%) ou d'autres éléments faunistiques (30%). Dans le cas des poissons, 76% des analyses concernaient les assemblages piscicoles, et le reste des espèces cibles (le plus souvent saumon ou truite).
Sur la qualité du suivi, plus de 50% des projets ont une analyse avant-après. Parmi eux, la moitié n'a qu'une analyse dans l'année précédant le chantier. Les analyses sur la longue durée ne représentent que 3 à 18% des projets selon le type d'indicateurs choisi, donc une petite minorité.
S'il faut en croire les auto-évaluations des responsables des chantiers de restauration, les résultats sont bons dans 60% des cas, nuls dans 20% des cas et négatifs dans 15% des cas. Les chercheurs ont défini quatre classes de qualité pour le suivi des opérations de restauration, du suivi le plus simple (classe 1, peu de mesures sur peu de critères et une courte durée) au plus ambitieux (classe 4, suivi sur plus de 10 ans d'au moins quatre critères).
Leur conclusion est intéressante : "L'analyse par correspondance montre que meilleure est la qualité de la stratégie d'évaluation et plus ambiguës sont les conclusions. La classe 4 correspond le plus souvent à une simple description d'effets [ie pas de jugement sur statut bon ou mauvais], ou ne montre pas d'effets voire des effets négatifs. Inversement, les projets avec des stratégies pauvres d'évaluation (classe 1) ont généralement les conclusions les plus positives".
Ainsi, les gestionnaires sont d'autant plus satisfaits de leurs chantiers de restauration qu'ils se livrent à des analyses sommaires de leurs résultats. Quand l'analyse devient plus exigeante et plus longue, le succès est moins évident.
B. Morandi et ses collègues sont donc assez critiques sur les protocoles des 44 projets analysés : "Les conceptions des surveillances tendent à montrer une faiblesse temporelle, comme d'autres travaux l'ont souligné (…) L'analyse avant restauration est absente dans beaucoup de projets ou ne se tient que sur un délai très court. Le surveillance après restauration montre des problèmes similaires. Or, le temps est un facteur clé pour observer et comprendre la dynamique des populations aquatiques, en raison par exemple de la complexité des cycles de vie ou des processus de colonisation (…) La puissance statistique des détections de changements écologiques dans l'abondance des populations dépend fortement du nombre de suivis pré- et post-restauration". [nota : puissance statistique signifie ici capacité à discerner un changement qui survient de manière aléatoire d'un changement qui a une tendance significative ou que l'on peut attribuer à une cause avec un bon degré de confiance, par exemple moins de 5% de chance que le résultat soit dû au hasard].
L'autre faiblesse scientifique est d'ordre spatial et non temporel, le manque de sites appropriés de contrôle : "il est particulièrement difficile de distinguer l'impact d'une restauration des autres changements qui surviennent à l'échelle d'un tronçon ou d'un bassin", expliquent les chercheurs.
Allant un peu plus loin, les auteurs soulignent : "Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale."
Le manque de robustesse scientifique de la restauration de rivière est ainsi pointé : "L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures. La question des valeurs est donc essentielle pour la restauration comme clé pour identifier une dégradation de rivière et définir des objectifs de restauration (…) La légitimité des diverses valeurs à l'oeuvre dans la restauration est une question politique et philosophique davantage que scientifique".
Quelques commentaires
Dans cet article, Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor et Nicolas Lamouroux ont peut-être soulevé (sans le vouloir?) le couvercle de l'étrange marmite où se concocte la politique des rivières à la française. Les citoyens et les associations qui s'intéressent à la question sont de plus en plus nombreux à se demander quels objectifs sont réellement poursuivis et surtout atteints dans cette fameuse "restauration physique des rivières", qui a surgi d'un peu nulle part dans les années 2000, après 40 ans d'échec dans la lutte contre les pollutions chimiques. S'il faut en croire les chercheurs, la restauration de rivière ne se donne pas les moyens d'objectiver scientifiquement ses résultats dans la grande majorité de ses chantiers. Et plus elle le fait, plus modestes sont les bénéfices réellement obtenus pour les milieux.
L'argument de la subjectivité des évaluations en dernier ressort ouvre des questions assez cruciales. Il n'échappe à personne qu'un agent de l'Onema, un responsable de fédération de pêche ou un naturaliste passionné n'ont généralement pas la même vision de la rivière qu'un propriétaire de moulin, un gestionnaire d'étang ou un agriculteur. Et que la grande majorité des citoyens français n'a absolument aucun avis informé sur l'intérêt d'avoir un peu plus de truites ou de barbeaux ou de lamproies sur un tronçon de rivière, a fortiori de compter les larves de plécoptères selon la vélocité d'un écoulement. En revanche, tout le monde paie les taxes que l'Agence de l'eau redistribue en subvention et financement public (à hauteur de 2 milliards d'euros en restauration physique de rivière pour l'exercice 2013-2108). Cette dépense publique n'est pas tolérée pour des "évaluations subjectives" de la rivière par certaines de ses parties prenantes au détriment des autres, mais pour l'atteinte réelle d'objectifs ayant du sens et correspondant à un intérêt général.
De la même manière, si la restauration de rivière était un hobby privé, sur des ouvrages et berges privés de cours d'eau non domaniaux, sans aucun impact sur les tiers, il serait loisible à ses thuriféraires de développer toute la subjectivité qu'ils désirent, sans souci d'efficacité ni de légitimité de leur action. Mais la restauration de rivière, ce n'est pas cela aujourd'hui en France : ce sont des milliers de propriétaires de moulins et d'usines à eau contraints de s'endetter ou de voir disparaître leur bien, ce sont des dizaines de milliers de gestionnaires d'étangs et de forêts obligés d'adapter leur exploitation, ce sont des centaines de milliers de riverains de biefs ou cours d'eau menacés de voir disparaître les écoulements et paysages actuels, autant d'agriculteurs qui doivent gérer différemment leurs berges, leurs fossés, etc.
Les chercheurs parlent en conclusion d'une "dimension sociale" de la restauration avec nécessité d'intégrer les communautés locales. Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque : en France, on restaure depuis quelques années la rivière sous la double contrainte de la matraque réglementaire de la police de l'eau et de la matraque financière des Agences de l'eau, avec éventuellement quelques lobbies subventionnés pour produire un simulacre de consensus social. Combien de syndicats de rivière et maîtres d'ouvrage publics (exécutants majoritaires de ces travaux) ont organisé sur chaque projet local des débats ouverts à la population, avec une information détaillée sur les enjeux, avec des indicateurs chiffrés d'objectifs, avec de vraies alternatives incluant la non-intervention sur un site, avec une possibilité réelle pour les citoyens d'influer sur les décisions et d'orienter les dépenses ? Fort peu, ces syndicats sont réduits (et payés par les Agences) à faire pour l'essentiel la pédagogie généraliste de décisions déjà prises à un niveau plus élevé.
Pour tous ceux qui en subissent les effets directs indésirables, s'entendre dire que la restauration de rivière n'est pas capable d'objectiver scientifiquement ses résultats et qu'en dernier ressort, le bénéfice écologique est largement affaire de subjectivité des porteurs de projet, ce n'est pas vraiment tolérable. Et pour tout dire, ce n'est plus vraiment toléré. Si les promoteurs de cette politique ne sont pas capables de démontrer ses résultats tangibles et de produire une concertation digne de ce nom sur l'acceptabilité des sacrifices nécessaires à leur obtention, ils se préparent des lendemains difficiles.
Référence : Morandi B et al (2014), How is success or failure in river restoration projects evaluated? Feedback from French restoration projects, Journal of Environmental Management, 137, 178-188.
En complément : on lira avec profit la thèse de Bertrand Morandi, La restauration des cours d’eau en France et à l’étranger : de la définition du concept à l’évaluation de l’action. Eléments de recherche applicables (2014). L'auteur montre notamment comment on est passé au cours des 40 dernières années d'une conception hydraulique et paysagère de la restauration à une conception écologique et morphologique.
A lire sur le même thème :
Recueil d'expériences de l'Onema: un bon aperçu du manque de rigueur en effacement des ouvrages hydrauliques
Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"
En France, 480 actions déclarées de restauration de rivière se sont déroulées entre 1985 et 2009. Le rythme s'est accru à partir de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Et plus encore après le classement de rivières à fin de continuité écologique. Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor (UMR 600 EVS, Université de lyon, ENS CNRS) et Nicolas Lamouroux (Irstea) ont entrepris de comprendre comment le succès ou l'échec de ces chantiers de restauration est évalué.
"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience", soulignent de prime abord ces chercheurs. Le cas n'est pas propre à la France, les études nord-américaines montrent que 10% seulement des projets incluent une analyse avant/après à partir de critères de référence. Il semble donc que l'ingénierie écologique a quelques difficultés à intégrer la nécessité de l'évaluation sur des résultats, et non des intentions.
Bertrand Morandi et ses collègues sont parvenus à identifier 104 projets ayant des données suffisantes d'accompagnement. Une fois éliminés ceux dont les porteurs n'ont pas voulu répondre ou ceux dont la documentation n'était pas exploitable, 44 projets (sur 44 rivières différentes) ont finalement été retenus. Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) indique les principaux motifs d'intervention, en tête desquels on trouve la perte d'habitats ou d'aires reproductives, l'homogénéisation des habitats, la rupture de continuité écologique, de la dégradation de flore (aquatique ou rivulaire), l'érosion ou déstabilisation de berge.
Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.
Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.
Sur la qualité du suivi, plus de 50% des projets ont une analyse avant-après. Parmi eux, la moitié n'a qu'une analyse dans l'année précédant le chantier. Les analyses sur la longue durée ne représentent que 3 à 18% des projets selon le type d'indicateurs choisi, donc une petite minorité.
S'il faut en croire les auto-évaluations des responsables des chantiers de restauration, les résultats sont bons dans 60% des cas, nuls dans 20% des cas et négatifs dans 15% des cas. Les chercheurs ont défini quatre classes de qualité pour le suivi des opérations de restauration, du suivi le plus simple (classe 1, peu de mesures sur peu de critères et une courte durée) au plus ambitieux (classe 4, suivi sur plus de 10 ans d'au moins quatre critères).
Leur conclusion est intéressante : "L'analyse par correspondance montre que meilleure est la qualité de la stratégie d'évaluation et plus ambiguës sont les conclusions. La classe 4 correspond le plus souvent à une simple description d'effets [ie pas de jugement sur statut bon ou mauvais], ou ne montre pas d'effets voire des effets négatifs. Inversement, les projets avec des stratégies pauvres d'évaluation (classe 1) ont généralement les conclusions les plus positives".
Ainsi, les gestionnaires sont d'autant plus satisfaits de leurs chantiers de restauration qu'ils se livrent à des analyses sommaires de leurs résultats. Quand l'analyse devient plus exigeante et plus longue, le succès est moins évident.
B. Morandi et ses collègues sont donc assez critiques sur les protocoles des 44 projets analysés : "Les conceptions des surveillances tendent à montrer une faiblesse temporelle, comme d'autres travaux l'ont souligné (…) L'analyse avant restauration est absente dans beaucoup de projets ou ne se tient que sur un délai très court. Le surveillance après restauration montre des problèmes similaires. Or, le temps est un facteur clé pour observer et comprendre la dynamique des populations aquatiques, en raison par exemple de la complexité des cycles de vie ou des processus de colonisation (…) La puissance statistique des détections de changements écologiques dans l'abondance des populations dépend fortement du nombre de suivis pré- et post-restauration". [nota : puissance statistique signifie ici capacité à discerner un changement qui survient de manière aléatoire d'un changement qui a une tendance significative ou que l'on peut attribuer à une cause avec un bon degré de confiance, par exemple moins de 5% de chance que le résultat soit dû au hasard].
L'autre faiblesse scientifique est d'ordre spatial et non temporel, le manque de sites appropriés de contrôle : "il est particulièrement difficile de distinguer l'impact d'une restauration des autres changements qui surviennent à l'échelle d'un tronçon ou d'un bassin", expliquent les chercheurs.
Allant un peu plus loin, les auteurs soulignent : "Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale."
Le manque de robustesse scientifique de la restauration de rivière est ainsi pointé : "L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures. La question des valeurs est donc essentielle pour la restauration comme clé pour identifier une dégradation de rivière et définir des objectifs de restauration (…) La légitimité des diverses valeurs à l'oeuvre dans la restauration est une question politique et philosophique davantage que scientifique".
Quelques commentaires
Dans cet article, Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor et Nicolas Lamouroux ont peut-être soulevé (sans le vouloir?) le couvercle de l'étrange marmite où se concocte la politique des rivières à la française. Les citoyens et les associations qui s'intéressent à la question sont de plus en plus nombreux à se demander quels objectifs sont réellement poursuivis et surtout atteints dans cette fameuse "restauration physique des rivières", qui a surgi d'un peu nulle part dans les années 2000, après 40 ans d'échec dans la lutte contre les pollutions chimiques. S'il faut en croire les chercheurs, la restauration de rivière ne se donne pas les moyens d'objectiver scientifiquement ses résultats dans la grande majorité de ses chantiers. Et plus elle le fait, plus modestes sont les bénéfices réellement obtenus pour les milieux.
L'argument de la subjectivité des évaluations en dernier ressort ouvre des questions assez cruciales. Il n'échappe à personne qu'un agent de l'Onema, un responsable de fédération de pêche ou un naturaliste passionné n'ont généralement pas la même vision de la rivière qu'un propriétaire de moulin, un gestionnaire d'étang ou un agriculteur. Et que la grande majorité des citoyens français n'a absolument aucun avis informé sur l'intérêt d'avoir un peu plus de truites ou de barbeaux ou de lamproies sur un tronçon de rivière, a fortiori de compter les larves de plécoptères selon la vélocité d'un écoulement. En revanche, tout le monde paie les taxes que l'Agence de l'eau redistribue en subvention et financement public (à hauteur de 2 milliards d'euros en restauration physique de rivière pour l'exercice 2013-2108). Cette dépense publique n'est pas tolérée pour des "évaluations subjectives" de la rivière par certaines de ses parties prenantes au détriment des autres, mais pour l'atteinte réelle d'objectifs ayant du sens et correspondant à un intérêt général.
De la même manière, si la restauration de rivière était un hobby privé, sur des ouvrages et berges privés de cours d'eau non domaniaux, sans aucun impact sur les tiers, il serait loisible à ses thuriféraires de développer toute la subjectivité qu'ils désirent, sans souci d'efficacité ni de légitimité de leur action. Mais la restauration de rivière, ce n'est pas cela aujourd'hui en France : ce sont des milliers de propriétaires de moulins et d'usines à eau contraints de s'endetter ou de voir disparaître leur bien, ce sont des dizaines de milliers de gestionnaires d'étangs et de forêts obligés d'adapter leur exploitation, ce sont des centaines de milliers de riverains de biefs ou cours d'eau menacés de voir disparaître les écoulements et paysages actuels, autant d'agriculteurs qui doivent gérer différemment leurs berges, leurs fossés, etc.
Les chercheurs parlent en conclusion d'une "dimension sociale" de la restauration avec nécessité d'intégrer les communautés locales. Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque : en France, on restaure depuis quelques années la rivière sous la double contrainte de la matraque réglementaire de la police de l'eau et de la matraque financière des Agences de l'eau, avec éventuellement quelques lobbies subventionnés pour produire un simulacre de consensus social. Combien de syndicats de rivière et maîtres d'ouvrage publics (exécutants majoritaires de ces travaux) ont organisé sur chaque projet local des débats ouverts à la population, avec une information détaillée sur les enjeux, avec des indicateurs chiffrés d'objectifs, avec de vraies alternatives incluant la non-intervention sur un site, avec une possibilité réelle pour les citoyens d'influer sur les décisions et d'orienter les dépenses ? Fort peu, ces syndicats sont réduits (et payés par les Agences) à faire pour l'essentiel la pédagogie généraliste de décisions déjà prises à un niveau plus élevé.
Pour tous ceux qui en subissent les effets directs indésirables, s'entendre dire que la restauration de rivière n'est pas capable d'objectiver scientifiquement ses résultats et qu'en dernier ressort, le bénéfice écologique est largement affaire de subjectivité des porteurs de projet, ce n'est pas vraiment tolérable. Et pour tout dire, ce n'est plus vraiment toléré. Si les promoteurs de cette politique ne sont pas capables de démontrer ses résultats tangibles et de produire une concertation digne de ce nom sur l'acceptabilité des sacrifices nécessaires à leur obtention, ils se préparent des lendemains difficiles.
Référence : Morandi B et al (2014), How is success or failure in river restoration projects evaluated? Feedback from French restoration projects, Journal of Environmental Management, 137, 178-188.
En complément : on lira avec profit la thèse de Bertrand Morandi, La restauration des cours d’eau en France et à l’étranger : de la définition du concept à l’évaluation de l’action. Eléments de recherche applicables (2014). L'auteur montre notamment comment on est passé au cours des 40 dernières années d'une conception hydraulique et paysagère de la restauration à une conception écologique et morphologique.
A lire sur le même thème :
Recueil d'expériences de l'Onema: un bon aperçu du manque de rigueur en effacement des ouvrages hydrauliques
Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"
09/03/2016
Cartographie des cours d'eau: où est la concertation?
Le Ministère de l'Ecologie comme le Conseil scientifique de l'Onema avaient insisté sur la nécessité d'une large concertation amont avec les parties prenantes et usagers de l'eau en vue de préparer la cartographie des cours d'eau. Les associations de moulins, riverains et protection du patrimoine hydraulique de Bourgogne attendent toujours d'y être conviées, alors que les premières cartes réputées "complètes" paraissent et que les biefs y sont souvent classés comme cours d'eau.
Les services sont invités à associer l’ensemble des parties prenantes à la mise au point et à la mise en œuvre de la démarche d’identification des cours d’eau. Il est en effet essentiel que la cartographie et, le cas échéant, la méthode d’identification des cours d’eau soient discutées en amont et in fine bien connues de l’ensemble des acteurs pour en faciliter l’appropriation et donc une bonne application.
Le conseil scientifique de l’Onema recommande (…) de développer une approche participative en associant les divers acteurs du territoire, et d’appuyer la démarche sur une approche consensuelle de la définition du cours d’eau, afin de limiter les erreurs
La cartographie des cours d'eau, lancée par Ségolène Royal au début 2015, a été dès le départ présentée comme un processus participatif fondé sur la concertation avec les différents usagers de l'eau.
Nous constatons que des éléments de cartographie sont déjà disponibles en Bourgogne Franche-Comté, avec des zones réputées "complètes" (illustration ci-dessus), alors que :
Le scandale démocratique continue donc de plus belle au bord des rivières. Administrations et gestionnaires de l'eau vont-ils finir par se réunir dans un bunker pour être absolument sûrs de ne pas être importunés par les demandes des citoyens engagés dans l'action associative? L'action publique atteint-elle de tels niveaux d'adhésion et de crédibilité dans ce pays que ses décideurs et exécutants peuvent se permettre d'ignorer les attentes des administrés? Le naufrage actuel de la continuité écologique dans la confusion, l'inertie ou le confit n'a-t-il pas suffi à démontrer que des réformes imposées deviennent des réformes rejetées?
Les services sont invités à associer l’ensemble des parties prenantes à la mise au point et à la mise en œuvre de la démarche d’identification des cours d’eau. Il est en effet essentiel que la cartographie et, le cas échéant, la méthode d’identification des cours d’eau soient discutées en amont et in fine bien connues de l’ensemble des acteurs pour en faciliter l’appropriation et donc une bonne application.
Instruction du Gouvernement du 3 juin 2015 relative à la cartographie et l’identification des cours d’eau et à leur entretien, NOR : DEVL1506776J
Le conseil scientifique de l’Onema recommande (…) de développer une approche participative en associant les divers acteurs du territoire, et d’appuyer la démarche sur une approche consensuelle de la définition du cours d’eau, afin de limiter les erreurs
Cartographie des cours d'eau. Avis du Conseil scientifique – Séance du 19 mars 2015
La cartographie des cours d'eau, lancée par Ségolène Royal au début 2015, a été dès le départ présentée comme un processus participatif fondé sur la concertation avec les différents usagers de l'eau.
Nous constatons que des éléments de cartographie sont déjà disponibles en Bourgogne Franche-Comté, avec des zones réputées "complètes" (illustration ci-dessus), alors que :
- à notre connaissance, aucune association de moulins, de riverains, de défense du patrimoine hydraulique n'a été consultée à l'amont de cette cartographie pour donner son avis sur la question des biefs et canaux ;
- aucun propriétaire d'ouvrage hydraulique adhérent de ces associations n'a reçu à ce jour de questionnaire dans le cadre d'une enquête individuelle ;
- la cartographie montre que nombre de biefs, sous-biefs, canaux de décharge de déversoirs ou canaux de vidange des biefs des moulins ont été classés comme "cours d'eau" malgré leur origine indiscutablement artificielle (contrevenant au point 1 de la jurisprudence définissant un cours d'eau, "origine naturelle" de l'écoulement).
Le scandale démocratique continue donc de plus belle au bord des rivières. Administrations et gestionnaires de l'eau vont-ils finir par se réunir dans un bunker pour être absolument sûrs de ne pas être importunés par les demandes des citoyens engagés dans l'action associative? L'action publique atteint-elle de tels niveaux d'adhésion et de crédibilité dans ce pays que ses décideurs et exécutants peuvent se permettre d'ignorer les attentes des administrés? Le naufrage actuel de la continuité écologique dans la confusion, l'inertie ou le confit n'a-t-il pas suffi à démontrer que des réformes imposées deviennent des réformes rejetées?
07/03/2016
Pas d'effet piscicole à long terme d'une restauration morphologique sur la Günz (Pander et Geist 2016)
Une recherche allemande sur le suivi d'une rivière fortement modifiée par l'homme (Günz, en Bavière) montre que les populations de poissons rhéophiles n'ont tiré aucun bénéfice à long terme des mesures de restauration morphologique et dynamique des habitats en berges. Ce travail rappelle le caractère largement expérimental et les résultats non garantis de l'ingénierie écologique appliquée aux milieux aquatiques. Ce qui est tout à fait normal dans le développement de la connaissance scientifique ne l'est plus quand des politiques publiques engagent des dépenses massives pour modifier des rivières sur la base de présupposés assez fragiles et sans campagne systématique de suivi des effets obtenus.
Plus de 37% des rivières allemandes ont été classée comme "masses d'eau fortement modifiées" : ce critère prévu par la DCE 2000 permet de prendre en compte la réalité de certains cours d'eau ayant des influences anthropiques anciennes et nombreuses, altérant de manière conséquente les peuplements et les écoulements. Ce critère induit notamment des exigences écologiques et chimiques moins strictes.
Joachim Pander et Juergen Geist, chercheurs à l'Université technique de Münich, ont analysé une de ces masses d'eau, la Günz. Ce cours d'eau bavarois de 55 km (bassin versant de 710 km2) est un affluent en rive droite du Danube. Il est aménagé depuis le XVIIIe siècle, avec au total 102 seuils et 5 barrages-réservoirs. L'aire étudiée a fait l'objet d'une restauration morphologique en 2006, avec un premier contrôle en 2008. Le deuxième contrôle de 2013 vise à analyser l'évolution du peuplement piscicole et des conditions physico-chimiques après 5 ans.
La restauration a ici consisté en un renforcement de berge et aménagement de micro-habitats avec quatre types de modèle (arbustes, arbrisseaux, herbacés, fascine de bois mort, cf illustration ci-dessus). Les débits lors des analyses (mars et juillet) étaient compris entre 5.0 et 8.5 m3/s. Des conditions similaires pour la pêche de contrôle ont été recherchées entre chaque campagne. Pour les poissons, les chercheurs ont analysé la richesse spécifique, la biomasse, la diversité alpha, la proportion d'espèces rhéophiles, limnophiles et indifférentes.
En 2008, 20 espèces de 7 familles de poissons ont été relevées ; en 2013, 21 espèces de 8 familles. Les cyprinidés dominaient les deux campagnes avec 14 espèces. Seules 5 espèces typiquement rhéophiles (barbeau, hotu, loche franche, chabot commun et goujon) ont été relevées dans chacune des campagnes. En 2013, le nombre d'individus était de 1674, soit une division par rapport à 2008 d'un facteur 2,3. La biomasse totale a également diminuée d'un facteur 1,5.
Les chercheurs observent : "contrairement à notre hypothèse, les données à long terme sur l'efficacité et la fonctionnalité de quatre mesures différentes de restauration de berge de la rivière très modifiée Günz étaient moins prononcées que prévu, et encore moins prononcées que la réponse à court terme. En général, aucune amélioration substantielle des communautés piscicoles dans l'aire étudiée n'était détectable, indiquant qu'aucune des mesures de restauration n'a été capable d'améliorer substantiellement la biomasse, la diversité, le nombre d'individus ou les classes distinctes de poissons sur le long terme".
Les chercheurs en déduisent que les rivières déjà fortement modifiées par l'homme ne sont pas forcément des cibles prioritaires de la restauration morphologique, laquelle demande un potentiel écologique préservé. Une restauration isolée n'aura pas d'effet si elle n'est pas accompagnée de mesures plus larges et coordonnées sur ces bassins très modifiées – mesures dont la faisabilité est donc à estimer vu leur ampleur.
Quelques commentaires
Les auteurs soulignent à juste titre que la restauration écologique doit avoir une approche "fondée sur la preuve", avec un management adaptatif (et non une application mécanique de règles génériques à toutes les situations). Les cas d'échec sont loin d'être isolés, ils forment même un topique récurent des discussions scientifiques en restauration de rivière (voir cette synthèse). L'écologie des milieux aquatiques reste une science jeune et ses applications en ingénierie à visée restaurative sont plus expérimentales que routinières.
Il n'y a pas de mal à cela, puisque toute connaissance progresse ainsi. Le problème réside plutôt dans la manière dont la restauration physique des cours d'eau est mise en oeuvre à travers les politiques nationales. En France, environ le quart des budgets des Agences de l'eau dans leur présent exercice quinquennal a été dédié à ce poste : on est donc dans une dépense publique considérable, dont on voit les effets à travers les financements nombreux des syndicats sur ce compartiment morphologique des cours d'eau. Il semble qu'on a voulu passer en France de la théorie à la mise en oeuvre massive en oubliant l'étape intermédiaire des expérimentations à petite échelle avec suivi scientifique. Les retours d'expérience en hydromorphologie de l'Onema témoignent de la sous-information des pratiques : les protocoles de suivi ne sont presque jamais scientifiques, et aucun n'étudie sur une longue période la réponse des milieux.
Arrêtons les frais et revenons plutôt à une phase expérimentale, avec beaucoup moins de chantiers de restauration aux effets incertains, mais beaucoup plus de recherche appliquée sur des projets ciblés, pour en déduire des avancées dans les connaissances et les pratiques.
Référence : Pander J, J Geist (2016), Can fish habitat restoration for rheophilic species in highly modified rivers be sustainable in the long run?, Ecological Engineering, 88, 28–38
Plus de 37% des rivières allemandes ont été classée comme "masses d'eau fortement modifiées" : ce critère prévu par la DCE 2000 permet de prendre en compte la réalité de certains cours d'eau ayant des influences anthropiques anciennes et nombreuses, altérant de manière conséquente les peuplements et les écoulements. Ce critère induit notamment des exigences écologiques et chimiques moins strictes.
Joachim Pander et Juergen Geist, chercheurs à l'Université technique de Münich, ont analysé une de ces masses d'eau, la Günz. Ce cours d'eau bavarois de 55 km (bassin versant de 710 km2) est un affluent en rive droite du Danube. Il est aménagé depuis le XVIIIe siècle, avec au total 102 seuils et 5 barrages-réservoirs. L'aire étudiée a fait l'objet d'une restauration morphologique en 2006, avec un premier contrôle en 2008. Le deuxième contrôle de 2013 vise à analyser l'évolution du peuplement piscicole et des conditions physico-chimiques après 5 ans.
Illustration extraite de Pander et Geist 2016, art. cit., droit de courte citation. Localisation géographique de la rivière étudiée et types d'aménagement de berge concernés.
En 2008, 20 espèces de 7 familles de poissons ont été relevées ; en 2013, 21 espèces de 8 familles. Les cyprinidés dominaient les deux campagnes avec 14 espèces. Seules 5 espèces typiquement rhéophiles (barbeau, hotu, loche franche, chabot commun et goujon) ont été relevées dans chacune des campagnes. En 2013, le nombre d'individus était de 1674, soit une division par rapport à 2008 d'un facteur 2,3. La biomasse totale a également diminuée d'un facteur 1,5.
Les chercheurs observent : "contrairement à notre hypothèse, les données à long terme sur l'efficacité et la fonctionnalité de quatre mesures différentes de restauration de berge de la rivière très modifiée Günz étaient moins prononcées que prévu, et encore moins prononcées que la réponse à court terme. En général, aucune amélioration substantielle des communautés piscicoles dans l'aire étudiée n'était détectable, indiquant qu'aucune des mesures de restauration n'a été capable d'améliorer substantiellement la biomasse, la diversité, le nombre d'individus ou les classes distinctes de poissons sur le long terme".
Les chercheurs en déduisent que les rivières déjà fortement modifiées par l'homme ne sont pas forcément des cibles prioritaires de la restauration morphologique, laquelle demande un potentiel écologique préservé. Une restauration isolée n'aura pas d'effet si elle n'est pas accompagnée de mesures plus larges et coordonnées sur ces bassins très modifiées – mesures dont la faisabilité est donc à estimer vu leur ampleur.
Quelques commentaires
Les auteurs soulignent à juste titre que la restauration écologique doit avoir une approche "fondée sur la preuve", avec un management adaptatif (et non une application mécanique de règles génériques à toutes les situations). Les cas d'échec sont loin d'être isolés, ils forment même un topique récurent des discussions scientifiques en restauration de rivière (voir cette synthèse). L'écologie des milieux aquatiques reste une science jeune et ses applications en ingénierie à visée restaurative sont plus expérimentales que routinières.
Il n'y a pas de mal à cela, puisque toute connaissance progresse ainsi. Le problème réside plutôt dans la manière dont la restauration physique des cours d'eau est mise en oeuvre à travers les politiques nationales. En France, environ le quart des budgets des Agences de l'eau dans leur présent exercice quinquennal a été dédié à ce poste : on est donc dans une dépense publique considérable, dont on voit les effets à travers les financements nombreux des syndicats sur ce compartiment morphologique des cours d'eau. Il semble qu'on a voulu passer en France de la théorie à la mise en oeuvre massive en oubliant l'étape intermédiaire des expérimentations à petite échelle avec suivi scientifique. Les retours d'expérience en hydromorphologie de l'Onema témoignent de la sous-information des pratiques : les protocoles de suivi ne sont presque jamais scientifiques, et aucun n'étudie sur une longue période la réponse des milieux.
Arrêtons les frais et revenons plutôt à une phase expérimentale, avec beaucoup moins de chantiers de restauration aux effets incertains, mais beaucoup plus de recherche appliquée sur des projets ciblés, pour en déduire des avancées dans les connaissances et les pratiques.
Référence : Pander J, J Geist (2016), Can fish habitat restoration for rheophilic species in highly modified rivers be sustainable in the long run?, Ecological Engineering, 88, 28–38
04/03/2016
Idée reçue #13: "Les moulins n'ont plus d'usage, on peut donc détruire leurs ouvrages (seuils et biefs)"
L'idée que les moulins n'ont "plus d'usage" est un dada de la Direction de l'eau et de le biodiversité du Ministère de l'Ecologie depuis le début des réformes de continuité écologique. Sans surprise, ce slogan est souvent répété par les Agences de l'eau, l'Onema, les DDT-M, une bonne partie des syndicats de rivières et fédérations de pêche. (Le point commun de tous ceux qui le répètent est au demeurant qu'ils dépendent à un degré ou un autre des financements décidés par le Ministère, s'ils n'en sont pas les employés ; cela aide évidemment à asseoir une doctrine quand on détient les cordons de la bourse.) Nous montrons ici que cet argument ne tient pas : la disparition d'un usage n'est pas en soi un motif de destruction d'un bien ; les moulins ont toutes sortes d'usages, parfois différents de leur vocation originelle ; et l'absence d'un usage aujourd'hui ne signifie pas son absence demain, particulièrement lorsque nous sommes appelés à mobiliser toutes nos ressources locales et renouvelables en vue d'une transition bas-carbone ainsi qu'à valoriser tous les atouts de nos territoires.
Il est tout à fait exact que, sur les (environ) 100.000 moulins en activité qui existaient en France aux XVIIIe et XIXe siècles, la plupart ont perdu au cours du XXe siècle leur fonction ancienne de production. Ce simple fait n'est pas suffisant pour décider qu'il y a matière à dépenser de l'argent public pour détruire les ouvrages en question. Les puits, les fontaines, les lavoirs, les béalières et tout une partie du petit patrimoine hydraulique ont aussi perdu leur usage historique. Il n'empêche qu'on les trouve charmants et que nul n'a envie de les effacer de notre paysage.
Argumenter que l'on peut ou doit détruire ce qui est "sans usage", c'est donc d'abord céder à une vue étroite, court-termiste et utilitariste qui inspire trop souvent les politiques publiques. Combien de massacres de patrimoines naturels et culturels a-t-on commis au nom d'une soi-disant modernité devant effacer toute trace du passé, s'engager dans la dernière lubie à la mode ou soutenir une sacro-sainte "croissance économique" méritant tous les sacrifices ? L'amnésie historique et l'indifférence culturelle de nombreux agents en rivière est une chose que l'on observe couramment, probablement en raison d'une formation pas assez multidisciplinaire, et qui n'est pas sans poser problème : une rivière est toujours un fait historique et social autant que naturel, ne pas être capable de percevoir ces différentes dimensions et d'avoir un minimum d'empathie à leur égard ne prédispose pas à une vision équilibrée de sa gestion. Et ce n'est pas parce qu'une petite quoique bruyante minorité de citoyens ne jurent que par des rivières soi-disant "sauvages" qu'il faut céder à la sauvagerie d'une pulsion destructrice de notre héritage commun sur ces rivières.
Si l'on en vient au plan juridique, le droit d'eau fondé en titre (les trois-quarts des moulins) n'est pas attaché en France à l'usage effectif des ouvrages hydrauliques. Il est assimilé à un droit réel immobilier : l'existence (et non l'usage) des ouvrages hydrauliques crée une hauteur de chute et un détournement de débit qui définissent la consistance du droit d'eau. Que cette puissance hydraulique soit exploitée ou non ne fait pas partie des conditions légales, réglementaires et jurisprudentielles nécessaires à l'existence d'un droit d'eau. Les pouvoirs publics le savent très bien : aussi ont-ils conseillé un temps à leurs exécutants de racheter les droits d'eau (donc concrètement, racheter les ouvrages eux-mêmes créateurs de ce droit) afin de les détruire plus facilement ensuite. Du point de vue du maître d'ouvrage, premier concerné tout de même dans cette affaire, on peut donc dire que le premier usage des ouvrages hydrauliques est de créer ce fameux droit d'eau, qui fait partie intégrante de la valeur foncière du bien et de ses possibilités d'aménagements futurs. Un moulin sans ouvrage et sans droit d'eau devient généralement une simple maison en zone inondable : autant dire qu'il perd l'essentiel de son intérêt comme moulin. C'est donc une part essentielle de la valeur historique et économique du moulin qui réside dans ses ouvrages hydrauliques.
Au-delà de ces considérations, les moulins ont de multiples "usages" dont la réalité est niée ou négligée par les zélotes s'étant donné le projet aberrant d'en effacer un maximum.
Il y a d'abord des usages évidents : les moulins qui produisent encore de l'électricité, de l'huile, de la farine, etc. La production d'énergie domine ici. Leur nombre exact n'est pas connu car, sur des faibles puissances hydroélectriques, il n'est pas intéressant d'injecter sur le réseau et il vaut mieux consommer sa propre énergie. Dans ce cas, ils n'apparaissent pas dans des comptabilités publiques. Cet usage énergétique conserve aujourd'hui une forte capacité d'expansion: on estime couramment qu'au moins 80% des moulins ne produisent plus d'électricité. Ségolène Royal a appelé à plusieurs reprises à retrouver cette vocation première pour participer à la mobilisation de toutes les ressources locales et renouvelables dans le cadre de la transition énergétique. De ce point de vue, nous avons une Ministre tournée vers l'avenir, qui contredit formellement les orientations de son administration (Direction de l'eau et de la biodiversité, Agences de l'eau) plus favorable à l'écologie punitive, et même en l'occurrence destructive.
Outre l'énergie, qui vient naturellement à l'esprit, il existe aussi des usages dérivés, d'ordre touristique : les moulins deviennent des chambres d'hôtes, gites ruraux, restaurants voire hôtels appréciés pour leur cadre. Ce cadre dépend généralement de l'existence du bief en eau et de la chute au niveau du seuil, ce qui crée l'identité de moulin et attire les amoureux de ces ambiances.
Mais il y a aussi des usages directs ou indirects auxquels on pense moins, que ce soit des usages sociaux ou environnementaux. Par exemple :
Enfin, il est exact que des moulins, en particulier s'ils ne sont pas du tout gérés, peuvent avoir des impacts négatifs sur les milieux aquatiques. Pas toujours, puisque nombre de rivières classées en liste 1 ou considérées comme en état écologique "bon" ou "très bon" ont des ouvrages sur leurs cours. La réalité de ces impacts est donc très variable : elle ne peut réellement s'apprécier que par une étude de l'ensemble de la masse d'eau, et non simplement des micro-habitats de telle ou telle retenue, couplée à une analyse des autres impacts du bassin versant. Une fois admis que la retenue du moulin est un milieu artificiel possédant ses propres caractéristiques physiques et formant son propre biotope, le seul enjeu écologique est de savoir si la rivière en souffre réellement et globalement dans sa biodiversité. Si c'est le cas, des mesures correctives peuvent y remédier. Si ce n'est pas le cas, il n'est nul besoin d'intervenir sur ce compartiment. Ni de gloser sur des "absences d'usage" pour essayer en vain de légitimer des politiques autoritaires.
Résumons pour conclure : une approche utilitariste et court-termiste, mise en avant par la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, considère que les moulins sont "sans usage" sous prétexte que la plupart d'entre eux n'ont plus une activité commerciale ou industrielle liée à une exploitation énergétique de l'eau. Cette expression n'a guère de sens. Les moulins ont toutes sortes d'usages directs ou indirects, à commencer par ceux que leur donnent les propriétaires de leurs droits d'eau. Un certain nombre d'entre eux continuent de produire, et si la France est cohérente avec son programme de transition énergétique, elle doit encourager l'expansion de cet usage. Comme éléments du patrimoine historique et culturel de la nation, ils témoignent de l'évolution des vallées et des cours d'eau depuis le Moyen Âge. Comme ouvrages hydrauliques présents pour la plupart depuis des siècles, ils organisent et régulent de fait les écoulements dont dépendent des bâtis ou des activités à leur amont comme à leur aval. Comme figures familières de toutes les rivières, ils sont inscrits dans le paysage de chaque territoire, et dans l'imaginaire de chaque Français. Il faut une grande sécheresse d'esprit pour balayer ces réalités au nom d'une "absence d'usage". Enfin, quand bien même un bâtiment serait sans usage, il ne vient pas à l'idée que ce soit un motif suffisant pour dépenser de l'argent public à le détruire. Cette destruction ne peut être décidée que pour un motif grave relatif à la sécurité ou à l'environnement : l'impact faible des moulins sur les milieux aquatiques n'entre généralement pas dans cette catégorie.
Illustrations : ouvrage aux sources de la Douix, dérivant un bief vers le village de Darcey (21). Une absence d'usage économique ne signifie pas une absence d'intérêt pour les riverains. Visite d'un site producteur (autoconsommation) lors d'une journée des moulins, à Genay (21). Les moulins participent à l'animation des territoire ruraux.
Il est tout à fait exact que, sur les (environ) 100.000 moulins en activité qui existaient en France aux XVIIIe et XIXe siècles, la plupart ont perdu au cours du XXe siècle leur fonction ancienne de production. Ce simple fait n'est pas suffisant pour décider qu'il y a matière à dépenser de l'argent public pour détruire les ouvrages en question. Les puits, les fontaines, les lavoirs, les béalières et tout une partie du petit patrimoine hydraulique ont aussi perdu leur usage historique. Il n'empêche qu'on les trouve charmants et que nul n'a envie de les effacer de notre paysage.
Argumenter que l'on peut ou doit détruire ce qui est "sans usage", c'est donc d'abord céder à une vue étroite, court-termiste et utilitariste qui inspire trop souvent les politiques publiques. Combien de massacres de patrimoines naturels et culturels a-t-on commis au nom d'une soi-disant modernité devant effacer toute trace du passé, s'engager dans la dernière lubie à la mode ou soutenir une sacro-sainte "croissance économique" méritant tous les sacrifices ? L'amnésie historique et l'indifférence culturelle de nombreux agents en rivière est une chose que l'on observe couramment, probablement en raison d'une formation pas assez multidisciplinaire, et qui n'est pas sans poser problème : une rivière est toujours un fait historique et social autant que naturel, ne pas être capable de percevoir ces différentes dimensions et d'avoir un minimum d'empathie à leur égard ne prédispose pas à une vision équilibrée de sa gestion. Et ce n'est pas parce qu'une petite quoique bruyante minorité de citoyens ne jurent que par des rivières soi-disant "sauvages" qu'il faut céder à la sauvagerie d'une pulsion destructrice de notre héritage commun sur ces rivières.
Si l'on en vient au plan juridique, le droit d'eau fondé en titre (les trois-quarts des moulins) n'est pas attaché en France à l'usage effectif des ouvrages hydrauliques. Il est assimilé à un droit réel immobilier : l'existence (et non l'usage) des ouvrages hydrauliques crée une hauteur de chute et un détournement de débit qui définissent la consistance du droit d'eau. Que cette puissance hydraulique soit exploitée ou non ne fait pas partie des conditions légales, réglementaires et jurisprudentielles nécessaires à l'existence d'un droit d'eau. Les pouvoirs publics le savent très bien : aussi ont-ils conseillé un temps à leurs exécutants de racheter les droits d'eau (donc concrètement, racheter les ouvrages eux-mêmes créateurs de ce droit) afin de les détruire plus facilement ensuite. Du point de vue du maître d'ouvrage, premier concerné tout de même dans cette affaire, on peut donc dire que le premier usage des ouvrages hydrauliques est de créer ce fameux droit d'eau, qui fait partie intégrante de la valeur foncière du bien et de ses possibilités d'aménagements futurs. Un moulin sans ouvrage et sans droit d'eau devient généralement une simple maison en zone inondable : autant dire qu'il perd l'essentiel de son intérêt comme moulin. C'est donc une part essentielle de la valeur historique et économique du moulin qui réside dans ses ouvrages hydrauliques.
Au-delà de ces considérations, les moulins ont de multiples "usages" dont la réalité est niée ou négligée par les zélotes s'étant donné le projet aberrant d'en effacer un maximum.
Il y a d'abord des usages évidents : les moulins qui produisent encore de l'électricité, de l'huile, de la farine, etc. La production d'énergie domine ici. Leur nombre exact n'est pas connu car, sur des faibles puissances hydroélectriques, il n'est pas intéressant d'injecter sur le réseau et il vaut mieux consommer sa propre énergie. Dans ce cas, ils n'apparaissent pas dans des comptabilités publiques. Cet usage énergétique conserve aujourd'hui une forte capacité d'expansion: on estime couramment qu'au moins 80% des moulins ne produisent plus d'électricité. Ségolène Royal a appelé à plusieurs reprises à retrouver cette vocation première pour participer à la mobilisation de toutes les ressources locales et renouvelables dans le cadre de la transition énergétique. De ce point de vue, nous avons une Ministre tournée vers l'avenir, qui contredit formellement les orientations de son administration (Direction de l'eau et de la biodiversité, Agences de l'eau) plus favorable à l'écologie punitive, et même en l'occurrence destructive.
Outre l'énergie, qui vient naturellement à l'esprit, il existe aussi des usages dérivés, d'ordre touristique : les moulins deviennent des chambres d'hôtes, gites ruraux, restaurants voire hôtels appréciés pour leur cadre. Ce cadre dépend généralement de l'existence du bief en eau et de la chute au niveau du seuil, ce qui crée l'identité de moulin et attire les amoureux de ces ambiances.
Mais il y a aussi des usages directs ou indirects auxquels on pense moins, que ce soit des usages sociaux ou environnementaux. Par exemple :
- réserve incendie (nous avons des cas où le maire et l'Onema se sont opposés à ce sujet à l'étiage) ;
- réserve d'eau et zone refuge aux étiages (on peut observer empiriquement la mortalité piscicole quand on vide de force un bief, exemple ici ou ici) ;
- soutien de nappe (souvent exploité par les parcelles agricoles amont) ;
- régulation des niveaux d'eau par rapport au bâti installé amont / aval (ouvrages d'art, habitations, etc.) ;
- soutien des berges (sans lequel l'activité érosive reprend, ce qui est peut-être bon pour le transport sédimentaire mais fait rarement le bonheur des propriétaires de parcelles riveraines concernées) ;
- ralentissement ou diversion de crues (quand un ouvrage produit à son aval plusieurs bras de répartition dans la traversée d'une commune, quand l'élévation d'eau favorise le champ d'expansion latérale en lit majeur ou quand la cinétique de crue est ralentie, voir ce dossier) ;
- auto-épuration des pollutions (nitrates en particulier, mais aussi divers dépôts sédimentaires des retenues qui ne se diffusent pas dans les milieux) ;
- frein aux pollutions aiguës (contre lesquelles il faut mettre justement des barrages mobiles quand on a le temps de le faire) ;
- oxygénation aval (zone refuge dans les périodes hypoxiques des rivières très eutrophes, même si le bilan oxygène global de la retenue est nul) ;
- agrément de nombreux villages jouissant de plans d'eau même en été ou traversés par des réseaux de biefs et canaux ;
- diversité des paysages de vallée, avec alternance d'écoulements naturels et artificiels, de nature à satisfaire des activités plus diversifiées qu'un seul profil d'écoulement ;
- animation et tourisme culturels (lors des journées du patrimoine, des moulins, de l'énergie, des visites découvertes en été, des transformations en musée, etc.) ;
- zone de baignade naturelle quand la retenue est assez profonde ;
- intérêt halieutique (certains pêcheurs le nient, car ils n'aiment qu'une seule sorte de pêche salmonicole en eaux vives, mais on voit toujours beaucoup d'amoureux de la ligne et de la "pêche au blanc" ou à certains carnassiers non loin des seuils et barrages, quand ce ne sont pas des AAPPMA qui gèrent des étangs, lacs et retenues créés par des ouvrages artificiels).
Enfin, il est exact que des moulins, en particulier s'ils ne sont pas du tout gérés, peuvent avoir des impacts négatifs sur les milieux aquatiques. Pas toujours, puisque nombre de rivières classées en liste 1 ou considérées comme en état écologique "bon" ou "très bon" ont des ouvrages sur leurs cours. La réalité de ces impacts est donc très variable : elle ne peut réellement s'apprécier que par une étude de l'ensemble de la masse d'eau, et non simplement des micro-habitats de telle ou telle retenue, couplée à une analyse des autres impacts du bassin versant. Une fois admis que la retenue du moulin est un milieu artificiel possédant ses propres caractéristiques physiques et formant son propre biotope, le seul enjeu écologique est de savoir si la rivière en souffre réellement et globalement dans sa biodiversité. Si c'est le cas, des mesures correctives peuvent y remédier. Si ce n'est pas le cas, il n'est nul besoin d'intervenir sur ce compartiment. Ni de gloser sur des "absences d'usage" pour essayer en vain de légitimer des politiques autoritaires.
Résumons pour conclure : une approche utilitariste et court-termiste, mise en avant par la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, considère que les moulins sont "sans usage" sous prétexte que la plupart d'entre eux n'ont plus une activité commerciale ou industrielle liée à une exploitation énergétique de l'eau. Cette expression n'a guère de sens. Les moulins ont toutes sortes d'usages directs ou indirects, à commencer par ceux que leur donnent les propriétaires de leurs droits d'eau. Un certain nombre d'entre eux continuent de produire, et si la France est cohérente avec son programme de transition énergétique, elle doit encourager l'expansion de cet usage. Comme éléments du patrimoine historique et culturel de la nation, ils témoignent de l'évolution des vallées et des cours d'eau depuis le Moyen Âge. Comme ouvrages hydrauliques présents pour la plupart depuis des siècles, ils organisent et régulent de fait les écoulements dont dépendent des bâtis ou des activités à leur amont comme à leur aval. Comme figures familières de toutes les rivières, ils sont inscrits dans le paysage de chaque territoire, et dans l'imaginaire de chaque Français. Il faut une grande sécheresse d'esprit pour balayer ces réalités au nom d'une "absence d'usage". Enfin, quand bien même un bâtiment serait sans usage, il ne vient pas à l'idée que ce soit un motif suffisant pour dépenser de l'argent public à le détruire. Cette destruction ne peut être décidée que pour un motif grave relatif à la sécurité ou à l'environnement : l'impact faible des moulins sur les milieux aquatiques n'entre généralement pas dans cette catégorie.
Illustrations : ouvrage aux sources de la Douix, dérivant un bief vers le village de Darcey (21). Une absence d'usage économique ne signifie pas une absence d'intérêt pour les riverains. Visite d'un site producteur (autoconsommation) lors d'une journée des moulins, à Genay (21). Les moulins participent à l'animation des territoire ruraux.
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